Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les relations franco-néerlandaises et les conceptions relatives à la poursuite de la construction européenne communes aux deux Etats, Paris le 4 juin 1998.

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Circonstance : Deuxième rencontre entre l'institut français des relations internationales (IFRI) et l'institut néerlandais "Clingendael", à Paris, le 4 juin 1998

Texte intégral

L'Europe face à la mondialisation
Il y a un an, l'Institut français des Relations internationales et l'Institut Clingendael ont décidé d'établir un dialogue régulier entre la France et les Pays-Bas sur les questions européennes. Ce dialogue a pour particularité d'associer des hommes politiques, des chefs d'entreprise, des responsables économiques et syndicaux, des chercheurs, des journalistes et des fonctionnaires. Cette initiative, dont je tiens à remercier les présidents des deux Instituts, M. Alfred van Staden et M. de Montbrial, était particulièrement bienvenue.
C'est en effet une évidence qu'il faut renforcer le dialogue entre la France et les Pays-Bas. De part et d'autre, l'évocation complaisante des différends du passé, la polarisation excessive sur des sujets de friction tels que les essais nucléaires, les problèmes de nomination dans les institutions internationales, ont brouillé la perception que les deux pays ont l'un de l'autre. Elles les empêchent, encore aujourd'hui, de mesurer ce qu'ils ont réellement en commun.
Cela tient en peu de mots : la France et les Pays-Bas sont l'un à l'autre des partenaires indispensables dans la construction de l'Europe. Membres fondateurs de l'Union européenne, ils figurent parmi les pays où le processus d'intégration européenne, la mise en place de la monnaie unique, l'idée d'une politique de sécurité européenne demeurent des objectifs largement majoritaires dans les opinions publiques.
L'une et l'autre savent qu'il n'y a, dans le monde global qui se met en place, pas d'alternative au développement de l'Union européenne pour la défense de leurs intérêts, de leur solidarité sociale, de leur influence dans le monde. Ce choix, celui de canaliser leurs ambitions internationales dans l'Europe, les deux pays l'ont fait sans esprit de retour parce qu'ils savent qu'ils n'ont pas d'alternative.
Dans cette adhésion à l'idée européenne, la France et les Pays-Bas viennent d'horizons opposés. Dans les années 60, l'Europe des Nations, prônée par le général de Gaulle, et la vision, incarnée par M. Luns, d'une Europe intégrée supranationale constituaient les deux points de référence du débat européen. Depuis, les deux pays ont convergé. La France a consenti, à l'occasion de la mise en place du marché unique, à de nouveaux transferts de compétences, à l'idée que l'exercice efficace de celles-ci exigeait une extension du vote majoritaire et une Commission efficace et respectée. Elle a, à Maastricht et à Amsterdam, continué dans cette voie et accepté l'extension de cette logique à des domaines-clés de la souveraineté tels que la monnaie ou les affaires intérieures.
Du côté néerlandais, l'adhésion sans réserve à l'idéal fédéral européen, d'autant plus proclamé que l'opposition de la France évitait d'avoir à en supporter les conséquences, a fait place à une approche plus pragmatique de la construction européenne.
On admet aujourd'hui aux Pays-Bas qu'une politique étrangère et de sécurité commune suppose une capacité d'impulsion que tous les pays membres ne peuvent pas assumer également ; que l'extension des compétences communautaires dans le troisième pilier doit respecter certains choix nationaux fondamentaux, notamment en matière de politique pénale ; que la maîtrise des dépenses communautaires et la subsidiarité imposent des limites à l'extension des compétences de l'Union européenne.
Cela ne veut pas dire que la France se réjouisse de voir ce pragmatisme parfois teinté aux Pays-Bas d'une certaine forme d'euroscepticisme : certains dirigeants néerlandais ont cherché à mettre en avant le thème de la contribution excessive des Pays-Bas au budget communautaire ; mais au total cet argument n'a tenu que peu de place dans la campagne électorale récente, et le consensus européen reste solide chez nos amis néerlandais.
La France et les Pays-Bas incarnent des visions historiquement différentes de la construction européenne ; venant de points de départ opposés, ils apportent au débat européen des sensibilités propres ; mais ce sont ces différences qui font la richesse du dialogue franco-néerlandais sur les affaires européennes.
