Extraits d'un entretien de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, avec RTL le 1er mai 2004, sur l'Europe sociale, les élections européennes 2004, l'élargissement et le poids de l'Europe sur la scène internationale, la perspective d'une adhésion de la Turquie.

Prononcé le 1er mai 2004

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Média : RTL-Le Journal Inattendu

Texte intégral

Q - (Question relative au modèle social européen.)
R - La France s'est toujours portée en support à ce modèle social européen. Nous y travaillons encore beaucoup dans le cadre du traité constitutionnel qui va se mettre en place très prochainement. L'ensemble des pays européens est confronté à ces mêmes évolutions liées à celles de la démocratie. Ce type de réforme sociale proposée est visible dans de nombreux pays. D'ailleurs, la réflexion entre Etats membres confrontés à ces mêmes décisions à prendre est importante, car c'est souvent difficile à mettre en route. A ce titre, je voudrais rendre hommage à ces dix pays qui nous ont rejoint cette nuit parce que depuis cinq ans, dans leur processus d'adhésion et de rapprochement, ils ont fait évoluer leur pays grâce à des réformes tout à fait considérables.
Q - Mais des réformes sociales aussi, ou des réformes qui ont permis d'accueillir de nouveaux investisseurs ?
R - Des réformes économiques, mais aussi des réformes sociales. Il est vrai qu'au niveau européen, avec cette nouvelle Constitution, nous attachons aussi beaucoup d'intérêt au dialogue social avec l'ensemble des partenaires pour que cette Europe ne soit pas une Europe technocratique mais une Europe qui, au-delà du politique, permette l'adhésion de chacun au projet commun. Dans ce cadre, nos représentants syndicaux français sont bien placés, au niveau européen, pour porter d'importants messages.
Q - Le 1er mai, vous le savez, c'est également la date qu'a choisie depuis plusieurs années Jean-Marie Le Pen pour son défilé traditionnel au cours duquel il dépose toujours une gerbe au pied de la statue équestre de Jeanne d'Arc à Paris ; l'occasion pour le leader du FN de lancer sa campagne des européennes. Effectivement, le 13 juin, il y a les élections européennes.
R - Les élections européennes représentent pour nos parlementaires européens un moment crucial et il est justement fondamental, pour la légitimité de cette Europe, que chacun puisse y participer. Ce qui est essentiel c'est de considérer que ces parlementaires, avec leur rôle majeur actuellement dans les décisions, doivent être efficaces pour pouvoir réellement porter une voix. Dès lors, il faut que nous soyons groupés et unis dans la possibilité de faire entendre notre voix. Des discours trop extrémistes ne servent à rien dans la construction européenne. Nous sommes dans un devoir de responsabilité, soyons donc efficaces pour plus de légitimité et plus de démocratie. C'est le message qui sera envoyé au moment des élections européennes.
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Q - Au lendemain de la profanation du cimetière juif dans le Haut-Rhin au cours de laquelle 127 tombes ont été souillées, on constate que le nombre d'actes antisémites ne cesse d'augmenter. Claudie Haigneré, cette affaire est vraiment le contraire de l'Europe ?
R - Oui. Permettez-moi de dire notre indignation devant des actes inqualifiables et intolérables comme ceux qui viennent d'être commis. Effectivement, l'Europe ce sont des valeurs de dignité. Nous avons aussi un devoir de mémoire pour tout ce que l'Europe a traversé. Ces valeurs de respect et de tolérance sont complètement bafouées par des actes aussi inqualifiables.
Q - Après la Seconde Guerre mondiale, les décombres et les horreurs du nazisme, l'Europe s'est construite sur l'idée de la paix ?
R - L'Europe avait et a encore cet objectif de paix, de stabilité et de démocratie. L'Europe est une mécanique de paix. Je souhaite que tout le monde se mette au service de cette mécanique.
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Q - Claudie Haigneré, la question de la Turquie est importante. Hier, le Premier ministre turc a demandé à l'Union européenne si elle était une coalition de valeurs ou un club chrétien. Que lui répondez-vous aujourd'hui ?
R - La réponse sur le club fermé, avec des valeurs religieuses ou géographiques, a déjà été abordée. Cette vocation d'un rapprochement de la Turquie à l'Europe est très ancienne : les expressions en ont été diverses. Je crois que chacun doit avoir son exigence dans le chemin fait l'un vers l'autre. Et c'est ce qui a été transmis à nos partenaires turcs. Je voudrais dire qu'aujourd'hui, cette cérémonie en Irlande avec les vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernement est quand même effectivement très symbolique et très forte. Je suis très heureuse de voir que ceux qui vont nous rejoindre soient aussi associés. Cela montre que le projet d'Europe réunie est encore à construire. Tous ensemble, ces chefs d'Etat montrent bien cette volonté de se donner les moyens, de parvenir et de réussir cet élargissement. Vous le savez, sous présidence irlandaise, nous espérons tous pouvoir aboutir à ce traité constitutionnel qui nous donnera les moyens d'aller plus loin sur le projet porté.
