Interviews de M. Julien Dray, porte-parole du PS, dans "Libération" le 14 juillet et sur "France Inter" le 15 juillet 2003, sur l'absence de critique frontale par le parti socialiste du Président de la République depuis 2002 et sur l'intervention télévisée du Président le 14 juillet à propos des intermittents du spectacle, de l'assurance maladie, du pacte de stabilité.

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Média : Emission Forum RMC Libération - France 2 - Libération - Télévision

Texte intégral

Une idée est revenue comme un leitmotiv au long de l'interview de J. Chirac, hier : "L'époque où l'Etat décidait de tout est révolue". Il même promis : plus de loi sans négociation entre organisations, dès lors que cela touche le droit du travail. Difficile d'aller contre ce genre d'affirmations quand on est de gauche. D'ailleurs, il y a des précédents : Mitterrand, en 1992, à propos des chômeurs ; presque 10 ans plus, Jospin, devant les ouvriers de LU...
- "Ce ne sont pas forcément les bons précédents, parce que les dates que vous évoquez étaient les dates où la gauche était en difficulté et où le président de la République ou le Premier ministre étaient soumis à de fortes contestations sociales et étaient un peu sur la défensive. Donc, si on fait un parallèle entre ces situations, on pourrait dire que J. Chirac se trouve aujourd'hui dans une situation défensive, qu'il est peu impliqué - c'est le sentiment que j'ai eu - dans l'action de son gouvernement, qu'il essaye de prendre de la distance. Par ailleurs, je crois, au contraire, que l'on a besoin d'un Etat, qui ne soit pas omniprésent mais d'un Etat qui soit efficace et qui soit un régulateur. Les problèmes que nous avons rencontrés ces derniers mois montrent que justement, on a besoin d'un Etat qui redistribue les choses, ou plus exactement, réorganise les choses pour plus de justice et d'égalité sociale. On voit par exemple que dans l'affaire des intermittents du spectacle, si l'Etat n'intervient pas, c'est le Medef qui fait la loi."
Oui, mais en même temps, il y a une ambiguïté même dans notre Constitution : quand le président de la République a trop les mains dans le moteur, on lui reproche et quand il ne l'a pas assez, on lui reproche aussi.
- "C'est vrai. Cela a trait à la réforme des institutions qui a eu lieu, y compris avec le quinquennat. Maintenant, on avait besoin d'explications, de visions sur le long terme, on avait besoin de sentiment de cohésion nationale, de gestes d'apaisement forts par rapport à des tensions qui sont produites par la politique du Gouvernement et on n'a pas eu cela. J'ai dit, dans une formule un peu populaire, que le chef de l'Etat avait "ramé" et c'est mon sentiment. Je l'ai d'ailleurs trouvé très défensif - j'insiste là-dessus. [J'ai] le sentiment que J. Chirac se rend compte que l'action de son Gouvernement n'est pas bonne au fond de lui-même et qu'il prend des distances ou qu'il prend date par rapport à l'avenir."
Vous croyez qu'il s'apprête à le lâcher ?
- "Non, mais il est quand même intéressant de voir le peu d'empressement qu'il a eu à citer ses ministres, l'action de ses ministres, à faire référence à leur engagement personnel, comme si, d'un certain point de vue, voyant les orages s'annoncer, le président de la République prenait de la distance. C'est évidemment la situation dans laquelle nous nous trouvons, mais c'est quand même quelque chose, pour les mois qui viennent, d'inquiétant."
Vous le créditez tout de même d'une ouverture en direction des intermittents, avec la création d'un système d'aide à la création ?
