Texte intégral
En février dernier, tu as été élu Secrétaire Général de la Confédération Générale du Travail Force Ouvrière à la suite du Congrès Confédéral de Villepinte. Quelles sont tes premières impressions?
Jean-Claude Mailly .- "L'organisation syndicale est soudée pour affronter la situation économique et sociale et tous les dossiers. Ce qui est important, c'est que ce fut un congrès consacré non aux problèmes internes mais à ceux des salariés. Il y a une ligne de conduite claire pour les trois années à venir, ceci dans la continuité".
Quelques "observateurs" fort mal intentionnés à l'endroit de F.O. se sont empressés de prédire une lutte mortelle voire la fin de l'organisation syndicale. Que pourrais-tu leur répondre?
" Force Ouvrière est une organisation démocratique. Nos congrès confédéraux sont les seuls congrès syndicaux de cette ampleur où les délégués des syndicats participent. Rien n'est préparé à l'avance. Ceux qui sont à l'extérieur de F.O. ont du mal à comprendre comment notre syndicat peut fonctionner, que des militants différents avec parfois des engagements politiques, associatifs, religieux ou athées, débattent démocratiquement et positivement. Nous sommes une organisation syndicale indépendante des partis, des religions, des associations de toutes sortes, et la seule organisation indépendante. Et nous n'introduisons pas de débats extérieurs au sein du syndicat. C'est cela l'indépendance syndicale et c'est comme cela que l'on trouve un consensus. Il arrive que des médias travaillent sur nos positions et notre fonctionnement avec parfois la critique dure, mais ils sont obligés de constater que ce qu'ils avaient prédit (pour certains d'entre eux) n'est pas arrivé.
D'ailleurs nos camarades étrangers, nombreux encore cette année au congrès, saluent le nombre important de militants (+ de 3000) présents".
Parfois à l'intérieur de la CGT-F.O. et souvent à l'extérieur, des reproches sont formulés contre notre syndicat taxé "d'archaïque" voire "d'agitateur" et de "protestataire" sans volonté de négocier. Que penses-tu de ces remarques ?
" Ce sont des clichés qui ne disent pas la vérité. Archaïque, c'est l'adjectif que l'on emploie quand une organisation résiste et que l'on n'accepte pas l'inéluctabilité du déclin. Les "modernes" sont ceux qui l'acceptent. Si on ne résiste pas, comment peux-t-on obtenir de nouveaux droits ?
Notre organisation est réformiste avec une conception exigeante de la réforme (un réformisme militant) dans le sens du progrès. Pour obtenir satisfaction, il y a un outil privilégié : la négociation contractuelle. Aujourd'hui, nous en sommes surtout à l'autodéfense... Quand nous sommes d'accord, on signe. Sinon, on conteste. Car il n'y a pas de réformisme sans contestation et pas de syndicat sans revendications. Le syndicalisme dépend aussi des contextes et des périodes. Au niveau interprofessionnel, nous avons signé deux accords importants et bientôt un troisième. Parce que ces accords apportent un "plus" aux salariés. "
Plusieurs délégués cheminots au dernier congrès confédéral n'ont pas manqué d'interpeller l'équipe confédérale pour rappeler l'idéal du service public républicain ferroviaire, avec son statut particulier et ses devoirs essentiels. Quel serait ton message aux cheminots et en particulier aux militants F.O. sur ce point ?
" Il faut continuer de se battre. Les cheminots auront le soutien sans faille de la confédération F.O. pour que la SNCF demeure un service public. Nous sommes irrités de voir que les pouvoirs publics parlent seulement des valeurs républicaines au moment des élections, alors qu'on met en place un processus de privatisation remettant en cause le service public avec EDF-GDF et la SNCF Il y a une certaine hypocrisie. Quand les cheminots se bagarrent pour la SNCF et leur Statut, ils se battent aussi pour les services publics et pour tous les citoyens ".
Côté protection sociale, le statut SNCF, résultat de l'Histoire cheminote et produit des luttes syndicales, semble menacé. Quelle stratégie entends-tu conduire pour réaffirmer toute la pertinence des statuts particuliers protecteurs des droits et facilitateurs des devoirs des agents, à la SNCF mais aussi à EDF-GDF et dans les autres services publics ?
" Nous allons continuer à expliquer qu'il n'y a aucune raison de remettre en cause ces statuts. Quand l'un d'entre eux est remis en cause sous prétexte de droits trop larges, c'est pour les aligner tous vers le bas. Pour F.O., il faut aligner vers le plus haut niveau. Dans la volonté de remise en cause du statut SNCF, il y a remise en cause du service public. Voyez ce qui se passe à EDF-GDF. Ce sont des raisons économiques : sortir les retraites des coûts d'exploitation ! Ca pourrait être demain la même situation pour les autres services publics. Et on ouvre le capital puis on privatise complètement (comme à France Télécom). La Direction SNCF raisonne ainsi en " centres de profits " ".
