Editoriaux de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de LO, dans "Lutte ouvrière" les 9, 13, 23, 30 avril 2004 sur la dégradation générale des conditions d'existence des travailleurs, sur l'élargissement de l'Europe, sur le centenaire du journal l'Humanité et sur la préparation de la réforme de la Sécurité sociale.

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Média : Lutte Ouvrière

Texte intégral

9 avril 2004
"Seule la lutte collective arrêtera les attaques du patronat et du gouvernement"
Du discours de Raffarin devant le Parlement le 5 avril, aussi verbeux que vide, il ressort surtout qu'il est fier de sa politique passée et qu'il continuera à "garder le cap des réformes". Les victimes de ses "réformes", les retraités, les chômeurs, sont conviées à abandonner leur pessimisme. Ceux qui sont tombés dans la misère se voient promettre une "haute Autorité". Le mépris des hommes de paille du grand patronat pour la population est sans limite.
Après la démolition des retraites, c'est au tour de l'assurance-maladie. On nous explique depuis des années que cela est une nécessité, qu'on ne peut pas faire autrement. C'est un mensonge. Si l'assurance-maladie est en déficit, c'est à cause du chômage et des cotisations en moins, mais aussi en raison des exonérations de charges sociales patronales qui ne sont que partiellement remboursées par l'État.
Pourquoi serait-ce aux travailleurs de payer ce déficit, eux qui ne sont en rien responsables du chômage? Pourquoi diminuer les remboursements de médicaments? Pourquoi augmenter la CSG qui amputera encore le pouvoir d'achat des classes populaires? Pourquoi n'est-ce pas les cotisations patronales qui sont augmentées?
Résorber le déficit de la Sécurité sociale au détriment des travailleurs, et non pas en faisant payer les revenus du capital, n'est pas une nécessité. C'est un choix. Le gouvernement exécute servilement ce que lui demande le grand patronat. Mais il faut remarquer que si la gauche attaque le gouvernement sur ses méthodes, elle prétend aussi que les "réformes" sont nécessaires. Ce qui signifie que, si elle revenait au gouvernement, elle ferait peut-être autrement dans les nuances mais elle ferait quand même ce que fait aujourd'hui la droite.
Le résultat de la politique menée depuis deux ans par la droite, mais qui est dans la droite ligne de celles du gouvernement Jospin, c'est la dégradation générale des conditions d'existence du monde du travail. Dans ce pays riche qu'est la France, on compte aujourd'hui officiellement près de 4 millions d'individus qui vivent sous le seuil de pauvreté. C'est vivre avec moins de 579 euros (3800 francs) par mois pour une personne seule. Il y a bien sûr, parmi eux, un grand nombre de chômeurs, mais pas seulement. De plus en plus nombreux sont celles et ceux qui, tout en travaillant, ne trouvent que des emplois précaires, avec des salaires en conséquence, et que le travail ne sauve nullement de la pauvreté.
C'est une situation révoltante dans un pays où les entreprises affichent des profits élevés, où tous ceux qui vivent du revenu de leur capital engrangent des dividendes en hausse et où des sommes fantastiques sont gaspillées dans toutes sortes de spéculations, de rachats d'entreprises les unes par les autres.
C'est révoltant mais on ne peut pas compter sur les gouvernements qui se succèdent pour protéger le monde du travail.
Les travailleurs ne peuvent et ne doivent pas attendre les futures élections, dans trois ans. Pas seulement parce qu'en trois ans ceux qui sont au bord de la noyade seront noyés, mais parce que ces élections changeront au mieux la majorité et le gouvernement, mais pas vraiment la politique.
Il faut que nous nous défendions nous-mêmes, en utilisant les armes qui sont les nôtres, les grèves, les manifestations et la mobilisation d'une ampleur telle que cela fasse peur aussi bien au patronat qu'au gouvernement.
Au lendemain du désaveu électoral du gouvernement, les confédérations syndicales ont un peu élevé la voix, mais ô combien peu. Mais il faut faire pression sur les syndicats pour qu'au lieu de proposer des journées d'action séparées, qui divisent les travailleurs, qui séparent les catégories les unes des autres, ils proposent une mobilisation d'ensemble. Toutes les catégories de travailleurs sont menacées par des licenciements, toutes auront à subir, si on laisse faire, les attaques contre l'assurance-maladie.