Q - Cela veut-il dire qu'effectivement la Turquie a une vocation à entrer dans l'Union européenne un jour ou pas ?
R - C'est l'expression de notre président de la République. Cette vocation européenne a été portée par d'autres chefs de gouvernement français depuis longtemps. J'ai rappelé notre exigence vis-à-vis des critères appliqués à chacun des Etats qui font la demande d'adhésion. Il s'agit d'un processus long et complexe. Différentes étapes sont encore devant nous, en particulier celle d'octobre avec un rapport de la Commission européenne faisant le point de l'évolution des réformes, de l'efficacité dans la vie quotidienne de la Turquie, à partir d'éléments d'analyse. Ce pays a un poids démographique et politique et un rôle stratégique tout à fait important dans les affaires du monde et de l'Europe. La réflexion devra se faire et la décision de l'ensemble des Etats européens devra permettre dès que possible de donner une réponse.
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Q - Claudie Haigneré, voilà bien un sujet, l'Irak, sur lequel les Européens ont du mal à se mettre d'accord ?
R - Définir ce que peut être une vision commune, ne veut pas dire une vision unique. C'est là où la confusion a pu amener à avoir cette impression de difficulté dans une expression commune. L'élargissement nécessite justement désormais cette prise de responsabilité sur le poids que l'Europe aura sur la scène internationale, un poids, une vision politique, un rayonnement communs portés par l'ensemble des Etats membres qui permettra de proposer d'autres solutions que celles proposées actuellement, tout en étant en concertation avec l'ensemble de partenaires comme l'Organisation des Nations unies. M. Brahimi, dans le cadre de son travail aux Nations unies, est venu rencontrer très vite le président de la République pour lui faire part des éléments d'évolution de la situation irakienne. Il y a cette volonté et cette détermination à la fin du mois de juin de pouvoir avancer vers les éléments de la souveraineté.
Q - Il y a quelques mois, Jacques Chirac avait dit aux futurs nouveaux membres de l'Union européenne qui arrivent aujourd'hui et qui avaient des positions pro-américaines sur la question, qu'ils avaient perdu une occasion de se taire. Est-ce que vous diriez la même chose aujourd'hui ?
R - Dans cet élargissement, un des éléments clés de l'efficacité est de penser au poids important que nous avons, au rayonnement que nous pouvons apporter par une politique étrangère commune, par une politique de sécurité, car nous souhaitons organiser la paix et la démocratie, non seulement au sein de l'Europe, mais aussi dans son environnement. C'est une tâche sur laquelle chacun des représentants des Etats membres va se concentrer maintenant. Ces décisions et expressions politiques ne sont pas toujours les expressions du peuple qui a pu être majoritairement en opposition à certaines décisions prises au sein même de certains gouvernements.
Q - Une opinion européenne qui rejoint plutôt les positions française et allemande ?
R - On aura l'occasion d'y revenir plus tard, mais c'est important que cette Europe que nous construisons soit aussi, non seulement une Europe politique déterminée par les chefs de gouvernement, mais aussi une Europe à laquelle doivent adhérer les peuples qui la constituent.
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Q - Problème d'ambition politique, de transparence, de démocratie : c'est vrai qu'on a souvent l'impression que l'Europe est l'affaire des élites ?
R - C'est quelque chose qu'il faut combattre. Nous avons quelques semaines devant nous avant les élections européennes pour faire porter le débat sur les enjeux de l'Europe et que chaque citoyen puisse y prendre sa responsabilité et y avoir son élément de compréhension et d'interaction. Je suis tout à fait d'accord sur le fait qu'un discours trop technocratique présenté par des bureaucrates ou des politiques n'est pas suffisant. Il faut aller bien au-delà et permettre cette expression sur les craintes présentées. On aura l'occasion de revenir sur les éléments positifs, les perspectives et les projets. Je voudrais dire dès maintenant que cette Europe est unie et sûrement pas une Europe à deux vitesses. Elle donne la possibilité de progresser, pour certains à leur rythme, vers des actions communes. Par exemple, la limitation transitoire de la circulation dans le cadre d'un marché du travail un peu compliqué pour nos pays européens, est une période de transition qui peut aller beaucoup plus vite que les limites que nous nous sommes fixées actuellement. Le but est d'aller vers ce qui est cette grande liberté de circulation, avec l'égalité pour chacun de pouvoir saisir la chance européenne.