Le Président du Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, Bertrand FRAGONARD, a affirmé le 10 février dernier devant la commission des affaires sociales de l'assemblée nationale que "le déficit maladie se creuse de 20 000 euros par minute". S'il y a déficit, pourquoi et comment peut-on le résoudre durablement pour consolider notre système d'assurance maladie ?
" Plusieurs éléments sont à apprécier. Et il faut relativiser les rapports... Le déficit présenté c'est 10 milliards d'euros par rapport à la masse. Quand certaines années, il y a eu croissance, nous avions eu des excédents. De même qu'ils sont favorisés lorsqu'il y a soutien à la consommation par augmentation du pouvoir d'achat (salaires).
1 % de masse salariale en plus, c'est 1,5 milliards d'euros en plus pour l'assurance maladie. 100 000 chômeurs en moins, c'est encore 1 milliard d'euros supplémentaires ! FO demande depuis des années la clarification des comptes entre l'État et la Sécurité Sociale. On ne sait plus comment le système est financé et qui décide ! Quand un ministre de la santé veut engager une dépense, il le fait souvent supporter par les comptes de la Sécurité Sociale. Incroyable mais réel : sur 20 milliards d'euros d'exonérations de charges décidées par l'État, 3 milliards ne sont pas compensés ! Il y a aussi des difficultés avec la compensation des régimes de salariés pour les régimes de non-salariés.
Avec cette clarification des comptes, nous avons le moyen de mettre l'État devant ses responsabilités. S'il décide de procéder à des exonérations, à lui de trouver les recettes correspondantes à travers l'impôt ou pourquoi pas la taxation du capital. Ce n'est pas dans l'air du temps. Mais si on n'arrive pas à faire cette clarification, la situation va devenir encore plus difficile. Elle est l'élément clé. Nous nous sommes battus contre la réforme Juppé en 1995 qui avait pour objectif de rentrer dans les critères des budgets en vue du passage à l'Euro (logique comptable). Pour F.O., il faut refuser la logique comptable et s'engager dans une vraie politique conventionnelle avec les professionnels de santé.
Le gouvernement prendra ses responsabilités après les élections régionales. Veut-il consolider le système ou aller vers la seule logique comptable ? Si les pouvoirs publics veulent un pilotage du système entre régime général et régimes complémentaires, alors nous obtiendrons une couverture du régime général diminuée avec un transfert vers des régimes complémentaires (notamment des assurances privées). Aux U.S.A., le poids des dépenses de santé est de 14 % et en France 9 % environ. Ce qui compte pour un gouvernement, ce sont les dépenses remboursées, notamment parce qu'elles entrent dans le calcul du déficit public.
La Sécurité Sociale, depuis 1945, est un système socialisé dans une économie capitaliste. On a introduit le ticket modérateur en faisant ainsi plus de place pour les couvertures complémentaires, et on a opéré toute une série de déremboursements trop souvent pour des raisons comptables. Car si un médicament est inefficace, qu'il ne soit plus remboursé c'est parfaitement logique. Mais tous ne le sont pas.
Cette politique conduit à un transfert vers les complémentaires (individualisées). La couverture complémentaire doit le rester et ne pas se substituer au régime général d'assurance maladie. Imaginons un instant que demain, liberté soit donnée à chacune et chacun de s'assurer. Comment faire avec des revenus modestes ? C'est pourquoi un vrai système de protection sociale collective ne peut être qu'obligatoire. Et le progrès n'est pas seulement de maintenir les remboursements mais de les améliorer ".
Les cheminots ont pris une large part dans les grèves du 1er semestre 2003 pour s'opposer à la contre-réforme Raffarin-Fillon sur les retraites. Avec une manipulation de grande ampleur et une vraie-fausse négociation, la régression sociale semble avoir franchi une nouvelle étape. Face à cette agression, quelle peut être la réponse de la CGT-F.O. ?
" Le dossier " retraites " n'est pas terminé dans la mesure où la contre-réforme n'est pas financée. Dans plusieurs années, on va nous expliquer qu'il manque quelques dizaines de milliards d'euros. L'allongement de la durée de cotisation signifie qu'on ne pourra pas partir avec une pension à taux plein. C'est d'ailleurs l'objectif de cette contre-réforme. Ils mettent en place des systèmes de fonds de pension par capitalisation, un système de privatisation. Le gouvernement a tenté d'opposer à nouveau les salariés du public à ceux du privé. Il est possible de penser que des salariés du secteur privé ont cru que le gouvernement allait s'arrêter à 40 ans. Mais l'objectif rapide est 41 voire 42 ans. Ainsi, on risque de quitter la vie active avec des pensions fortement amputées. Le problème se reposera dès 2007 ".
