Déclaration de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, sur les missions du Commissariat génral du Plan en matière de réflexion, de stratégie économique et de prospective, Paris le 13 octobre 2003.

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Texte intégral

Merci cher A. Etchegoyen. Dans son livre qui n'est pas le dernier, Le goût du futur", mais le précédent, "Le principe d'humanité", J.-C. Guillebaud dit que "l'homme ne chante jamais aussi juste que perché sur son arbre généalogique". Vous construisez votre arbre généalogique ; c'est pour cela que vos mots étaient aussi forts.
Messieurs les commissaires généraux au Plan, d'hier et d'aujourd'hui, et madame de demain, je voudrais vous dire qu'avec les ministres qui sont ici présents, nous sommes heureux de participer à cette rencontre qui montre la continuité que nous attendons du travail engagé par le Plan depuis que cette exigence fondamentale a été affirmée en 1946 par le général De Gaulle. Il est évident que le temps qui est celui de l'action, le temps des marchés financiers, le temps médiatique, le temps électoral, tous ces temps sont des temps courts. Et pourtant, nous voyons bien que, aujourd'hui, en permanence, il nous faut éclairer l'action par une réflexion stratégique soucieuse du bien public, avec un horizon long. C'est pour cela qu'I. Jolliot-Curie, P. Guillaumat et P. Macé, que nous honorons aujourd'hui - et je salue leurs familles - ont, chacun à leur manière, incarné cette exigence de la vision, de la stratégie, de la portée. Les missions de l'Etat stratège sont précisément essentielles dans la vision qui est la nôtre de l'action publique. Je vois trop souvent un immédiat dévoré et l'esprit dériver quand nous manquons de capacité stratégique. Et je vois combien l'Etat lui-même s'est affaibli en se dispersant, en gaspillant ses énergies, en voulant, comme L'Albatros de Baudelaire, tout envelopper et finalement, ayant toutes les difficultés à décoller. Cet Etat stratège qui sait ce qu'il veut, qui indique les directions, c'est, je crois, ce dont le pays a besoin.
Vos missions me paraissent être de trois ordres.
D'abord, identifier les stratégies de conquête, les marges de liberté de l'action publique, dans un environnement qui est, évidemment, toujours plus difficile et surtout, toujours plus mondial. Enfin, se doter - et je crois que c'est aussi très important - des moyens d'évaluation et d'influence intellectuelle au moment où l'Etat transfère un grand nombre de responsabilités aux collectivités territoriales. Je vois quelquefois des hauts fonctionnaires dire : "Ah, la décentralisation ! Ce que nous risquons de perdre comme pouvoirs..." Et je leurs réponds : "Pensez et vous garderez votre pouvoir. Gardez la capacité de penser l'Etat, de penser l'action, et confiez aux autres l'exécution, les mises en oeuvre, les maîtrises d'ouvrage". Mais c'est par la pensée, aujourd'hui, que véritablement l'Etat peut s'affirmer comme celui qui assume cette mission de cohérence dans la mission. Enfin, il faut faciliter la prise de parole, l'élaboration de diagnostics partagés, afin de préparer les réformes dont le pays a besoin. Ça, je crois que c'est un élément très important.
Cela fait partie de l'histoire du Plan, d'avoir été capable de métisser les pensées, d'échanger, de structurer les débats. C'est, je crois, très très important. Je voyais tout à l'heure, dans un débat sur le travail, vous citiez l'étude d'un sociologue célèbre, J.-Y. Goulard, qui a été faite pour un autre Gouvernement, et je voyais dans cette étude des choses très utiles pour l'actuel gouvernement. Au sein de l'Etat stratège, le Plan doit être le porte-parole de l'avenir. Il doit donc prendre la parole. Depuis la fin des plans quinquennaux, le Plan a sans doute souffert du grand flou, peut-être de la trop grande multiplicité de ses missions : programmation, prospective, évaluation, concertation. La diversité de ses missions a peut-être gêné la lisibilité de son action. Toutes ces missions sont essentielles.
Mais le Plan a choisi, sous votre houlette, A. Etchegoyen, de se recentrer sur la prospective. J'approuve pleinement cette orientation, qui est également celle que préconisait d'ailleurs la mission d'évaluation et de contrôle du Parlement. En retenant cette orientation, le Plan se recentre aussi sur ce qui constitue, depuis 1946, l'essence de sa mission : penser l'avenir, à partir d'une approche pluridisciplinaire, associant l'ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux, universitaires, syndicalistes, responsables d'entreprises et aussi, naturellement, hauts fonctionnaires. La prospective s'est développée dans notre pays au cours des années récentes, ce qui est, au fond, une bonne nouvelle, même si le rythme est encore un peu lent. Mais elle reste souvent spécifique : la prospective des entreprises, la prospective des territoires, la prospective des ministères. Il y a, souvent, un déficit de prospective à usage politique. Le Plan n'a naturellement pas le monopole de conseil pour l'activité économique : la DATAR, d'autres structures importantes, des lieux de concertation, le conseil pour l'assurance maladie créé aujourd'hui, le conseil économique et social... Un certain nombre de structures sont des lieux de concertation ou de réflexion. Mais vous avez un rôle spécifique d'impulsion parce qu'il y a une culture et une vocation pluridisciplinaire ici et parce que vous êtes l'héritier d'une tradition d'expertise partagée par la concertation sociale. Et ça, c'est très important, d'assumer cet héritage. Très souvent, quand on a évoqué la simplification, on a dit : "Pourquoi ne pas supprimer le commissariat au Plan ?". C'est vrai que "commissariat au Plan", ce n'est pas très moderne, au point de vue sémantique. Et le Plan finalement aura, dans les cercles parlementaires, souffert un peu de ce côté quelque peu soviétique. Mais au fond, quand on regarde ce que le Plan fut pour la France, voyons que c'est un mot français avec une histoire française et qui reflète une pensée française.