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Q - On sait que la Politique agricole commune (PAC) est un gros morceau du budget européen. Avons-nous les moyens de nous offrir une PAC à vingt-cinq sans rogner sur les revenus des agriculteurs français ?
R - Ce travail, très long, a été fait avec une réforme proposée en 2003 et un engagement à maintenir notre Politique agricole commune avec des moyens identiques jusqu'en 2013. C'est une période importante, justement pour la transition et la stabilisation. C'est important non seulement pour la France et d'autres pays de l'Union européenne, mais aussi pour la Pologne et les pays qui nous rejoignent avec des agricultures très fortes. On a évoqué tout à l'heure, pour cette Europe, la liberté, l'égalité et la solidarité. La solidarité représente non seulement des fonds destinés à pouvoir donner plus de convergence pour réduire les disparités des pays et des régions, mais c'est aussi ces échanges d'opérationnels qui vont dans le pays partager les expériences. C'est aussi comme cela que l'Europe travaille.
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Q - On parlait il y a un instant des entreprises qui bougent et se déplacent en Europe. L'une des craintes également que l'on peut avoir, est tout ce qui concerne la fraude et la corruption qui existent parfois chez les nouveaux membres de l'Union européenne.
R - Je suis un peu désolée que l'on ne parle que des craintes, des inquiétudes et des préoccupations. Mais il y a des questions et des réponses à apporter. Comment y répondre de façon efficace ? Vous évoquez la question de la corruption. Sachez que, pour tout ce qui s'attache à la coopération policière et judiciaire au sein de l'Europe, nous souhaitons pouvoir avancer vers cet espace de sécurité et de justice. Notre ambition pour l'Europe est celle d'une union et, je dirais, d'un nivellement par le haut. Cet élément-là est important. C'est vrai que l'on a beaucoup plus de force si l'on se réunit que si l'on reste seul. Effectivement, les frontières internes se sont atténuées et nous devons protéger nos frontières extérieures. Nous devons avoir à l'intérieur ces valeurs pour lesquelles chacun a adhéré, a fait des efforts, qu'il porte. Il faut bien sûr avoir des réponses aux questions en termes d'efficacité, mais il faut avoir aussi cette ambition, cet optimisme lucide que chacun s'est engagé à avoir.
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Q - Cet élargissement représente évidemment plus d'échanges, plus d'économie ensemble, plus de marchés, mais il va aussi coûter de l'argent. La facture va s'élever à 25 euros par an et par habitant.
R - Tout le monde a constaté qu'il s'agit d'un coût extrêmement réduit pour le moment historique que nous vivons et je crois qu'il faut aussi considérer ce qu'aurait pu être le coût d'un "non élargissement", de fonctionner avec des Etats qui ne trouvaient pas leur place dans cette grande Europe réunie. Tout cela a été bien planifié. De 2004 à 2006, à peu près 15 euros par habitant pour aller plus loin dans cette convergence et cette solidarité. Non seulement les fonds, mais aussi la possibilité d'interagir. On a peu parlé de ce qu'est la mobilité entre les différents Etats européens, et justement la perception que chaque individu peut avoir de ce que l'Europe lui apporte. C'est aussi en connaissant davantage les autres que l'on progresse. On a évoqué tout à l'heure des sondages qui désormais au niveau français montrent l'adhésion à l'élargissement d'une forte majorité. Cela s'est fait progressivement, parce qu'on a appris à connaître les pays qui nous rejoignent. Ils doivent aussi apprendre à nous connaître. Ce n'est pas de l'optimisme béat sur la possibilité d'y parvenir, mais c'est un élément important en ce qui concerne une union de nations et de peuples. Bien évidemment, pour que ce soit efficace, il va falloir une réforme profonde de nos institutions, ce qui est le cadre de la Constitution que nous essayons d'élaborer pour la fin du mois de juin.
Q - En effet, c'est déjà compliqué à quinze, on se demande à vingt-cinq comment cela va se passer.
R - Effectivement, il faut envisager les éléments importants de cette réforme : la double majorité pour avoir une possibilité de prendre des décisions et non pas rechercher des situations de blocage quand on se sent inconfortable par rapport à certains sujets, une Commission qui soit suffisamment réduite pour traduire l'intérêt général communautaire à côté de ce que la souveraineté de chacun des pays peut donner comme élément d'interaction. Et puis élargir la possibilité de prendre des décisions à de multiples sujets, c'est à dire que l'Europe va se construire par des volontés - volontés très ouvertes, il n'y a pas d'exclusion dans l'Europe qu'on veut construire. Mais peut-être, sur certains sujets, l'Europe ne prendra pas immédiatement de décision à l'unanimité des Vingt-cinq, il faut se donner la possibilité d'avancer et non pas de bloquer cette construction.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 juin 2004)