Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec la presse américaine le 13 septembre 2000, sur l'élargissement de l'UE, les relations entre l'UE et les Etats-Unis, la levée des sanctions contre l'Autriche, l'embargo contre l'Irak, les négociations de paix au Proche-Orient, les opérations de maintien de la paix de l'ONU et la réforme de la composition du Conseil de sécurité de l'ONU.

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Circonstance : Ouverture de la 55ème assemblée générale de l'ONU à New York le 5 septembre 2000 pour 3 semaines-Voyage à New York de M. Védrine du 11 au 15 septembre

Média : ASSOCIATION DE LA PRESSE AMERICAINE - Presse américaine

Texte intégral

Q - Pouvez-vous nous donner votre perspective sur l'élargissement de l'Union et la position de la France ?
R - Quand le Traité de Rome a été signé, il y avait 6 Etats membres, en 1957. Depuis lors, l'Union européenne s'est élargie à plusieurs reprises. Elle est passée de 6 à 9, de 9 à 10, de 10 à 12, de 12 à 15. C'est dire que l'élargissement est un phénomène normal pour l'Union européenne. Il ne s'agit pas de savoir si les Européens sont pour ou contre. C'est un phénomène qui s'impose. Tout pays européen démocratique a vocation à rentrer dans l'Union européenne. A chaque fois, l'entrée doit se préparer parce que chaque entrée de nouveau pays a des conséquences sur le fonctionnement de l'Union, ne serait ce que budgétaires et cela crée des obligations et des contraintes énormes pour les pays qui rentrent. On demande aux pays candidats de reprendre ce que nous appelons les acquis communautaires.
La grande question, c'est comment réussir ces élargissements. Aujourd'hui, nous sommes devant la perspective du plus grand élargissement qui ait été envisagé depuis le début. Nous sommes quinze et nous avons accepté d'ouvrir des négociations d'adhésion avec douze nouveaux pays. Nous pourrions ainsi passer à 27. Et il y a d'autres pays en Europe, qui sont tout à fait européens, qui ne sont pas encore candidats mais qui le seront peut être un jour. Donc on pourrait un jour dépasser trente. Nous sommes en train de traiter ce problème. Cela suppose que l'Union puisse absorber ce choc sans que cela la désintègre ou la paralyse et cela suppose un énorme travail de préparation de la part des pays candidats qui ont besoin de beaucoup de réformes. En toute connaissance de cause, nous avons décidé d'ouvrir ces négociations, donc l'Union européenne est pour l'élargissement, puisqu'elle a décidé de le faire et de le faire bien.
Sur ce fond que j'essaie de décrire rationnellement, se greffent toutes sortes de déclarations de circonstances mais cela ne change pas le fond. La question de savoir qui est pour ou contre n'existe pas. Nous sommes tous pour. La question de fixer une date d'entrée artificiellement ne se pose pas non plus. On ne l'a jamais fait pour les élargissements précédents. Les pays entrent quand ils sont prêts. La déclaration du commissaire allemand Verheugen s'explique dans un contexte particulier, celui d'une réflexion sur les grandes décisions prises en Europe depuis quelques décennies et il voulait dire que les grandes décisions doivent être prises en consultation avec l'ensemble du peuple. Cela serait mieux. Mais il sait bien qu'il n'y a pas de référendum dans la constitution allemande, donc c'est une réflexion plutôt théorique. Cela a inquiété les pays candidats parce qu'ils savent que l'opinion allemande est de plus en plus hostile, mais je crois que c'est un faux problème. Nous négocions pour trouver des solutions aux problèmes que pose l'entrée de ces pays. Nous trouverons des solutions. Il n'y a pas de raison que ce soit de mauvaises solutions. Le moment venu, il n'y a aucune raison d'avoir peur de quelque procédé que ce soit de ratification. C'est un débat prématuré, décalé et qui ne change rien au travail de fond qui est fait pour préparer et bien gérer cet élargissement.
Q - Un commentaire sur le discours de Mme Albright et ses propos à la presse ? Et la position de la France sur l'embargo aérien en Iraq ?