A la SNCF, côté salaires (augmentation générale), ce fut 0 % en 2003 et 1 % prévu en 2004. La direction SNCF souhaite obtenir un accord salarial (pour 2004) en présentant le G.V.T. (glissement vieillesse technicité) et les échelons d'ancienneté (à déclenchement automatique) comme une augmentation salariale. Devant ce procédé discutable et trompeur, doit-on considérer qu'il y a encore du "grain à moudre" ?
" On mesure une augmentation de salaire, non pas à travers le G.V.T., mais sur les augmentations générales. La vision de la direction SNCF est une optique comptable. Les patrons raisonnent ainsi : combien me coûtent les salariés (avec effets de masse). C'est une logique d'employeur. Ça justifie de ne pas négocier les augmentations normales; donc le pouvoir d'achat n'est absolument pas assuré. Si la SNCF supprime des emplois, peut-être pourra-t-on (selon cette réflexion patronale) augmenter les salaires. La direction SNCF oppose ainsi emplois et salaires ".
Le "dialogue social" semble devenir un mirage et la négociation contractuelle un nuage fugace. Sans compter la préférence marquée de la Direction Nationale de la SNCF pour l'organisation syndicale majoritaire (la CGT). Comment négocier et contracter aujourd'hui dans les entreprises?
" Cela pose le problème de la Loi Fillon sur le "dialogue social" (vote début avril 2004). Deux aspects sont liés et essentiels :
On déstructure la façon de négocier. Dans le secteur privé, on avait la négociation collective pour la solidarité avec le code du travail, et des conventions collectives de branches, puis des accords d'entreprises selon la hiérarchie des normes juridiques. Négociation collective qui doit s'opérer sous les valeurs de solidarité et d'égalité. La loi Fillon souhaite promouvoir la négociation au niveau de l'entreprise qui pourrait déroger au Code du Travail.
Et pour faire passer cet accord d'entreprise, ce texte va exiger qu'il soit signé sous le principe de l'accord majoritaire. S'il n'y avait pas déréglementation, il n'y aurait pas d'accord majoritaire. Auparavant, à partir du moment ou nous étions assurés que l'accord d'entreprise ne pouvait qu'améliorer l'accord de branche, on pouvait être satisfait.
L'accord majoritaire vaut pour une majorité politique. Mais nous avons en face de nous un interlocuteur patronal. Et personne ne pose jamais la question de la représentativité patronale ! Dans ces conditions, on ne peut pas calquer la démocratie politique à la négociation sociale. "
M. FILLON, Ministre du Travail, souhaite instaurer le principe de "l'accord syndical majoritaire" dans toutes les entreprises. N'est ce pas là une menace concrète contre le pluralisme syndical et plus largement la liberté de se syndiquer auprès de l'organisation de son choix ?
" Oui, bien sûr. Qui peut nous assurer que demain, on n'exigera pas qu'une majorité de syndicats et/ou de salariés soit constituée pour engager une grève. Cela pourrait conduire, de fait, à la remise en cause du droit de grève. Cela s'apparente à une dérive anglo-saxonne ".
En février, tu as invité Bernard THIBAULT, Secrétaire Général de la C.G.T. au siège de la Confédération. C'est une première. Tu as précisé que "l'unité syndicale ne se programme pas". Peux-tu nous dire ce qu'il est ressorti de cette rencontre ?
" Nous n'avons pas invité que la CGT, mais aussi la CFTC, la CFDT et la CFE-CGC. Avec les quatre autres confédérations, de façon bilatérale, nous avons confronté nos points de vue. Nous préférons ce type de rencontre plutôt que les grandes messes syndicales aux résultats parfois douteux (cf. janvier 2003 sur les retraites). On préfère la clarté. Chacun connaît les positions et conserve sa liberté de comportement. Quand on discute de l'assurance maladie, nous avons des désaccords, pas nouveaux sur les déremboursements. Par exemple, on a des conceptions syndicales différentes sur les modalités avec la CFDT. Le pluralisme syndical n'est pas artificiel. C'est une réalité. Le 3 avril, pour la journée européenne, F.O. n'est pas signataire d'un appel intersyndical parce qu'il ne répond pas à la situation ".