Au-delà de cette considération générale, il y a, entre nos deux pays, des convergences d'intérêts solides dans des secteurs majeurs de l'activité communautaire.
Principaux exportateurs agricoles de l'Union, la France et les Pays-Bas souhaitent une politique agricole qui maintienne la vocation exportatrice de l'Union. Attachés à l'idée de mécanismes multilatéraux de régulation des échanges et à l'Organisation mondiale du Commerce, ils ont des conceptions proches sur la politique commerciale de l'Union. Ils sont tous deux favorables à l'élargissement de l'Union européenne, mais estiment nécessaire un renforcement préalable de ses institutions.
Enfin, et c'est peut-être l'essentiel, la France et les Pays-Bas, même quand ils ont des positions de départ différentes, participent de cet esprit communautaire, qui leur fait comprendre qu'il ne faut pas pousser trop loin les arguments nationaux, et qu'à un certain point, le souci du compromis et la cohésion de l'Union doivent l'emporter.
Enfin, je ne serais pas complet si je ne mentionnais le fait que les Pays-Bas, comme la France, ont une forte propension à s'engager à l'extérieur lorsque les intérêts européens le réclament, et ce n'est pas tout à fait par hasard si les deux pays étaient présents dans la force de réaction rapide qui a marqué le tournant de l'intervention internationale en Bosnie-Herzégovine.
Le thème général de ce séminaire est "l'Europe et la mondialisation". Les Pays-Bas sont au coeur de cette problématique, dont ils ont été les précurseurs : pendant la guerre de Hollande, l'envoyé de Louis XIV rendant compte au roi de Siam des succès français s'entendit répondre : "Si cela est vrai, comment se fait-il que se trouvent dans mes ports vingt bateaux hollandais et seulement deux français ?"
Cette image évocatrice d'une France continentale contrastant avec une Hollande maritime et marchande tournée vers le large, est dépassée. La France investit aujourd'hui davantage à l'étranger que les Pays-Bas, autrefois premiers exportateurs européens de capitaux. Les Pays-Bas, à travers ce qu'ils ont appelé la continentalisation de leur politique étrangère, ont affirmé, de leur côté, la nécessité de resserrer leurs liens avec l'Allemagne et la France.
Mais il reste que les Pays-Bas, par leur situation au carrefour de l'Europe, par leur ouverture traditionnelle au monde apportent aux réflexions sur les conséquences de la mondialisation une vision particulière dont nous devons tirer profit. L'arrangement de Wassenaer a montré comment, plus tôt que les autres, ils ont su trouver une réponse originale à cette quadrature du cercle qu'est, pour l'Europe, le maintien des solidarités sociales, l'amélioration de la compétitivité, et un niveau élevé de dialogue entre partenaires sociaux.
Le point de départ de la réflexion sur l'Europe et la mondialisation me paraît être le suivant : la construction européenne est, en première analyse, une réponse à la globalisation. Elle permet, dans un contexte où les gouvernements semblent de plus en plus impuissants à maintenir une capacité de décision autonome dans un monde dominé par la concurrence, de reconquérir, au niveau européen, une marge de souveraineté. Tel sera l'effet stratégique principal de la mise en place de la monnaie unique. J'y reviendrai.
Mais, en même temps, la construction européenne est de plus en plus vécue comme un relais de cette mondialisation qui menace l'emploi et les systèmes sociaux. Il est frappant d'observer dans les sondages que le clivage entre la partie de l'opinion qui adopte une attitude défensive vis-à-vis de la mondialisation, qui craint l'ouverture au monde extérieur, qui est tentée par des attitudes de repli sur soi, et la partie de nos sociétés qui s'estime gagnante au jeu de la concurrence mondiale recouvre très largement la polarisation entre partisans et adversaires de l'intégration européenne.
Il devient vital pour l'Europe de surmonter cette contradiction si elle veut réconcilier les opinions avec le projet communautaire. L'euro peut être un facteur essentiel de raffermissement de l'esprit européen, mais à la condition qu'il soit présenté et géré comme l'instrument d'une reconquête par les Européens de leurs choix économiques, et non comme une nouvelle étape dans ce qu'ils perçoivent comme une dépossession de leur faculté de décider de leur avenir.