R - Sur l'Iraq, comme vous le savez, nous avons une position un peu différente et cela depuis longtemps. Nous avons une position originale. Nous n'avons pas la même position que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Nous n'avons pas la même position que les Russes et les Chinois. Nous avons une position assez centrale qui nous a permis d'être utiles souvent. Par exemple, sans notre travail, la résolution 1284 n'aurait pas pu être adoptée, parce que les points de vue se seraient affrontés de façon brutale. C'est un paradoxe puisque finalement nous ne l'avons pas votée, nous nous sommes abstenus, parce qu'on pensait qu'on pouvait l'améliorer encore. Mais nous la respectons totalement puisqu'elle est adoptée.
J'ai d'ailleurs dit à M. Tarek Aziz que j'ai vu avant-hier que la seule perspective pour l'Iraq, c'était de coopérer avec les Nations unies, d'appliquer la résolution 1284 et de coopérer avec M. Blix. Donc il n'y a rien de très nouveau là-dessus. Nous pensons que l'embargo est un procédé primitif, je l'ai dit plusieurs fois, que c'est un procédé socialement cruel et quand je dis cela, je n'exonère en rien le régime de Bagdad de ses propres responsabilités. Je pense qu'en plus cet embargo sur l'Iraq devient une absurdité économique. De plus, nous avons la conviction qu'on peut assurer la sécurité régionale à laquelle les voisins de l'Iraq ont droit par d'autres procédés. Mais cette différence d'analyse sur ce point ne nous a jamais empêchés d'avoir des rapports extrêmement coopératifs, confiants et amicaux avec l'administration américaine sortante. Quant à la question sur l'embargo aérien, pour nous, cela concerne les éventuels vols commerciaux mais pas les vols humanitaires.
Q - Vous êtes en faveur de vols humanitaires de la part d'ONG françaises ?
R - Oui, nous avons déjà déclaré il y a plusieurs semaines que cela ne nous paraissait pas contradictoire avec les résolutions pour les raisons que j'ai indiquées, parce que ce n'est pas un vol civil commercial.
Q - L'année dernière, vous avez dit que vous ne considériez pas l'Iraq comme une menace pour le Moyen-Orient si Bagdad autorisait le retour des visites d'inspection. L'Iraq n'a pas autorisé les visites d'inspection, est ce que vous considérez cela comme une menace pour le Moyen-Orient ? Deuxième question : les Etats-Unis veulent réajuster les barèmes des opérations de maintien de la paix, ils veulent une baisse de 6% qui serait probablement comblée par une augmentation de la contribution européenne, qu'en pensez vous ?
R - Sur l'Iraq, je n'ai pas dit que l'Iraq ne pouvait pas du tout représenter une menace et nous prenons au sérieux le désir de sécurité des voisins de l'Iraq. C'est quand même un régime qui a un lourd passé. J'ai dû dire que la menace iraquienne n'était pas ce que l'on peut lire dans la presse américaine ou dans les déclarations des autorités américaines. J'ai dû dire qu'on ne pouvait pas sérieusement parler de l'Iraq comme si ce pays avait pu consacrer d'énormes moyens depuis dix ans à la création d'un arsenal plus grand que celui qu'il avait avant la guerre du Golfe. C'est trop exagéré pour être sérieux. Mais il faut faire attention, si on pensait qu'il n'y a plus du tout de problème, on aurait été favorable à la levée de l'embargo sans aucune autre mesure. Or nous avons toujours dit, pendant toute l'année où nous avons travaillé à la résolution qui est devenue la 1284, qu'il fallait un système très sérieux de contrôle sur tous les plans. Donc, c'est pour cela que j'ai dit à M. Tarek Aziz qu'il se trompait s'il faisait un pari sur l'érosion des mesures en refusant toute application de la résolution 1284 et toute coopération avec les Nations unies.
Quant à l'affaire des barèmes, nous pouvons accepter tout système qui n'augmente pas de façon injuste et indue la part de l'Union européenne. L'Union européenne paie déjà plus que sa part proportionnellement. Ce n'est pas nous qui avons posé un problème sur le financement des Nations unies qui se répercute sur tous les autres.
Q - Est ce que vous envisagez une solution où les Etats-Unis obtiendraient leur réduction de 6% sans augmenter la contribution de l'Europe ?
R - Je réponds dans l'autre sens. On ne pourra pas être favorable à une solution qui au bout du compte, augmenterait la part européenne.