- "En même temps, je crois que ce n'est pas la réponse à la question qui était posée. Vous avez un système des intermittents du spectacle qui est un système favorable pour un certain nombre d'artistes qui ont besoin de ce temps nécessaire. Il y a eu des abus et les abus, ce n'est pas les intermittents du spectacle. Les abus, c'est d'abord les grandes sociétés de l'audiovisuelle. Et c'est effectivement les contrôles qui n'ont pas eu lieu, qui ont donné lieu à des dérapages. Il fallait donc renforcer les dispositifs de contrôle. Il ne suffit pas de dire que l'inspection du travail va faire son travail, elle a tellement peu de moyens pour le faire, que c'est un voeu pieux. Maintenant, ce qui est dangereux dans ce qui est proposé, c'est que ce sont les intermittents du spectacle qui payent les pots cassés de ces abus-là. Alors, on nous propose un fonds d'action culturelle. Moi, j'aurais proposé qu'on nous dise la chose suivante - puisque, justement, le chef de l'Etat a parlé de dialogue social ou de relance du dialogue social - : "Je n'agrée pas la convention, je réunis les intermittents du spectacle, je réunis les grandes sociétés d'audiovisuelle et j'essaie de reconstruire un système qui soit favorable à la création artistique et qui soutienne surtout les plus fragiles, les plus jeunes pour leur permettre de développer leur carrière". Ce n'est pas ce que nous avons eu. On a l'évocation d'un fonds d'action culturelle - je ne le rejette pas a priori parce que je ne veux pas être sectaire - mais il me semble que ce n'est pas la réponse à la question qui est posée."
Il n'est quand même pas faut de dire que l'on a mis sur le dos de l'Unedic des charges qui relèvent de l'Etat ?
- "Mais qui a mis sur le dos de l'Unedic ? D'abord les grandes sociétés audiovisuelles ! D'ailleurs, il y a un paradoxe : je vois monsieur E.-A. Seillière, qui est toujours là quand il faut et quand il faut faire un mauvais coup aux salariés, qui vient nous dire que le système ne va pas. Mais ce sont les patrons de ces grandes sociétés audiovisuelles qui ont profité d'abord du système des intermittents du spectacle en précarisant ce statut. Donc, ce sont d'abord eux qui doivent être sur la sellette. Ils essayent de reconstruire un système sur le dos des intermittents du spectacle. Ce sont plus de 25.000 intermittents su spectacle qui risquent d'être pénalisés dans leur travail par la réforme qui est proposée. Donc, ce n'est pas acceptable."
Etes-vous rassuré par le fait que le chef de l'Etat ait fait une différence radicale entre les retraites et l'assurance maladie, expliquant que celle-ci n'avait pas besoin d'être réformée mais devait seulement évoluer ? Parce qu'on attendait cette réforme et éventuellement des troubles sociaux pour la rentrée...
- "Je suis très inquiet, parce que nous avons un déficit de l'assurance maladie équivalent, du point de vue du montant, à ce dont on avait besoin pour financer notre système de retraite. Donc, à partir du moment où on dit qu'il n'y aura pas de réforme, je sais ce qui va se passer : on va aller vers des déremboursements systématiques de médicaments. Cela veut dire que les plus fragiles vont, encore une fois, être pénalisés et que l'on va faire reporter, notamment sur les mutuelles, la charge de la couverture complémentaire. Donc, c'est parce qu'on ne maîtrise pas les dépenses de santé, notamment parce dans l'année qui vient de s'écouler, on a laissé filer ces dépenses de santé au profit d'un certain type de professions qui était la clientèle de la droite ou les grands trusts pharmaceutiques, qu'on va se retrouver dans une situation difficile à la rentrée. Quand on nous dit qu'il n'y aura pas de réforme, je sais ce que cela veut dire : cela veut dire des déremboursements discrets de médicaments et cela veut dire, pour un certain nombre de gens qui n'ont pas beaucoup de moyens, une pénalité supplémentaire."
Et si on vous avait dit "il va y avoir une réforme", qu'auriez-vous dit ?
- "J'aurais dit "quelle est la nature de la réforme ?". Nous avons proposé des réformes. La maîtrise des dépenses de santé, ce n'est pas n'importe quoi. Faire qu'il y ait un contrôle de ces dépenses, c'est une vraie réforme qu'il fallait faire. Ne pas laisser filer les honoraires d'un certain nombre de professions comme on l'a fait, je crois que c'est ça la réforme qui était nécessaire."
Vous avouerez tout de même que le président de la République n'a pas un discours libéral pur sucre. Quand il préconise, par exemple, l'assouplissement du Pacte de stabilité...
