Interview de M. Alain Juppé, président de l'UMP, à France inter le 29 octobre 2003, sur la suppression d'un jour férié pour financer l'aide aux personnes âgées, le projet de constitution européenne, le souhait de légiférer sur le port du voile islamique et la situation en Irak.

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Média : France Inter

Texte intégral

La Pentecôte n'est elle donc qu'une hypothèse de travail ? Le Premier ministre est, dit on, furieux des fuites dans la presse hier matin, annonçant que le lundi de Pentecôte perdrait son statut de jour férié pour financer l'aide aux personnes âgées. Le débat est ouvert entre les "pour", les "contre" et les dubitatifs, ces deux dernières catégories étant aujourd'hui majoritaires. Invité de Question Directe, A . Juppé, président de l'UMP, député maire de Bordeaux, ancien Premier ministre, ancien ministre des Affaires étrangères. "Cacophonie", c'est le mot que l'on retrouve à peu près partout à la Une des quotidiens. Ce qui est dommage, c'est que, finalement, c'est un mauvais message adressé ce matin aux personnes âgées...
Alain Juppé: "Ce qui me surprend, c'est qu'on polémique tout de suite sur le comment, sans rappeler le pourquoi. Pourquoi parle t on de tout cela ? Je crois qu'il est indispensable de mettre au point en France un nouveau système de solidarité que j'appellerai l'assurance dépendance. C'est quoi ? Je m'inspire de ce qui a été fait par exemple en Allemagne ou au Luxembourg. C'est un système qui permet aux personnes qui, pour des raisons physiques ou psychiques, ne peuvent pas subvenir seules aux besoins de leur vie quotidienne, de bénéficier d'une tierce personne. Voilà le défi ! Cela concerne évidemment les personnes âgées et très âgées, dépendantes, mais aussi les handicapés. Il faut absolument que nous mettions en France, au point, ce système qui n'est pas l'assurance maladie, parce que cette tierce personne n'est pas forcément quelqu'un qui donne des soins médicaux et qui n'est pas non plus une assurance vieillesse, puisque cela peut concerner de jeunes handicapés. Et pour mettre au point ce système, il faut évidemment un financement. Et c'est ainsi qu'est apparue l'idée de demander aux Françaises et aux Français un effort de solidarité par un jour de travail supplémentaire. Vous avez observé d'ailleurs que la réponse des Français si l'on en croit les sondages, est plutôt positive, est plutôt favorable. Alors à partir de là, c'est difficile à mettre au point, comment faut il faire ? Il y a des réglages à faire, on va travailler un peu plus. Comment les entreprises vont elles pouvoir cotiser sur ce "plus" dont elles vont bénéficier ? C'est un peu compliqué à mettre au point, mais ce n'est pas la peine d'en faire un drame, et je ne comprends pas cette espèce d'emballement qui s'est produit tout d'un coup et qui retombera d'ailleurs demain, vraisemblablement."
Mais l'une des choses importantes n'est elle pas la lisibilité de l'affectation ? On entendait il y a quelques minutes, dans le journal de 8 heures, une personne âgée, une dame dire : "oui, mais si c'est pour nous refaire le coup de la vignette, ce n'est pas la peine !" L'affectation, comment on va bien la déterminer ?
Alain Juppé: "Vous avez tout à fait raison, eh bien, en créant ce que j'appelle l'assurance dépendance, c'est à dire un ensemble de prestations, et en expliquant que le financement est affecté à cela. C'est un peu ce qui s'est passé sur le gazole, toute proportion gardée. Si on avait mieux expliqué qu'on faisait ça pour financer un plan d'infrastructures ferroviaires en France, ce maillage de TGV dont nous avons besoin, je crois qu'à ce moment là, les Français auraient dit : OK, si on sait à quoi cela sert, on est prêt à faire cet effort supplémentaire. Quant aux modalités pratiques est ce que c'est le lundi de Pentecôte ? Est ce que c'est un jour pris sur la RTT, comme je l'ai suggéré ? , on peut en discuter. J'aime beaucoup mes amis de Nîmes, mais comme je suis un enfant du Sud Ouest, je comprends leur préoccupation "tauromachique", mais enfin, de temps en temps quand même, un peu d'effort de solidarité quand il s'agit d'un problème aussi crucial que celui de la situation des handicapés ou des personnes âgées."
Vous pensez que le principe, après ce qui vient de se passer, ce débat ouvert hier, que le lundi de Pentecôte pourrait être remis en cause et qu'en effet, on se tourne plutôt vers un jour de RTT ?
Alain Juppé: "On va voir, je le répète, c'est une question de modalité. Ce qui compte, c'est le but ; le but, il doit faire l'objet d'un consensus dans notre pays. Nous avons besoin de mettre cela en place rapidement."
Autre grand débat ouvert, celui qui nous concerne portant sur la construction de l'Union européenne, la Constitution. Vous allez être reçu aujourd'hui à l'Elysée par le Président de la République, de même que F. Hollande d'ailleurs. Est ce qu'il y aura un référendum ? Plus on avance et plus on s'interroge sur l'opportunité ou pas d'un référendum...