La Chine pourrait devenir le premier marché mondial dans les toutes prochaines années. Les entreprises BAOSTEEL (sidérurgie) et TLC (téléviseurs) sont déjà respectivement 4ème et 1ère au rang mondial dans leur catégorie. Avec des droits syndicaux bafoués et des libertés démocratiques absentes, quelles peuvent être les actions de la CGT-F.O., membre fondateur de la C.I.S.L. (confédération internationale des syndicats libres) ?
" Nous avons engagé des actions dans le cadre de la C.I.S.L. en soutenant et aidant les syndicalistes chinois qui veulent créer des syndicats indépendants. La Chine évolue vers une économie de marché. Preuve nous est donnée que l'économie de marché n'est pas forcément synonyme de démocratie ".
Avec l'ouverture à la concurrence des modes de transport (notamment ferroviaires), l'absence de lien démocratique direct et fort entre les décideurs et les citoyens, l'Union européenne et certains de ses organes (Commission, Conseil, B.C.E., etc.) semblent peu respectueux des droits sociaux des salariés européens malgré les grands discours. La confédération F.O., avec sa grande expérience syndicale européenne (membre fondateur de la C.E.S.L. devenue C.E.S.), peut-elle changer le cours d'une actualité dangereuse pour les salariés ?
" Nous avons à nouveau expliqué, au congrès confédéral, tout l'intérêt d'un syndicalisme en Europe plus revendicatif. Rappelons que ce n'est pas seulement la Commission européenne qui émet des propositions. Ce sont les gouvernements nationaux qui décident, comme par exemple, l'engagement au Conseil européen de Barcelone en mars 2002 de reculer de 5 ans l'âge moyen de départ à la retraite. Les modalités actuelles de la construction européenne favorisent le capital et l'emploi est considéré comme simple variable d'ajustement. Dans ce contexte difficile, il y a nécessité de réagir. D'où un syndicalisme revendicatif. Et sur un dossier comme les retraites et l'assurance maladie, on retrouve les mêmes problèmes en Autriche, en Allemagne et en Italie par exemple. La responsabilité est gouvernementale, notamment eu égard aux critères budgétaires très rigoureux (3 % de déficit maximum). Tout ce qui est de caractère collectif devient par définition un frein à la concurrence. Nous ne pouvons que nous opposer à cette logique. Le débat sur l'Europe n'a jamais réellement eu lieu en France (excepté peut-être en 1992), notamment sur les transferts de responsabilité (public/privé) ".
A partir de la Loi DEFFERRE sur la décentralisation (1982), la France s'est engagée dans un processus de régionalisation développé. Les transports, notamment ferroviaires, ont été parmi les premières activités publiques à être "décentralisées" après les lycées. Quid de l'unité nationale du réseau SNCF dans un tel schéma ?
" La décentralisation n'est pas faite pour rapprocher. Bien au contraire, on assiste à la remise en cause de l'égalité des droits sur l'ensemble du territoire national. A partir du moment où il y a transfert, cela signifie demain inégalité de fait en terme de transports collectifs, d'hospitalisation, etc. Peux-t-on demain rester républicain dans une organisation complètement éclatée au niveau territorial ? Et les transferts de financement ? Comment évolueront-ils ensuite avec les charges conséquentes des conseils généraux, avec l'Aide Personnalisée à l'Autonomie, avec l'augmentation des bénéficiaires du RMI/RMA, les transferts de personnels des établissements scolaires (T.O.S). Il est probable que les conseils généraux et régionaux n'auront le choix qu'entre l'augmentation de la fiscalité locale et/ou l'externalisation des services (privatisation) avec des coûts multipliés pour l'usager. "
Un 14ème projet de loi a été déposé fin 2003 sur le "service minimum" dans les transports. La fédération F.O. des cheminots revendique le service public maximum contre ce projet néfaste, emblématique de la restriction du droit de grève. Quelle est la position de la confédération en la matière ?
" F.O. s'oppose à cette mise en place pour trois raisons principales. Tout d'abord, parce que les directions n'utilisent pas le temps du préavis de grève pour répondre aux causes des conflits. Ensuite, il y une volonté réelle du patronat de remettre en cause le droit de grève. A la SNCF, c'est votre direction nationale qui fait circuler les TGV et supprime les trains de la vie quotidienne (TER). Après certains taxent les cheminots de preneurs d'otages ("usagers-otages"). Ce n'est pas sérieux. Regardons du côté de l'Italie. Ce n'est pas parce qu'il y a un système de " service minimum " que des salariés des transports ne se sont pas mis en grève.
Enfin, on constate une volonté de remettre en cause globalement le droit de grève pour tous. Avec un " service minimum ", il n'y aura plus de vraies négociations possibles et les grèves interprofessionnelles et de solidarité seront concrètement interdites.
