Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec "Le Monde" le 14 mai 2004, sur les sévices infligés par des militaires américains à des prisonniers irakiens et sur la proposition de la France d'une résolution-cadre des Nations unies prévoyant notamment une conférence inter-irakienne sous l'égide de la communauté internationale.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Vous partez pour New York et Washington où l'Irak sera le sujet majeur de vos entretiens. Avez-vous une idée de l'impact du scandale des sévices sur les prisonniers irakiens ?
R - Ces actes constituent une tache sur l'honneur des militaires qui ont pris part à ces sévices. Je les ai qualifiés immédiatement de déshonorants et d'indignes. Nous ne savons pas encore s'il s'agit d'actes d'individus sadiques ou s'il s'agit d'un système organisé. Dans les conversations que j'ai eues avec Colin Powell dimanche, je l'ai senti très préoccupé à la fois par les actes eux-mêmes et par l'onde de choc qu'ils provoquent. Ce qui me frappe c'est la spirale d'horreur, de sang, d'inhumanité que l'on constate actuellement sur tous les fronts, à Falloujah comme à Gaza ou à travers les terribles images de l'assassinat de ce malheureux otage américain. Tout cela donne le sentiment d'une perte totale de repères. Je voudrais lancer un appel à la raison et à la conscience. Ce qui est mis en cause de tous côtés, c'est cette valeur fondamentale qui est au coeur de toutes les religions, de toutes les civilisations : la dignité humaine.
Q - Tout ce qui avait été dit par la diplomatie française il y a quelques mois s'est vérifié mais on a l'impression qu'elle n'en profite pas. Sans se réjouir, ne faut-il pas tirer la sonnette d'alarme ?
R - Oui. Notre état d'esprit n'est ni de regarder en arrière ni de donner des leçons, mais il y a des leçons à tirer. Le moment est venu de prendre une initiative forte pour sortir de la tragédie irakienne, ce trou noir qui est en passe d'aspirer le Moyen-Orient et, au-delà, le monde. Dans le climat de gravité que je sens parmi mes collègues, il me semble qu'on peut retrouver une certaine unité européenne. C'est une première étape : que les Européens prennent conscience de leur responsabilité et l'assument ensemble. Puis nous devons demander - voire exiger -, dans le cadre des Nations unies, une conférence inter-irakienne sous le parrainage de l'ONU et des pays de la région, pour réussir ce qui doit être la première marche vers la stabilisation et la reconstruction de l'Irak : un gouvernement irakien qui gouverne non pas de façon artificielle ou déléguée, mais de manière souveraine. Il faut que les Irakiens aient la maîtrise de l'économie, des ressources naturelles, de la justice; qu'ils aient au moins leur mot à dire, dans cette phase intérimaire entre juillet 2004 et les élections de janvier 2005, sur la présence et les initiatives de la force multinationale. Il faut que ce gouvernement soit accepté par la communauté internationale et par les différentes composantes irakiennes : d'où notre idée d'une conférence. Tout cela doit conduire aux élections de janvier 2005, c'est-à-dire au moment de la vraie légitimité populaire.
Q - Le mandat de la force multinationale doit-il être limité dans le temps ?
R - Cela me semble en effet souhaitable, mais c'est aux Irakiens qu'il appartiendra de le dire. Le gouvernement pleinement souverain qui sera issu des élections de 2005 devra pouvoir décider de ce que devient cette force et, le cas échéant, de son départ.
Q - D'ici là, le gouvernement intérimaire devrait avoir "son mot à dire" en matière de sécurité ; qu'entendez-vous par là ?
R - Ce gouvernement doit avoir autorité sur les forces irakiennes et sur leur emploi. Il doit aussi, au minimum, être consulté sur l'action des forces de la coalition.
Q - Vous partez du principe qu'à partir du 1er juillet les forces de la coalition deviendront une force multinationale ?
R - Une résolution des Nations unies doit garantir au gouvernement qui se mettra en place le 1er juillet la capacité de gouverner. Elle doit en même temps définir le cadre qui doit présider à cette période de stabilisation. Naturellement, la responsabilité de cette stabilisation, pendant un certain nombre de mois encore, continuera à incomber d'abord aux forces qui occupent l'Irak.
Q - L'idée d'une conférence inter-irakienne sous l'égide de la communauté internationale devrait-elle figurer dans la résolution ?
R - Cela me paraît nécessaire. Cette idée peut se construire en plusieurs temps : le premier, à l'intérieur de l'Irak, pourrait être une table ronde pour vérifier assez rapidement la représentativité du nouveau pouvoir irakien.
Q - Vous avez dit qu'il n'est "pas question" que la France envoie des troupes en Irak ? Est-ce un refus définitif ?
R - J'ai dit que la question ne se posait pas. Il n'y aura pas de soldats français en Irak, ni maintenant ni plus tard. La France peut être bien plus utile encore par d'autres moyens. Elle sera présente dans la reconstruction politique et économique dont le succès sera crucial pour assurer la stabilité du pays et contribuer à celle de l'ensemble de la région. Nous prendrons notre part, y compris par la formation de policiers et de gendarmes, par une contribution à l'allègement de la dette irakienne, par des programmes de développement économique ou encore par le soutien à l'édification d'un véritable Etat de droit.
Q - La résolution-cadre que vous préconisez, avec l'idée d'une conférence, est-elle acceptée par nos partenaires européens ?
R - L'idée d'une conférence a progressé depuis que mon prédécesseur ainsi que nos amis russes l'ont évoquée. Il faut poursuivre notre travail de persuasion auprès de nos partenaires, à commencer par les Américains. La vraie question est de savoir s'ils sont prêts aujourd'hui à tirer les conséquences de la dégradation de la situation en acceptant un authentique transfert de souveraineté.
Q - Est-ce que la détérioration de l'image des Américains est de nature à favoriser le changement d'attitude que vous souhaitez ?
R - Je compte d'abord sur l'analyse et le sens des responsabilités des dirigeants de chacun de nos pays. Ce qui est en train de se produire, dont on avait déjà vu les prémices au début de ce conflit, c'est une prise de conscience de l'opinion publique mondiale. Tous les principes auxquels nous tenons - le respect de la dignité humaine et du droit international, la force comme ultime recours, la solidarité pour la recherche du dialogue entre les cultures et les civilisations - tous ces principes sont bousculés. C'est une raison supplémentaire pour les réaffirmer comme autant de repères en ces moments de trouble et de doute.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2004)