Q - Sur l'Iraq, il semble que la situation soit au point mort. Voyez-vous une perspective d'évolution dans la position iraquienne ou pensez-vous que la situation va s'enliser sans effort sérieux pour pousser les Iraquiens à appliquer la résolution 1284 ? D'autre part, comment pensez vous que l'histoire jugera le Sommet du Millénaire ?
R - Sur le premier point, malheureusement, je n'aperçois pas de changement à court terme et je le regrette. Sur le second point, je pourrais plaisanter en vous disant qu'il faudra voir dans mille ans ce qu'on en pense. Pour parler plus sérieusement, je pense que cela dépendra entièrement des suites. Au cours de ce Sommet, un certain nombre de choses ont été dites sur des point précis, où il peut y avoir des décisions concrètes, après. Je pense par exemple qu'on peut faire d'énormes progrès sur les opérations de maintien de la paix et que c'est très important parce que c'est d'abord et avant tout ce que l'on attend de l'ONU. Par contre, il y a des sujets plus globaux, à propos desquels les chefs d'Etats ont exprimé de très bonnes orientations mais dont la mise en oeuvre ne dépend pas que d'eux. Par exemple, sur l'extrême pauvreté, on peut prendre des mesures d'urgence pour aider certaines parties de la population mondiale, mais la mise en marche de vrais phénomènes de croissance et de développement dans les pays où cela n'est pas encore fait, cela ne dépend pas que des chefs d'Etat. Avec le recul, je crois qu'il n'y a pas de jugement global. Cela dépendra des domaines d'application.
Q - Est-ce que la France est entièrement satisfaite de la résolution de la question des sanctions contre l'Autriche ?
R - Je crois que nous avons atteint nos objectifs et c'est pour cela d'ailleurs que quand nous avons recueilli la réaction des Quatorze, nous sommes arrivés aux conclusions que vous connaissez. Quand le nouveau gouvernement de coalition de Vienne a été composé, plusieurs pays européens, dont la France, ont pensé que cela méritait une réaction particulière. Ce gouvernement a du coup adopté une déclaration qu'il n'avait pas prévue avant sur la démocratie et les valeurs européennes. Cette réaction politique que nous avons eue a déclenché d'autre part un débat en Autriche sur l'histoire contemporaine et le rôle de l'Autriche - un débat aussi très utile. Notre réaction politique était justifiée, elle a envoyé un message fort et utile.
Je voudrais relever à cette occasion une erreur que j'ai notée dans quelques articles. Il n'y a jamais eu de sanctions à caractère culturel. Les seules mesures qui avaient été décidées par les gouvernements des Quatorze, c'était de geler les relations bilatérales, de gouvernement à gouvernement. Cela ne touchait en rien les relations entre les sociétés. Quand il y a eu des choses comme des boycotts d'artistes ou des annulations d'échanges scolaires, c'était des initiatives individuelles que nous avons désapprouvées.
Au mois de juin, sous présidence portugaise, plusieurs pays se sont demandé s'il fallait continuer ou pas. Nous avons demandé à trois sages, dont l'ancien président finlandais Ahtisaari, d'examiner cette question. Ils devaient examiner deux questions : Est ce que le gouvernement de Vienne a respecté les valeurs démocratiques communes de l'Europe ? Qu'est ce qu'il faut penser du parti de M. Haider ? Les sages nous ont dit : le gouvernement de Vienne en tant que tel a respecté les valeurs démocratiques et ils ont dit que le parti de M. Haider était un parti extrémiste qui exploitait de façon dangereuse certaines craintes de la population. Les sages ont estimé que les mesures avaient été utiles, donc ils ont entièrement justifié la politique que la France a soutenue au début et ils nous ont dit que maintenant ces mesures devenaient inutiles et contre-productives. Il faut savoir évoluer. Ils nous ont dit que la nature du parti de M. Haider et son influence sur le gouvernement justifiaient que l'on reste vigilant. Nous avons demandé à nos partenaires ce qu'ils en pensaient et ils ont tous dit : On va lever les sanctions mais on va rester vigilant. Donc nous pensons que cela a été très utile, que cela a même marqué un progrès dans la prise de conscience politique de l'Europe par elle-même.
Q - Si Haider retournait dans le gouvernement, est-ce que les sanctions seraient automatiquement réappliquées ?