C'est pourquoi, il faut rappeler que le droit de grève est un droit constitutionnel. "
(source http://www.force-ouvriere.org, le 31 mars 2004)
Jean-Claude Mailly .- "L'organisation syndicale est soudée pour affronter la situation économique et sociale et tous les dossiers. Ce qui est important, c'est que ce fut un congrès consacré non aux problèmes internes mais à ceux des salariés. Il y a une ligne de conduite claire pour les trois années à venir, ceci dans la continuité".
Quelques "observateurs" fort mal intentionnés à l'endroit de F.O. se sont empressés de prédire une lutte mortelle voire la fin de l'organisation syndicale. Que pourrais-tu leur répondre?
" Force Ouvrière est une organisation démocratique. Nos congrès confédéraux sont les seuls congrès syndicaux de cette ampleur où les délégués des syndicats participent. Rien n'est préparé à l'avance. Ceux qui sont à l'extérieur de F.O. ont du mal à comprendre comment notre syndicat peut fonctionner, que des militants différents avec parfois des engagements politiques, associatifs, religieux ou athées, débattent démocratiquement et positivement. Nous sommes une organisation syndicale indépendante des partis, des religions, des associations de toutes sortes, et la seule organisation indépendante. Et nous n'introduisons pas de débats extérieurs au sein du syndicat. C'est cela l'indépendance syndicale et c'est comme cela que l'on trouve un consensus. Il arrive que des médias travaillent sur nos positions et notre fonctionnement avec parfois la critique dure, mais ils sont obligés de constater que ce qu'ils avaient prédit (pour certains d'entre eux) n'est pas arrivé.
D'ailleurs nos camarades étrangers, nombreux encore cette année au congrès, saluent le nombre important de militants (+ de 3000) présents".
Parfois à l'intérieur de la CGT-F.O. et souvent à l'extérieur, des reproches sont formulés contre notre syndicat taxé "d'archaïque" voire "d'agitateur" et de "protestataire" sans volonté de négocier. Que penses-tu de ces remarques ?
" Ce sont des clichés qui ne disent pas la vérité. Archaïque, c'est l'adjectif que l'on emploie quand une organisation résiste et que l'on n'accepte pas l'inéluctabilité du déclin. Les "modernes" sont ceux qui l'acceptent. Si on ne résiste pas, comment peux-t-on obtenir de nouveaux droits ?
Notre organisation est réformiste avec une conception exigeante de la réforme (un réformisme militant) dans le sens du progrès. Pour obtenir satisfaction, il y a un outil privilégié : la négociation contractuelle. Aujourd'hui, nous en sommes surtout à l'autodéfense... Quand nous sommes d'accord, on signe. Sinon, on conteste. Car il n'y a pas de réformisme sans contestation et pas de syndicat sans revendications. Le syndicalisme dépend aussi des contextes et des périodes. Au niveau interprofessionnel, nous avons signé deux accords importants et bientôt un troisième. Parce que ces accords apportent un "plus" aux salariés. "
Plusieurs délégués cheminots au dernier congrès confédéral n'ont pas manqué d'interpeller l'équipe confédérale pour rappeler l'idéal du service public républicain ferroviaire, avec son statut particulier et ses devoirs essentiels. Quel serait ton message aux cheminots et en particulier aux militants F.O. sur ce point ?
" Il faut continuer de se battre. Les cheminots auront le soutien sans faille de la confédération F.O. pour que la SNCF demeure un service public. Nous sommes irrités de voir que les pouvoirs publics parlent seulement des valeurs républicaines au moment des élections, alors qu'on met en place un processus de privatisation remettant en cause le service public avec EDF-GDF et la SNCF Il y a une certaine hypocrisie. Quand les cheminots se bagarrent pour la SNCF et leur Statut, ils se battent aussi pour les services publics et pour tous les citoyens ".
Côté protection sociale, le statut SNCF, résultat de l'Histoire cheminote et produit des luttes syndicales, semble menacé. Quelle stratégie entends-tu conduire pour réaffirmer toute la pertinence des statuts particuliers protecteurs des droits et facilitateurs des devoirs des agents, à la SNCF mais aussi à EDF-GDF et dans les autres services publics ?
" Nous allons continuer à expliquer qu'il n'y a aucune raison de remettre en cause ces statuts. Quand l'un d'entre eux est remis en cause sous prétexte de droits trop larges, c'est pour les aligner tous vers le bas. Pour F.O., il faut aligner vers le plus haut niveau. Dans la volonté de remise en cause du statut SNCF, il y a remise en cause du service public. Voyez ce qui se passe à EDF-GDF. Ce sont des raisons économiques : sortir les retraites des coûts d'exploitation ! Ca pourrait être demain la même situation pour les autres services publics. Et on ouvre le capital puis on privatise complètement (comme à France Télécom). La Direction SNCF raisonne ainsi en " centres de profits " ".