Alain Juppé: "Cela aussi c'est génialement français. On se demande s'il y aura un référendum. Moi, je poserais la question : est ce qu'il y aura une Constitution ? Avant de savoir s'il y aura un référendum, il faut que la Conférence intergouvernementale achève ses travaux et se mette d'accord sur un texte ; ce n'est pas le cas aujourd'hui. Alors quand le texte sera prêt, on verra comment cela se passe ; cela dépendra tout à fait du contexte politique."
Y a t il un danger tout de même à ce que d'ailleurs la réponse donnée au référendum porte sur autre chose que la question de l'Union européenne ?
Alain Juppé: "Bien sûr. C'est la raison pour laquelle je dis que cela dépendra du contexte politique et du choix du Président de la République qui, en la matière, est celui qui décide. Si nous assistons à une coalition politicienne, allant de l'extrême droite à l'extrême gauche, en passant par le Parti socialiste, pour des raisons de politique intérieure, il est évident"
Sur un enjeu aussi important, il y a un risque ?
Alain Juppé: "On peut le craindre, le risque existe en tous les cas, et c'est la raison pour laquelle il faut y réfléchir et y travailler. Je pense pour ma part, et je l'ai déjà dit, je crois que c'était à Moliets, lors de la fête européenne de la jeunesse, des jeunes populaires, je crois que c'est un domaine dans lequel un accord "bipartisan" entre les partis de gouvernement de droite et les partis de gouvernement de gauche, serait une bonne chose."
Mais d'ailleurs, à propos de ce texte, s'agirait il d'une Constitution ou s'agirait il, comme apparemment peut être le Président de la République a laissé entendre, d'un traité ?
"Ecoutez, ne finassons pas"
Sauf que cela ne se passe pas de la même façon...
Alain Juppé: "Je ne suis pas sûr que dans les quartiers de Bordeaux que je connais bien, on s'interroge pour savoir si ce sera une Constitution ou si ce sera un traité. On s'interroge pour savoir à quoi sert l'Europe. Qu'est ce que cela va nous amener de plus ? On voit bien ce que cela nous a amenés depuis cinquante ans : la paix, et pendant de longues décennies, la prospérité. Qu'est ce qu'on va bâtir de plus ? Est ce que cela va nous permettre d'abord d'exister sur la scène internationale ? Est ce que l'Europe sera appelée à la table des grands pour parler de l'Irak et d'autres sujets avec sa voix propre et est ce que cela va aussi améliorer notre vie quotidienne ? Les Français voient bien qu'il y a de tas de problèmes qui ne peuvent plus se régler dans le cadre de l'Hexagone. Voilà la vraie question et il s'agit de savoir si un traité constitutionnel moi, je préfère parler tout simplement d'une Constitution, il ne faut pas avoir peur des mots va nous permettre de mieux faire fonctionner une Europe à vingt cinq. Nous avons un énorme travail d'explication et de pédagogie à faire sur ce terrain là, parce que l'idée européenne est sympathique. Mais en même temps, il y a toutes sortes de blocages et de peurs face aux interventions parfois un peu bureaucratiques, il faut bien le dire, de Bruxelles."
Juste pour en finir avec l'aspect Constitution ou traité, je posais la question du traité, parce qu'il peut être voté par une simple loi au Parlement. Alors que la Constitution engagerait peut être une réflexion plus profonde et peut être plus concernante aussi pour nous autres citoyens...
Alain Juppé: "Je crois que si les conditions sont réunies, sur un texte de cette importance, qu'on l'appelle traité ou Constitution, il est évident que le mieux, ce serait de donner la parole au peuple, à condition, je le répète, que l'on soit bien sûr que ce soit cette question qui soit traitée et pas une autre question."
Et sur la laïcité, la parole au peuple ou pas, le grand débat ou pas ?
Alain Juppé: "Il a lieu le grand débat : je me suis exprimé hier longuement devant la commission présidée par B. Stasi. Et qu'est ce que j'ai dit en substance, si vous me donnez deux ou trois minutes ? Premièrement, c'est qu'il ne faut pas confondre le débat sur le voile et le combat contre l'islam. L'islam est une religion en France et la liberté religieuse est un principe fondamental de la République, donc l'islam doit être respecté comme les autres religions. Deuxièmement, l'affaire du voile n'est pas quelque chose de mineur, parce que derrière, il se passe en profondeur un jeu de forces qui risque de mettre en cause les principes de la République. Regardez ce qui se passe : on demande, dans les piscines, des créneaux horaires pour les jeunes musulmanes, à l'abri des regards d'autrui. Dans les hôpitaux, certaines femmes musulmanes refusent de se faire soigner par un médecin de sexe opposé, par des hommes. Et puis on voit dans les écoles aujourd'hui cela fait l'objet d'un livre qui s'appelle "Les territoires perdus de la République", dont je vous recommande la lecture , on voit, quand les professeurs parlent de la Seconde guerre mondiale et évoquent la Shoah, des enfants se lever en classe en disant : ce n'est pas vrai, c'est de l'invention. Derrière, il y a un mouvement politico religieux intégriste, extrémiste et fanatique, qui risque de mettre en cause le principe de laïcité, le principe d'égalité des sexes et de dignité de la femme. Nous recevons des appels, des jeunes musulmanes et des associations de jeunes musulmanes qui nous disent : aidez nous à résister à la pression. Et puis mettre en cause tout simplement la citoyenneté à la française qui n'est pas une addition de communautés, mais qui est un ensemble de citoyens, libres et égaux devant la loi. Voilà pourquoi, au terme de cette analyse et de cette réflexion, je pense qu'on n'échappera pas à une loi concernant au moins l'école. Parce que là, à l'école, il y a des jeunes consciences qui sont immatures, qui n'ont pas encore tout à fait l'esprit critique nécessaire, et on ne peut pas laisser les proviseurs ou les directeurs ou les principaux de collège tout seuls en leur disant : débrouillez vous ! Il faut que le politique assume."