- "D'abord, sur l'assouplissement du Pacte de stabilité, d'après moi, si le président de la République l'avait fait il y a un an, il serait en situation plus forte qu'aujourd'hui. Par ailleurs, je vous fais remarquer qu'à peine il a proposé cela, que tout de suite il a eu une réponse du commissaire européen, comme des différents ministres des finances, qui ont dit que ce n'était pas la question et que de toute manière, il n'y aurait pas d'assouplissement. Là, on est dans la magie des mots de l'intervention du président de la République, parce que c'est une quadrature du cercle impossible qu'il nous a proposée. Il nous explique à la fois qu'il veut maîtriser les déficits budgétaires, qu'il veut continuer à baisser les impôts et qu'en même temps, il veut arriver à pouvoir relancer la machine économique. Tout cela ne tient pas debout. Cela veut dire, d'après moi, qu'à la rentrée, qu'on le veuille ou non, on aura un plan d'austérité. On prend des précautions oratoires mais il y aura un plan d'austérité, un plan de rigueur budgétaire. Il n'y a qu'à voir la tête que tire le ministre de l'Economie et des Finances en ce moment pour comprendre qu'il n'est pas à l'aise, parce qu'il se rend compte qu'il va être sous une pression terrible. Je sais qu'en ce moment, dans les discussions qu'il y a entre les différents ministres et le ministre de l'Economie et des Finances pour préparer le budget, la tension est très forte. Donc, c'est pour cela que je crois qu'on était un peu dans l'état d'esprit du 14 Juillet, où il faut promettre un peu à tout le monde, mais à l'arrivée, il y aura forcément un plan de rigueur. Et malheureusement, ce seront les salariés qui seront amenés à supporter cela."
Ni vous ni quiconque, je crois, au PS, n'exploite le "non" au référendum corse. Pourquoi ? Est-ce parce que vous êtes gêné aux entournures ?
- "D'abord, il ne s'agit pas d'exploiter mais de tirer les leçons de ce qui s'est passé. Je note que le Premier ministre, à plusieurs reprises, à ouvert la polémique avec l'opposition, de manière méprisante. Nous avions attiré l'attention du Premier ministre, comme du chef de l'Etat, sur ce référendum. Ce n'était pas les conditions d'apaisement qui pouvaient conduire à un choix serein. Nous n'avons pas été entendus. C'est donc effectivement une situation de blocage. Maintenant, il appartient au Gouvernement de trouver des solutions nouvelles, parce qu'on ne peut pas laisser la Corse tomber dans un situation de violence et de répression dans laquelle, malheureusement, elle peut se précipiter. Cela veut dire qu'il faut créer les conditions d'un dialogue nécessaire, ce qu'avait commencé à faire L. Jospin et qui a été fragilisé par la manière précipitée avec laquelle le Gouvernement s'est lancé. Je crois qu'il faudra tirer les leçons de cela."
Vous avez commencé votre "carrière", si je puis dire, en tant que protestataire étudiant. Etes-vous sensible à la réflexion sur l'école, au fait, notamment, qu'on n'est plus dans les années 70 et qu'un certain nombre de choses ont évolué, notamment en matière de collège unique. Il faut peut-être revoir cela ?
- "D'abord, j'aurais aimé que l'on nous explique, y compris hier, que l'école ou l'Education nationale reste effectivement le premier budget de la Nation et qu'elle aura les moyens pour pouvoir se développer. Parce que la question qui est posée, c'est d'abord celle-là. On me dit souvent que ce n'est pas qu'une question de moyens, qu'il y aussi une réforme de la pédagogie, une réforme des rythmes scolaires. Mais on ne peut pas faire de réforme sérieuse sans ces moyens. C'est le doute qui s'est installé cette année pour les enseignants. Ce n'est pas qu'on leur dise qu'ils sont effectivement en première ligne et qu'on a besoin d'eux, c'est de savoir s'ils auront les moyens. Quand on supprime des milliers de postes d'aides-éducateurs des emplois-jeunes, cela veut dire des conditions de travail pour les enseignants beaucoup plus difficiles et donc, cela veut dire un soutien aux élèves qui sont en difficulté moins facile à faire. C'est la question qui est posée, c'est d'abord une question de moyens, pour pouvoir faire après la réforme nécessaire, parce qu'effectivement, l'école reste le ciment de la nation. Mais elle a besoin des moyens."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 15 juillet 2003)