Le Président du Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, Bertrand FRAGONARD, a affirmé le 10 février dernier devant la commission des affaires sociales de l'assemblée nationale que "le déficit maladie se creuse de 20 000 euros par minute". S'il y a déficit, pourquoi et comment peut-on le résoudre durablement pour consolider notre système d'assurance maladie ?
" Plusieurs éléments sont à apprécier. Et il faut relativiser les rapports... Le déficit présenté c'est 10 milliards d'euros par rapport à la masse. Quand certaines années, il y a eu croissance, nous avions eu des excédents. De même qu'ils sont favorisés lorsqu'il y a soutien à la consommation par augmentation du pouvoir d'achat (salaires).
1 % de masse salariale en plus, c'est 1,5 milliards d'euros en plus pour l'assurance maladie. 100 000 chômeurs en moins, c'est encore 1 milliard d'euros supplémentaires ! FO demande depuis des années la clarification des comptes entre l'État et la Sécurité Sociale. On ne sait plus comment le système est financé et qui décide ! Quand un ministre de la santé veut engager une dépense, il le fait souvent supporter par les comptes de la Sécurité Sociale. Incroyable mais réel : sur 20 milliards d'euros d'exonérations de charges décidées par l'État, 3 milliards ne sont pas compensés ! Il y a aussi des difficultés avec la compensation des régimes de salariés pour les régimes de non-salariés.
Avec cette clarification des comptes, nous avons le moyen de mettre l'État devant ses responsabilités. S'il décide de procéder à des exonérations, à lui de trouver les recettes correspondantes à travers l'impôt ou pourquoi pas la taxation du capital. Ce n'est pas dans l'air du temps. Mais si on n'arrive pas à faire cette clarification, la situation va devenir encore plus difficile. Elle est l'élément clé. Nous nous sommes battus contre la réforme Juppé en 1995 qui avait pour objectif de rentrer dans les critères des budgets en vue du passage à l'Euro (logique comptable). Pour F.O., il faut refuser la logique comptable et s'engager dans une vraie politique conventionnelle avec les professionnels de santé.
Le gouvernement prendra ses responsabilités après les élections régionales. Veut-il consolider le système ou aller vers la seule logique comptable ? Si les pouvoirs publics veulent un pilotage du système entre régime général et régimes complémentaires, alors nous obtiendrons une couverture du régime général diminuée avec un transfert vers des régimes complémentaires (notamment des assurances privées). Aux U.S.A., le poids des dépenses de santé est de 14 % et en France 9 % environ. Ce qui compte pour un gouvernement, ce sont les dépenses remboursées, notamment parce qu'elles entrent dans le calcul du déficit public.
La Sécurité Sociale, depuis 1945, est un système socialisé dans une économie capitaliste. On a introduit le ticket modérateur en faisant ainsi plus de place pour les couvertures complémentaires, et on a opéré toute une série de déremboursements trop souvent pour des raisons comptables. Car si un médicament est inefficace, qu'il ne soit plus remboursé c'est parfaitement logique. Mais tous ne le sont pas.
Cette politique conduit à un transfert vers les complémentaires (individualisées). La couverture complémentaire doit le rester et ne pas se substituer au régime général d'assurance maladie. Imaginons un instant que demain, liberté soit donnée à chacune et chacun de s'assurer. Comment faire avec des revenus modestes ? C'est pourquoi un vrai système de protection sociale collective ne peut être qu'obligatoire. Et le progrès n'est pas seulement de maintenir les remboursements mais de les améliorer ".
Les cheminots ont pris une large part dans les grèves du 1er semestre 2003 pour s'opposer à la contre-réforme Raffarin-Fillon sur les retraites. Avec une manipulation de grande ampleur et une vraie-fausse négociation, la régression sociale semble avoir franchi une nouvelle étape. Face à cette agression, quelle peut être la réponse de la CGT-F.O. ?
" Le dossier " retraites " n'est pas terminé dans la mesure où la contre-réforme n'est pas financée. Dans plusieurs années, on va nous expliquer qu'il manque quelques dizaines de milliards d'euros. L'allongement de la durée de cotisation signifie qu'on ne pourra pas partir avec une pension à taux plein. C'est d'ailleurs l'objectif de cette contre-réforme. Ils mettent en place des systèmes de fonds de pension par capitalisation, un système de privatisation. Le gouvernement a tenté d'opposer à nouveau les salariés du public à ceux du privé. Il est possible de penser que des salariés du secteur privé ont cru que le gouvernement allait s'arrêter à 40 ans. Mais l'objectif rapide est 41 voire 42 ans. Ainsi, on risque de quitter la vie active avec des pensions fortement amputées. Le problème se reposera dès 2007 ".