Il faut au moins arrêter l'offensive, et ce n'est pas avec les bulletins de vote que nous le ferons.
(source http://www.lutte-ouvriere.org, le 9 avril 2004)
Le 13/04/2004
SÉCURITÉ SOCIALE : L'ESSENTIEL N'EST PAS DE NÉGOCIER AVEC LE GOUVERNEMENT,
MAIS D'ESSAYER DE LE FAIRE RECULER
Le ministre de la Santé, Douste-Blazy, démarre cette semaine une série de consultations de ce qu'il appelle les "partenaires sociaux", c'est à dire les confédérations syndicales, les mutuelles... et le Medef. Ces entretiens seraient destinés, selon le gouvernement, à préparer sa prétendue "réforme" de la Sécurité sociale. C'est toute la différence entre Raffarin II et Raffarin III. Avant les élections régionales, Chirac et Raffarin se proposaient de régler le problème par ordonnances. Depuis, ils prétendent faire dans la "concertation", consulter les organisations syndicales y compris patronales, faire adopter leur projet au parlement... où la droite est de toute manière assurée d'une confortable majorité. Mais leur objectif reste le même, Raffarin ne l'a pas caché. Et c'est, sous prétexte de "réforme", de diminuer encore les prestations auxquelles ont droit les travailleurs, les chômeurs et les retraités.
Le gouvernement craint d'autant moins l'opposition parlementaire que la gauche déclare aussi qu'il est nécessaire de "réformer" la Sécurité sociale. Bien des mesures visant à diminuer les remboursements de la Sécurité sociale, appliquées depuis deux ans par Chirac et ses ministres, avaient d'ailleurs été préparées par le gouvernement Jospin.
Malheureusement, les grandes confédérations syndicales ne tiennent pas un langage bien différent. Certaines, comme la CFDT, qui a déjà soutenu le gouvernement dans son offensive contre les retraites, sont visiblement prêtes à rééditer la même opération sur la Sécurité sociale. Et même la CGT, qui fait campagne depuis des semaines contre les menaces qui pèsent sur la Sécurité sociale, admet "l'urgence d'une réforme", même si elle la baptise "de progrès".
La CGT réclame depuis des mois "une vraie négociation" à ce sujet. Mais qu'est-ce qu'une vraie négociation ? Et qu'est-ce qu'il y aurait donc à négocier ? Le déficit de la Sécurité sociale, même s'il n'est pas aussi "abyssal" que le disent ceux qui crient à la catastrophe pour mieux faire accepter leurs sales projets, existe certes. Il résulte d'une part de rentrées insuffisantes, dues à la stagnation des salaires et au chômage, d'autre part d'une augmentation des dépenses qu'il n'y a pas lieu de déplorer, puisqu'elle est le fruit (au moins en partie) du progrès médical. Mais par rapport à cette situation, il n'y a qu'une seule solution qui soit juste : prendre sur les énormes bénéfices engrangés par les entreprises pour financer un système social digne de notre époque. Il n'y a aucune raison pour que les travailleurs, déjà victimes des bas salaires, du chômage et de la précarité, fassent en plus les frais des conséquences de cette situation sur la Sécurité sociale.
Mais si les militants de la CGT s'emploient à diffuser des tracts, à faire signer des pétitions, à préparer une manifestation du premier mai sur le thème des "garanties sociales en danger", ce que mettent en avant les dirigeants de leur confédération, c'est l'élection des représentants des travailleurs aux Conseils d'administration, autrement dit le nombre de postes qu'ils pourront occuper dans les conseils d'administration de la Sécurité sociale. Ce qui est d'ailleurs la préoccupation de toutes les confédérations.
Il ne suffit pas, bien sûr, d'appuyer sur un bouton pour déclencher une riposte d'ensemble du monde du travail aux mauvais coups du gouvernement et du patronat. Mais une telle riposte peut se préparer. Ce devrait être le rôle des confédérations syndicales, si elles étaient plus soucieuses des intérêts des salariés que des strapontins qu'elles pourraient occuper dans tel ou tel organisme administratif.