L'euro est, de ce point de vue, sur la bonne voie. D'abord, la coïncidence entre le lancement réussi de l'euro et la reprise de la croissance en Europe contribue à l'établissement d'un cercle vertueux qui voit l'Europe reprendre confiance en elle, et les opérateurs anticiper positivement sur les effets de la monnaie unique.
Ensuite, la participation de onze pays à la troisième phase de l'Union économique et monétaire à la date prévue fait que celle-ci joue un rôle fédérateur au lieu d'être perçue en Europe comme un facteur d'exclusion. Cela contribue, en particulier en Espagne et en Italie, à un sentiment d'optimisme qui consolide les effets de la croissance retrouvée.
Enfin, les acquis du Conseil de Luxembourg sur la contribution de l'euro à la croissance et l'emploi, la mise en place du Conseil de l'euro, ont confirmé pour les opinions que la monnaie unique ne serait pas abandonnée à une gestion purement technicienne et dépolitisée.
L'euro, au contraire, suscitera, dans les pays qui y participeront, des effets fédérateurs aux conséquences potentiellement décisives sur la construction européenne. Par le degré de solidarité qu'elle suppose, par le renforcement inéluctable de la coordination des politiques économiques et fiscales qu'elle implique, la mise en place de la monnaie unique se présente plus que jamais comme un projet politique.
L'Europe, au terme de cette évolution, sera moins sensible aux chocs monétaires extérieurs, et regagnera sur la gestion du système monétaire international une marge d'influence bien plus considérable que les différents pays européens n'en avaient jamais eue depuis les Accords de Bretton Woods.
Déjà puissance commerciale majeure, la transformation de l'Europe en puissance monétaire achève de la doter des instruments qui lui permettront, non pas de se dérober à un processus de mondialisation inéluctable, mais d'être co-gestionnaire des règles du jeu, co-décideur de l'élaboration des normes multilatérales qu'impliquera la concurrence à l'échelle mondiale.
Cela ne veut pas dire que l'euro, à lui seul, permettra de compenser les forces centrifuges qui affectent l'Europe dans le contexte de la mondialisation. L'Union européenne est à la veille d'un élargissement aux conséquences économiques et stratégiques sans précédent. C'est, vis-à-vis des pays candidats, l'accomplissement d'un devoir historique, politique et moral. Nous ne pouvons pas nous y dérober.
Mais l'élargissement fait aussi obligation aux membres actuels de l'Union de réfléchir, en profondeur, à la nature de leur organisation. Ils doivent préciser les objectifs et la nature politique de celle-ci s'ils veulent que le projet européen résiste au choc des futurs élargissements.
L'Europe a toujours été présentée comme un projet en devenir, dont il était impossible de préciser les contours et la forme institutionnelle finale. Les opinions ne se satisfont plus de la perspective de cette "Union sans cesse plus étroite" qui leur est promise depuis plus de 50 ans. Au-delà des nécessaires réformes institutionnelles qui doivent compléter Amsterdam, n'est-il pas temps de décrire de façon plus précise et plus convaincante le terme souhaitable de notre entreprise ? Dans un contexte où la mondialisation provoque, partout, la tentation du repli sur soi, et des attitudes défensives, j'ai la conviction qu'il faut offrir aux Européens un projet réaliste, clarifié et mieux défini.
Le thème de la deuxième journée de vos travaux sera "la PESC, ou comment passer du virtuel au réel ?". L'ambition d'une politique étrangère et de sécurité commune est l'un des principaux acquis du Traité de Maastricht, même si, à l'évidence, ce traité n'a pas créé l'action extérieure de l'Union : depuis ses origines, la Communauté entretient des relations avec ses voisins immédiats au point, d'ailleurs, que la plupart d'entre eux ont fini par la rejoindre, et elle a établi des relations étroites avec, par exemple, les pays en développement, dans le cadre de la Convention de Lomé.
Mais, il faut bien constater que le rôle des institutions européennes en matière de politique étrangère n'a guère été important jusqu'à la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'Union soviétique.