A la SNCF, côté salaires (augmentation générale), ce fut 0 % en 2003 et 1 % prévu en 2004. La direction SNCF souhaite obtenir un accord salarial (pour 2004) en présentant le G.V.T. (glissement vieillesse technicité) et les échelons d'ancienneté (à déclenchement automatique) comme une augmentation salariale. Devant ce procédé discutable et trompeur, doit-on considérer qu'il y a encore du "grain à moudre" ?
" On mesure une augmentation de salaire, non pas à travers le G.V.T., mais sur les augmentations générales. La vision de la direction SNCF est une optique comptable. Les patrons raisonnent ainsi : combien me coûtent les salariés (avec effets de masse). C'est une logique d'employeur. Ça justifie de ne pas négocier les augmentations normales; donc le pouvoir d'achat n'est absolument pas assuré. Si la SNCF supprime des emplois, peut-être pourra-t-on (selon cette réflexion patronale) augmenter les salaires. La direction SNCF oppose ainsi emplois et salaires ".
Le "dialogue social" semble devenir un mirage et la négociation contractuelle un nuage fugace. Sans compter la préférence marquée de la Direction Nationale de la SNCF pour l'organisation syndicale majoritaire (la CGT). Comment négocier et contracter aujourd'hui dans les entreprises?
" Cela pose le problème de la Loi Fillon sur le "dialogue social" (vote début avril 2004). Deux aspects sont liés et essentiels :
On déstructure la façon de négocier. Dans le secteur privé, on avait la négociation collective pour la solidarité avec le code du travail, et des conventions collectives de branches, puis des accords d'entreprises selon la hiérarchie des normes juridiques. Négociation collective qui doit s'opérer sous les valeurs de solidarité et d'égalité. La loi Fillon souhaite promouvoir la négociation au niveau de l'entreprise qui pourrait déroger au Code du Travail.
Et pour faire passer cet accord d'entreprise, ce texte va exiger qu'il soit signé sous le principe de l'accord majoritaire. S'il n'y avait pas déréglementation, il n'y aurait pas d'accord majoritaire. Auparavant, à partir du moment ou nous étions assurés que l'accord d'entreprise ne pouvait qu'améliorer l'accord de branche, on pouvait être satisfait.
L'accord majoritaire vaut pour une majorité politique. Mais nous avons en face de nous un interlocuteur patronal. Et personne ne pose jamais la question de la représentativité patronale ! Dans ces conditions, on ne peut pas calquer la démocratie politique à la négociation sociale. "
M. FILLON, Ministre du Travail, souhaite instaurer le principe de "l'accord syndical majoritaire" dans toutes les entreprises. N'est ce pas là une menace concrète contre le pluralisme syndical et plus largement la liberté de se syndiquer auprès de l'organisation de son choix ?
" Oui, bien sûr. Qui peut nous assurer que demain, on n'exigera pas qu'une majorité de syndicats et/ou de salariés soit constituée pour engager une grève. Cela pourrait conduire, de fait, à la remise en cause du droit de grève. Cela s'apparente à une dérive anglo-saxonne ".
En février, tu as invité Bernard THIBAULT, Secrétaire Général de la C.G.T. au siège de la Confédération. C'est une première. Tu as précisé que "l'unité syndicale ne se programme pas". Peux-tu nous dire ce qu'il est ressorti de cette rencontre ?
" Nous n'avons pas invité que la CGT, mais aussi la CFTC, la CFDT et la CFE-CGC. Avec les quatre autres confédérations, de façon bilatérale, nous avons confronté nos points de vue. Nous préférons ce type de rencontre plutôt que les grandes messes syndicales aux résultats parfois douteux (cf. janvier 2003 sur les retraites). On préfère la clarté. Chacun connaît les positions et conserve sa liberté de comportement. Quand on discute de l'assurance maladie, nous avons des désaccords, pas nouveaux sur les déremboursements. Par exemple, on a des conceptions syndicales différentes sur les modalités avec la CFDT. Le pluralisme syndical n'est pas artificiel. C'est une réalité. Le 3 avril, pour la journée européenne, F.O. n'est pas signataire d'un appel intersyndical parce qu'il ne répond pas à la situation ".
La Chine pourrait devenir le premier marché mondial dans les toutes prochaines années. Les entreprises BAOSTEEL (sidérurgie) et TLC (téléviseurs) sont déjà respectivement 4ème et 1ère au rang mondial dans leur catégorie. Avec des droits syndicaux bafoués et des libertés démocratiques absentes, quelles peuvent être les actions de la CGT-F.O., membre fondateur de la C.I.S.L. (confédération internationale des syndicats libres) ?