(Source http://www.lutte-ouvrière.org, le 15 avril 2004)
23 avril 2004
On ne peut pas défendre les intérêts des travailleurs dans les gouvernements de la bourgeoisie
Pour son centième anniversaire, l'Humanité a eu droit à un hommage quasi unanime des grands moyens d'information, qui ont tous plus ou moins longuement évoqué les cent ans d'histoire traversés par le journal fondé en 1904 par Jaurès, devenu l'organe du Parti Communiste en 1921.
L'Humanité a bien changé depuis. Elle ne se présente même plus comme l'organe d'un parti. Mais quoi qu'il en soit, elle reste dans la presse française un quotidien à part: le seul qui se présente ouvertement et pas hypocritement comme un journal politique; le seul aussi qui doive sa longévité et sa survie (alors que tout autre aurait disparu avec un nombre de lecteurs aussi réduit) au dévouement de milliers de militants. Mais à lire le numéro spécial de l'Humanité consacré à ce centenaire, et à la liste des événements retenus comme ayant marqué ce siècle d'existence, on ne peut que s'interroger sur l'utilisation qui a été faite par la direction du Parti Communiste de cette somme de dévouements.
Comme tous les Partis Communistes de l'époque, l'Humanité des années 1920 condamnait la participation des communistes à des gouvernements refusant de mettre en cause la domination du grand capital sur l'économie. C'est sur la mobilisation des travailleurs, sur la lutte de classe, qu'elle comptait pour changer la société et la vie. L'Humanité de 2004 est au contraire fière de rappeler qu'il y a eu des ministres communistes avec De Gaulle et dans les différents gouvernements qui se sont succédé de 1944 à 1947, comme avec Mitterrand et Mauroy de 1981 à 1984, et enfin avec Jospin de 1997 à 2002.
Que cela ait suscité des espoirs parmi beaucoup de travailleurs, c'est certain. Mais à quoi cela a-t-il finalement servi ? Pourquoi chacun de ces épisodes a-t-il finalement débouché sur un retour en force de la droite ?
Pour ne reprendre que l'exemple le plus récent, qui est encore dans toutes les mémoires, pourquoi quatre millions d'électeurs ont-ils abandonné Lionel Jospin et Robert Hue après cinq ans de gouvernement de la "gauche plurielle", sinon parce qu'ils avaient été déçus par la politique de ce gouvernement, qui se déclarait incapable d'empêcher les licenciements collectifs et les fermetures d'entreprises, qui maintenait les amputations du régime des retraites pratiquées par Balladur, qui multipliait les dégrèvements de charges sociales aux entreprises et les cadeaux fiscaux aux plus riches, ruinant ainsi et la Sécurité sociale et les caisses de l'État ?
N'y a-t-il pas d'autre perspective que de voir la droite et le Parti Socialiste alterner au pouvoir, chacun continuant la politique du gouvernement qui l'a précédé ?
Le tandem Chirac-Raffarin, et toute la droite avec lui, vient d'être sanctionné aux récentes élections régionales. Mais qu'est-ce que cela changera dans les régions pour les travailleurs, ceux d'Alstom par exemple ? La gauche reviendra peut-être au gouvernement dans trois ans. Mais est-ce que ce sera une fois de plus pour continuer la politique de la droite, et préparer le retour de celle-ci ?
La seule perspective de la direction du Parti Communiste, c'est de rechercher un accord avec celle d'un Parti Socialiste qui se veut, comme disait déjà Léon Blum, un "loyal gérant" du capitalisme. Cette politique menée sans discontinuer pendant des années a certes permis à quelques dirigeants d'occuper des strapontins ministériels, mais elle n'a rien apporté à la classe ouvrière et elle a contribué à démoraliser beaucoup de travailleurs, comme à en pousser bon nombre à renoncer à l'activité militante.
Pourtant les trésors de dévouement dépensés pour faire vivre l'Humanité et le Parti Communiste méritaient mieux que cela. C'est pourquoi ce qui vaut la peine d'être salué, dans les cent ans d'histoire du journal l'Humanité, c'est qu'il y eut une époque où la presse aux ordres de la bourgeoisie, loin de lui rendre hommage, le haïssait, parce qu'il défendait la perspective d'une société débarrassée de l'exploitation, de la guerre et de la misère. D'une société qui en aurait fini avec la barbarie capitaliste.