Dans sa mission de prospective, le rôle du Plan n'est pas de proposer un projet de société. Je ne veux pas vous décevoir, monsieur le philosophe, je sais que vous pouvez le faire par ailleurs. Il n'est pas davantage d'élaborer une pensée unique - ça, je vous en supplie. Il n'est pas, je crois, dans cette mission de pouvoir guider les travaux du Commissariat au Plan en file indienne. De toute façon, c'est impossible. Mais c'est l'héritage de P. Macé qui dit combien la prospective doit rester une indiscipline intellectuelle. Je crois que cela doit faire partie de la culture du Plan.
Enfin, je crois qu'il est très important que vous puissiez être un lieu où on défriche, un lieu où on mobilise, un lieu où on travaille sur les sujets qui sont des sujets de réflexion que mène l'ensemble de la Nation : je pense aujourd'hui à la place de la Recherche dans notre société, à la place de l'investissement, je pense évidemment à la transformation des métiers, à la gestion des risques, à l'intégration, un certain nombre de sujets sur lesquels le Gouvernement vous sollicitera pour que vous puissiez participer, par vos éclairages et votre réflexion, à ce que doit être l'action des pouvoirs publics. Je voudrais vraiment que vous mobilisiez la prospective contre les peurs. Je suis préoccupé de voir que, dans les difficultés, les peurs peuvent conduire au repli sur soi, et portent en elles-mêmes des idées sombres. Je crois que la prospective est le moyen de ne pas avoir peur. Je pense qu'il y a là le moyen de regarder l'avenir, de pouvoir s'y préparer, de pouvoir mieux l'appréhender. Montaigne disait déjà : "Qui craint de souffrir souffre déjà de sa crainte". La prospective pour ne pas avoir peur. N'ayons pas peur de l'avenir et regardons cet avenir qui n'est écrit nulle part, mais qui se présente à nous. Travaillons, ouvrons les discussions et regardons en face le destin qui est le nôtre. Je crois que c'est très important. Toutes les formes de fuite, toutes les formes d'abandon, toutes les formes qui consistent, à un moment, à se résigner sont des formes de défaite. De ce point de vue-là, la prospective, en elle, porte un élan de victoire et un élan de dépassement. La prospective contre les peurs, c'est, pour notre société, je crois, très important. C'est pour cela qu'il faut débattre, c'est pour cela qu'il faut une maison très ouverte. P. Ricoeur disait en 1968 : "Faisons des universités en planches, pour pouvoir les reconstruire en permanence". Je ne vous recommande pas les planches, mais l'idée, c'est d'avoir des fenêtres ouvertes pour être en permanence en situation de construire et d'être ouvertes au débat pour fuir les peurs diverses et variées.
La prospective aussi pour la prévention. S'il y a quelque chose qui me frappe depuis que je suis Premier ministre, c'est de voir combien la France aime tarder à agir dans des domaines où l'action est pourtant évidente, combien la France se met dans des impasses - l'impasse des retraites, l'impasse de l'assurance maladie et d'autres impasses qui se sont progressivement accrues. Depuis 1974, nos générations ne se renouvellent pas ; la France a engagé un vieillissement et depuis cette date-là, nous faisons comme si tout ceci n'aurait pas de conséquences, ni sur le travail, ni sur la santé, ni sur la retraite. Alors, il y a des rapports célèbres ; il y a eu des travaux importants. Mais, en profondeur dans la société, nous ne sommes pas prêts à avoir de véritables politiques de prévention. La prospective peut aider les pouvoirs publics à bâtir de vraies politiques de prévention. Dans bien des domaines aujourd'hui, la prévention serait une solution aux difficultés de notre pays. Et souvent, nous agissons tard parce que nous n'avons pas cette pensée d'avance que le Plan doit porter et que l'ensemble des pouvoirs publics doivent partager. Je pense qu'il est très important pour notre pays de faire de la prévention une ligne d'action publique qui est une ligne d'avenir.
Enfin, la prospective pour aimer le futur. C'est E. Morin qui dit que : "Eduquer pour le futur, c'est aussi éduquer le futur". Je crois qu'en travaillant sur la prospective, on travaille aussi le futur. Et c'est sans doute ce qu'il faut faire pour humaniser ce futur. Nous ne sommes pas spectateurs de notre futur. Et donc, si nous rassemblons autant de capacités intellectuelles et morales, ce n'est pas simplement pour observer, c'est pour pouvoir agir, y compris agir sur le futur que nous avons à construire. Et c'est, je crois, très important, de faire en sorte qu'on puisse avoir, ensemble, ce travail entre ce qui peut être le rôle des clercs, le rôle des experts sous toutes les formes que le Plan a su créer comme consultant, comme expérience rassemblée, pour qu'on puisse avoir ce goût de l'avenir, ce goût du futur, non pas comme quelque chose de passif, comme quelque chose d'actif, d'entreprenant pour relever les défis qui sont posés à notre pays. Voilà pourquoi, à l'occasion de cette manifestation qui honore trois personnalités qui ont marqué le Plan, qui font que maintenant les noms de ces personnes sont dans les murs de cette maison, je voudrais vous dire tout l'attachement que nous avons au Gouvernement, et les ministres ici rassemblés, le directeur de cabinet du président de la République, pour qu'on puisse, ensemble, travailler à cet avenir d'une France que nous voulons être une France d'ouverture, ouverture sur elle-même, ouverture sur l'avenir. Merci à vous tous.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 27 octobre 2003)