Depuis 1989, cependant, le mouvement s'est accéléré. Le Traité de Maastricht est en vigueur depuis plus de cinq ans. Les dispositions correspondantes ont été renforcées, en 1997, par le Traité d'Amsterdam.
Il y a eu plusieurs tentatives visant à élaborer des politiques communes. L'ancienne Yougoslavie, le processus de paix au Moyen-Orient, le processus euro-méditerranéen de Barcelone ont été l'occasion de mettre à l'épreuve les ambitions proclamées à Maastricht, avec, il faut bien l'admettre, des résultats inégaux.
Il est temps de nous poser la question du point d'aboutissement de cette politique. Quelles devraient être les objectifs et les instruments d'une PESC achevée ? Quelles seront ses prolongements dans le domaine de la défense ? Et comment, dans ce domaine, l'Union européenne trouvera-t-elle à côté de l'Alliance atlantique, et en coopération avec elle, mais aussi avec l'UEO, un champ d'action permettant à une véritable Europe de la défense de se développer ?
Pour passer d'un état virtuel à un état réel, la PESC devra sans doute être davantage focalisée sur les zones géographiques proches de l'Europe où existent des intérêts européens spécifiques, et où pourra jouer la synergie entre la PESC et les instruments communautaires extérieurs.
Mais sauf à rester éternellement mineure, l'Europe ne pourra pas limiter sa politique extérieure aux registres de l'aide, du déclaratoire et de l'incantatoire, et des actions tournées vers la société civile.
Toutes ces questions se ramènent pour l'Union européenne à un dilemme fondamental : son succès repose sur le développement, entre ses membres, d'attitudes de tolérance et de compromis, sur une culture universaliste qui se traduit notamment par l'attachement des Européens à la défense des Droits de l'Homme, et des mécanismes internationaux multilatéraux.
Pourtant cette attitude, qui a conduit les Européens à renoncer dans leurs rapports internes à l'usage de la puissance, doit coexister, vis-à-vis de l'extérieur, avec des capacités de "leadership", de décision rapide, et, quand c'est nécessaire, de fermeté et d'acceptation de l'épreuve de force.
Tant que les Européens ne surmonteront pas ce dilemme, notamment à l'égard des Etats-Unis d'Amérique, ils resteront, dans le monde, une puissance qui risque, à l'image de la PESC, de rester virtuelle.
Permettez-moi, pour conclure, de revenir un instant sur les relations bilatérales franco-néerlandaises.
J'ai dit qu'il y avait, de part et d'autre, une certaine propension à se complaire dans l'évocation de nos divergences historiques, propension dont on a malheureusement trouvé la trace dans le récent débat sur la désignation du président de la Banque centrale européenne. J'en veux pour preuve la façon dont, des deux côtés, on a conduit le débat. Comme si, au fond, un certain antagonisme n'était pas anormal entre Français et Néerlandais.
Cette idée est erronée et nuisible.
Du côté français, l'intérêt pour les Pays-Bas, pour ce qu'on appelle, y compris en France, le "modèle néerlandais", n'a cessé de croître au cours des années récentes. Même dans nos débats les plus difficiles, comme sur la drogue, l'intérêt pour les aspects les plus positifs de la politique néerlandaise, en particulier les succès qu'elle a enregistrés dans la prévention du Sida, a coexisté avec le désir d'en modifier d'autres aspects. A titre d'exemple de l'intérêt croissant que la France porte aux Pays-Bas, j'observerai simplement qu'il y a aujourd'hui dix fois plus d'articles sur les Pays-Bas dans la presse française qu'il n'y en avait il y a dix ans.
La construction européenne est aussi, et peut-être d'abord, affaire de tolérance mutuelle, et de compréhension pour les points de vue des autres.
L'objet essentiel de votre séminaire est d'y contribuer en aidant nos deux pays à mieux se comprendre, et à mieux prendre conscience de l'ampleur croissante de leurs intérêts communs.
Face aux échéances difficiles et complexes qui se présentent à l'Union, il faut resserrer les rangs de ses membres les plus engagés dans l'approfondissement de la construction européenne.
Cela fait des Pays-Bas et de la France des partenaires indispensables./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)