(source http://www.lutte-ouvriere.org, le 22 avril 2004)
30 avril 2004
L'Europe s'élargit, mais à l'avantage surtout du grand patronat
L'élargissement de l'Union européenne de 15 à 25 pays doit entrer en application le 1er mai. Que diminue le morcellement de l'Europe, on pourrait s'en réjouir. Ce qu'on appelle l'Europe n'est même pas un véritable continent mais l'extrémité ouest d'un même continent qui comprend l'Europe et l'Asie. Pourtant, sur ce territoire à peine plus grand en surface que celui des seuls États-Unis, coexistent aujourd'hui 40 États, plus les mini-États d'opérette, Monaco, le Vatican, San Marin, Andorre et le Lichtenstein.
Mais c'est la partie la plus anciennement industrialisée de la planète et une région où se sont accumulées les richesses tirées du travail de ses propres classes laborieuses mais aussi du pillage de la planète entière. C'est encore un continent dominé par la rivalité entre grandes puissances impérialistes, principalement la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, rivalité qui a conduit à deux guerres mondiales au siècle dernier. Aucune de ces grandes puissances n'ayant pu imposer sa loi aux autres et unifier le continent sous sa domination, leurs classes possédantes ont fini par s'entendre pour créer un marché plus élargi que leurs marchés nationaux étriqués. Leurs grands patrons respectifs en avaient besoin pour faire face, dans la compétition internationale, à leurs rivaux américains ou japonais.
Cette unification a pris un demi-siècle pour passer, par élargissements successifs, de 6 pays à 15, pour arriver à 25. Mais, même à 25, elle n'inclut pas une grande partie de l'Europe, notamment des grands pays issus de la dislocation de l'Union soviétique comme la Russie ou l'Ukraine.
Les travailleurs pourraient se réjouir que s'affaiblissent les frontières qui séparent et opposent les peuples. Alors que les échanges sont mondiaux et qu'un nombre croissant de problèmes de l'humanité, à commencer par la préservation des mers ou de l'atmosphère, se posent à l'échelle planétaire, l'Europe ne devrait constituer qu'un seul pays depuis bien longtemps. On devrait pouvoir circuler librement, sans montrer ses papiers, s'installer pour vivre et travailler là où on veut, en bénéficiant de salaires et de protections sociales comparables.
L'unification européenne, faite par et pour les capitalistes, n'assure cependant que ce qui les intéresse: la liberté de placer leurs capitaux où et quand ils veulent, la liberté de vendre et d'acheter des marchandises, des entreprises et des hommes. Elle n'assure en revanche même pas un salaire minimum correct à l'échelle de l'Europe, pas plus qu'elle n'assure une harmonisation de la législation sociale par le haut. Elle n'assure pas les libertés élémentaires. Dans certains pays de l'Union par exemple, le divorce est interdit, dans d'autres il est interdit aux femmes d'accéder à l'IVG. Les trusts d'Europe occidentale n'ont même pas eu besoin de l'intégration de pays de l'Est dans l'Union européenne pour y investir librement en mettant la main sur des secteurs entiers de leur économie. La simple liberté de circulation n'est, en revanche, pas complètement accordée à leurs citoyens.
Les travailleurs n'ont rien à attendre de l'Union européenne, ni de son élargissement. Mais, contrairement à ce que prétendent les nationalistes de tous bords, ils n'en ont rien à redouter non plus. Les coups qui sont portés aux travailleurs ne le sont pas par l'Europe mais par leurs propres grands patrons et par leurs propres États qui les représentent. Ce n'est pas l'élargissement de l'Europe qui est responsable des délocalisations et des licenciements collectifs, mais les patrons qui y procèdent. Ce n'est pas l'Europe unie qui est à combattre, mais le grand patronat.
Le mieux que l'on puisse souhaiter de l'Union européenne, c'est qu'elle facilite même un tant soit peu les liens entre les classes ouvrières des différents pays et que, de ces liens, surgisse la conscience que, par-delà les frontières, les travailleurs constituent une seule et même classe ouvrière.
Et le 1er mai, début d'une Europe élargie, pourrait alors retrouver son sens véritable, celui de la Journée internationale des travailleurs.
(source http://www.lutte-ouvriere.org, le 29 avril 2004)