Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, dans "El Mundo" du 17 octobre 2003, sur les relations franco-espagnoles en matière de défense, la position de la France vis à vis de la situation actuelle en Irak et la construction de la défense européenne.

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Média : El Mundo - Presse étrangère

Texte intégral

El Mundo : Les tensions qui ont surgi entre la France et l'Espagne en raison de la guerre en Irak sont-elles toujours d'actualité ?
Michèle Alliot-Marie : Notre pays exprime ses positions en partenaire solidaire et allié responsable. Dans un monde multipolaire qui connaît des mouvements de violence de plus en plus complexes et imprévisibles, il me semble important de savoir écouter ceux qui, de par leur histoire, voire leur culture, peuvent nous aider à mieux comprendre les enjeux et les risques. Cela n'a rien à voir avec une prétention d'hégémonie. Les différences d'appréciation entre la France et l'Espagne au sujet de l'Irak ne nous empêchent pas de nous retrouver sur le terrain de la construction de l'Europe de la défense. Les récentes décisions prises par votre gouvernement à propos de l'hélicoptère Tigre, les relations amicales avec M.Trillo et ce voyage en sont la preuve vivante.
A quelles conditions la France accepterait-elle de participer à la reconstruction en Irak ?
Une solution exclusivement militaire et sécuritaire de la situation en Irak ne peut aboutir à l'objectif de faire de l'Irak un pays stabilisé et démocratique. Il est nécessaire de trouver une solution politique, conduite par la communauté internationale sous la bannière de l'ONU, de transférer la souveraineté aux autorités irakiennes aussi vite que possible, même s'il faut accompagner les Irakiens dans la prise de responsabilité liées à ce transfert. L'arrêt de la violence et des attentats suppose un Irak stabilisé, doté de nouvelles institutions démocratiques qui agissent dans le cadre de la communauté internationale. Nous sommes conscients des délais nécessaires pour atteindre cet objectif. Une perspective politique claire doit [nous] permettre de sortir l'Irak de la crise qu'il traverse. Lorsqu'il en sera ainsi, la France sera prête à contribuer à la phase de reconstruction politique et économique du pays sous mandat de l'ONU. Nous pourrions participer dans les domaines où notre compétence est déjà reconnue, comme la formation de la nouvelle armée ou de la nouvelle police irakienne.
En avril dernier, la France (avec l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg) a proposé de créer une défense européenne avec un quartier général indépendant de celui de l'OTAN. Compte tenu de la crispation du climat international à ce moment-là et le faible poids de la plupart de ces pays (à l'exception de la France) dans la défense européenne, jusqu'à quel point cette proposition était-elle utile ?
Il se peut qu'il y ait eu quelque incompréhension, davantage en raison du contexte que du fond. Le fait est que la défense européenne existe, comme le démontrent les opérations qu'elle mène en Macédoine ou celles qu'elle a menées au Congo. Il ne s'agit, dans aucun cas, de dupliquer les structures existantes. Au contraire, il s'agit d'une initiative en totale complémentarité et transparence avec l'OTAN. Il est cependant vrai que la majorité des pays européens doivent encore réaliser des efforts en matière de défense .
Comment les positions de la France, de l'Allemagne et de l'Angleterre sont-elles venues à se rapprocher ?
Elles se sont rapprochées dès lors que l'on est sorti d'une période qui a quelque peu déchaîné les passions pour entrer dans une autre période plus rationnelle. Lors du sommet de Berlin, la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne se sont entendues sur l'importance d'améliorer les capacités militaires européennes, notamment celles relatives à la planification, pour renforcer non seulement la capacité d'action de l'Europe mais aussi la synergie des forces avec les Etats-Unis. L'Alliance est indispensable pour la sécurité de l'Europe ; la construction d'une véritable défense européenne ne peut que la renforcer au bénéfice de tous. L'idéal serait de développer la défense entre les vingt-cinq.
Pourquoi l'Espagne ne fait-elle pas partie du groupe pionnier de l'Europe de la Défense ?
C'est un état de fait qui dépend de deux points : premièrement de la volonté, et je pense que l'Espagne a cette volonté politique de participer [à l'Europe de la défense]. Elle joue déjà un rôle de premier plan au sein de l'Europe de la défense. C'est un pays qui apporte autant sur le plan militaire et industriel que sur le plan politique. Elle est ainsi un contributeur actif à l'Eurocorps, l'Euromarfor et l'Eurofor comme au Groupe aérien européen (GAE). Son implication dans les programmes européens d'équipement est significative, qu'il s'agisse de l'hélicoptère Tigre ou de l'avion de transport A400M. Mais il s'agit également d'une question qui dépend du niveau des efforts déployés en matière de défense. Comme je vous le disais, l'Europe de la défense est un sujet commun à tous en Europe, mais seulement trois pays (la France, la Grande-Bretagne et la Grèce) font des efforts significatifs en matière de défense, environ 2 % de leur PIB ou plus. Il n'est ni normal ni juste que quelques-uns réalisent des efforts pour protéger tous les autres. Notre volonté est d'associer tous nos partenaires soucieux comme nous d'une Europe de la défense forte et efficace, partenaire solidaire des Etats-Unis, au nom de la sécurité, de la stabilité et de la paix dans le monde.
Vous demandez que les dépenses de Défense soient exclues du calcul des critères de convergence. Croyez-vous que Bruxelles devrait faire preuve de davantage de compréhension envers le déficit français, dans la mesure où Paris mène des opérations internationales qui profitent à la sécurité de tous?
Le Pacte de stabilité est un outil nécessaire et indispensable, ce qui n'a jamais été contesté. La France sait respecter ses engagements et assume ses responsabilités européennes. J'aimerais cependant attirer votre attention sur une réalité : la défense est le deuxième budget de l'Etat français aujourd'hui. Grâce à cet effort substantiel, la France assure certes sa sécurité mais elle participe aussi activement à la sécurité de l'Europe et donc de l'ensemble des Européens. Dans les trois opérations d'évacuation de milliers d'étrangers, opérations qui ont été menées par des militaires français en Côte d'Ivoire, en Centrafrique et au Libéria, les citoyens d'origine française ne représentaient qu'une minorité :17 sur 850 au Libéria, par exemple. Il me parait anormal, voire injuste, que les pays qui consacrent un effort important en matière de défense soient critiqués, voire pénalisés.
Propos recueillis par Cristina Frade
(source http://www.defense.gouv.fr, le 23 octobre 2003)