Mais pourquoi dites vous une loi, M. Juppé ? N'a t on pas déjà ce qu'il faut ? La loi du début du siècle sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, est ce qu'elle ne permet pas de répondre déjà à ces enjeux ?
Alain Juppé: "Elle permet de répondre à bien des problèmes. Par exemple, dans la Fonction publique, le problème ne se pose pas. Toute personne titulaire d'une fraction de l'autorité publique, un fonctionnaire doit respecter le principe de neutralité, et là, il n'y a pas besoin de légiférer. En revanche, pour ce qui concerne la situation des enfants, des mineurs ou des majeurs d'ailleurs, dans les lycées et les collèges, il y a doute, vous le voyez bien. Puisque le Conseil d'Etat a rendu un avis qui laisse aujourd'hui peser des ambiguïtés. Et donc il faut, je crois, clarifier les choses par l'intervention d'une loi sur ce problème. On nous dit : cette loi risque de poser des problèmes, parce qu'on risque d'exclure les jeunes filles qui n'accepteraient pas de l'appliquer. C'est un curieux raisonnement. Si chaque fois que la loi risque d'avoir des effets pervers, on renonçait à légiférer, la moitié du code pénal tomberait en désuétude. Et puis je pense pour ma part que permettre aux proviseurs de faire le travail de médiation nécessaire il n'est pas question de faire tomber un couperet comme ça brutalement, en s'adossant à une loi qui soit claire , cela faciliterait beaucoup les choses, contrairement à ce que l'on pense."
Comment et qui prendrait la décision ? Ceux qui s'intéressent à la politique politicienne diront qu'entre M. Sarkozy et vous par exemple, il y a des points de vue divergents. Mais au total, qui va décider qu'il y aura une loi ou qu'il n'y en aura pas ?
Alain Juppé: "Le Gouvernement a mis en place une procédure qui me paraît excellente. On a constitué cette Commission, dans laquelle il y a des personnalités éminentes, qui travaille, qui travaille beaucoup, qui fait des auditions de grande qualité, et elle va déposer un rapport en faisant des propositions. Et à partir de là, le Gouvernement bien entendu décidera ; vous avez vu que le Président de la République n'avait pas du tout exclu qu'au bout du chemin, on arrive, non pas à refaire la loi de 1905 ne nous y trompons pas , qui reste un pilier de la République, mais à régler des problèmes spécifiques, et je crois que le problème de l'école est une urgence et une priorité."
M. Juppé, en m'adressant cette fois à l'ancien ministre des Affaires étrangères, les Américains sont ils dans un piège en Irak ?
Alain Juppé: "La situation en Irak et sa dégradation sont affligeantes, affligeantes pour le peuple irakien qui paie un lourd tribut, affligeantes pour les soldats américains bien sûr, affligeantes pour la région qui n'avait pas besoin de ce facteur supplémentaire d'instabilité. Alors je crois que la France doit éviter le triomphalisme ; nous avions certes prévenu. Mais je crois qu'il faut éviter ce type de comportement, c'est ce que nous avons fait aux Nations unies en votant la résolution 1511 qui, pourtant, ne nous donnait pas pleinement satisfaction. Mais il faut aussi tracer des perspectives. Je crois qu'il n'y en a que deux, et évidemment c'est facile à dire, c'est plus difficile à mettre en uvre. La première, c'est qu'on ne s'en sortira qu'en redonnant le plus vite possible sa souveraineté au peuple irakien. Ce n'est pas une force d'occupation qui peut rétablir l'ordre et redresser l'Irak. Il faut que ce soient les Irakiens qui prennent en main leur destin, et c'est le message de la France. Et deuxièmement, cela ne peut pas être une coalition militaire qui règle le problème, il faut que ce soit la communauté internationale, c'est à dire d'une manière ou d'une autre les Nations unies. Et j'espère que le président Bush, devant la dégradation de la situation, évoluera dans cette direction."
Vous en donne t il l'impression dans ses dernières déclarations, notamment celle d'hier soir ?
Alain Juppé: "Pas dans l'immédiat, mais je sens des troubles bien sûr dans l'administration américaine, face aux événements terribles qui se sont déroulés depuis quarante huit heures."
(Source http://www.u-m-p.org, le 30 octobre 2003)