" Nous avons engagé des actions dans le cadre de la C.I.S.L. en soutenant et aidant les syndicalistes chinois qui veulent créer des syndicats indépendants. La Chine évolue vers une économie de marché. Preuve nous est donnée que l'économie de marché n'est pas forcément synonyme de démocratie ".
Avec l'ouverture à la concurrence des modes de transport (notamment ferroviaires), l'absence de lien démocratique direct et fort entre les décideurs et les citoyens, l'Union européenne et certains de ses organes (Commission, Conseil, B.C.E., etc.) semblent peu respectueux des droits sociaux des salariés européens malgré les grands discours. La confédération F.O., avec sa grande expérience syndicale européenne (membre fondateur de la C.E.S.L. devenue C.E.S.), peut-elle changer le cours d'une actualité dangereuse pour les salariés ?
" Nous avons à nouveau expliqué, au congrès confédéral, tout l'intérêt d'un syndicalisme en Europe plus revendicatif. Rappelons que ce n'est pas seulement la Commission européenne qui émet des propositions. Ce sont les gouvernements nationaux qui décident, comme par exemple, l'engagement au Conseil européen de Barcelone en mars 2002 de reculer de 5 ans l'âge moyen de départ à la retraite. Les modalités actuelles de la construction européenne favorisent le capital et l'emploi est considéré comme simple variable d'ajustement. Dans ce contexte difficile, il y a nécessité de réagir. D'où un syndicalisme revendicatif. Et sur un dossier comme les retraites et l'assurance maladie, on retrouve les mêmes problèmes en Autriche, en Allemagne et en Italie par exemple. La responsabilité est gouvernementale, notamment eu égard aux critères budgétaires très rigoureux (3 % de déficit maximum). Tout ce qui est de caractère collectif devient par définition un frein à la concurrence. Nous ne pouvons que nous opposer à cette logique. Le débat sur l'Europe n'a jamais réellement eu lieu en France (excepté peut-être en 1992), notamment sur les transferts de responsabilité (public/privé) ".
A partir de la Loi DEFFERRE sur la décentralisation (1982), la France s'est engagée dans un processus de régionalisation développé. Les transports, notamment ferroviaires, ont été parmi les premières activités publiques à être "décentralisées" après les lycées. Quid de l'unité nationale du réseau SNCF dans un tel schéma ?
" La décentralisation n'est pas faite pour rapprocher. Bien au contraire, on assiste à la remise en cause de l'égalité des droits sur l'ensemble du territoire national. A partir du moment où il y a transfert, cela signifie demain inégalité de fait en terme de transports collectifs, d'hospitalisation, etc. Peux-t-on demain rester républicain dans une organisation complètement éclatée au niveau territorial ? Et les transferts de financement ? Comment évolueront-ils ensuite avec les charges conséquentes des conseils généraux, avec l'Aide Personnalisée à l'Autonomie, avec l'augmentation des bénéficiaires du RMI/RMA, les transferts de personnels des établissements scolaires (T.O.S). Il est probable que les conseils généraux et régionaux n'auront le choix qu'entre l'augmentation de la fiscalité locale et/ou l'externalisation des services (privatisation) avec des coûts multipliés pour l'usager. "
Un 14ème projet de loi a été déposé fin 2003 sur le "service minimum" dans les transports. La fédération F.O. des cheminots revendique le service public maximum contre ce projet néfaste, emblématique de la restriction du droit de grève. Quelle est la position de la confédération en la matière ?
" F.O. s'oppose à cette mise en place pour trois raisons principales. Tout d'abord, parce que les directions n'utilisent pas le temps du préavis de grève pour répondre aux causes des conflits. Ensuite, il y une volonté réelle du patronat de remettre en cause le droit de grève. A la SNCF, c'est votre direction nationale qui fait circuler les TGV et supprime les trains de la vie quotidienne (TER). Après certains taxent les cheminots de preneurs d'otages ("usagers-otages"). Ce n'est pas sérieux. Regardons du côté de l'Italie. Ce n'est pas parce qu'il y a un système de " service minimum " que des salariés des transports ne se sont pas mis en grève.
Enfin, on constate une volonté de remettre en cause globalement le droit de grève pour tous. Avec un " service minimum ", il n'y aura plus de vraies négociations possibles et les grèves interprofessionnelles et de solidarité seront concrètement interdites.
C'est pourquoi, il faut rappeler que le droit de grève est un droit constitutionnel. "
(source http://www.force-ouvriere.org, le 31 mars 2004)