R - Ce serait une situation politique nouvelle et grave qui appellerait une réaction politique. Mais je ne peux pas vous le dire à l'avance de façon mécanique parce qu'une situation politique doit toujours s'apprécier. Mais à mon avis, du point de vue de la réflexion et des mentalités en Autriche, ce qui s'est passé depuis quelques mois aura été compris.
Q - La remarque de Mme Albright hier selon laquelle les Etats-Unis n'utiliseraient pas la force pour pousser au retour des inspecteurs en Iraq. Est-ce que vous voyez cela comme un changement important de la position américaine ? Que voudriez-vous que les Nations unies fassent à ce sujet ?
R - Je suis même étonné qu'on se soit posé la question. Ce n'est pas un changement fondamental dans la politique américaine. Je ne vois pas comment on peut employer la force pour faire entrer des inspecteurs. Ou alors, c'est qu'on se replace dans une politique de confrontation totale. Je voudrais ajouter que le problème iraquien est un problème important, mais il me semble qu'il y a peut-être quinze problèmes plus importants dans le monde.
Q - La paix au Moyen-Orient ? Est-ce que la France se réjouit à la perspective de travailler avec Georges W. Bush ? Les sanctions au Soudan doivent-elles être revues ? Est-ce que la France pense que M. Annan mérite un second mandat ?
R - Il est évident que je ne vais faire aucun commentaire sur l'élection présidentielle américaine. J'ai quelques idées sur les problèmes des relations américano-européennes que le prochain président aura à traiter quel qu'il soit, mais ce n'est pas votre question.
Sur le Secrétaire général, je peux vous dire que la France a une estime considérable pour lui et pour son action.
Sur le Proche-Orient. Je voudrais en profiter pour saluer ici l'engagement personnel absolument remarquable du président Clinton et de Mme Albright. C'est quelque chose d'exceptionnel et ils ont conquis une position qui va au-delà de l'influence déjà considérable des Etats-Unis. Ils ont fait quelque chose que nous avons toujours recommandé, qui est d'aboutir à une relation de confiance avec tous les protagonistes et pas uniquement avec un seul coté. C'est très important parce que la paix au Proche-Orient au bout du compte ne pourra être conclue que par les protagonistes. Mais pour des raisons évidentes, il faut aussi un plein engagement des Etats-Unis. D'autres pays peuvent apporter une contribution très utile comme l'Egypte, la France aussi. D'ailleurs nous travaillons en bonne entente.
Je voudrais dire quelque chose que vous devez avoir à l'esprit mais que parfois on oublie dans votre pays, c'est que les Européens ont joué un grand rôle depuis 20 ans pour l'évolution des mentalités sur ce conflit. Quand la France disait, il y a une quinzaine d'années, qu'il y aurait forcément des négociations Israël-OLP, qu'il y aurait forcement un Etat palestinien, c'était des choses qui choquaient beaucoup, qui étaient très combattues et à cette époque, dans des réunions comme aujourd'hui, il y aurait eu des questions très agressives sur ce type de position. Tout cela fait partie des références communes maintenant, même pour M. Barak.
La percée à Camp David a été considérable, sur le plan conceptuel. Des sujets tabous ont été levés, donc on ne se retrouvera jamais dans la situation d'avant où c'était impossible de parler des réfugiés ou de Jérusalem, mais cela ne veut pas dire que cela va marcher. Nous avons une courte période devant nous, de quelques petites semaines, pour transformer l'essai. Cela suppose beaucoup d'ingéniosité sur Jérusalem, beaucoup de courage politique au bout du compte pour M. Barak et M. Arafat. Les concessions ne sont pas à faire que d'un seul côté mais ce ne sont pas les mêmes de part et d'autre. Les renoncements ne sont pas les mêmes, mais au total il faut que chacun s'inscrive dans l'hypothèse d'un compromis créatif et les Etats-Unis doivent poursuivre ce travail d'accoucheur de la paix. Nous soutenons complètement les efforts américains. L'Europe a un rôle complémentaire à jouer pour la conclusion de la paix, mais elle aura un rôle fondamental à jouer pour la construction de la paix, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
Sur le Soudan, la levée des sanctions a été demandée par l'Egypte et l'Ethiopie avec le soutien de nombreux pays, ceux qu'on appelle les non-alignés. Parce que les causes ont disparu, selon les Egyptiens, soutien au terrorisme, contentieux concernant la tentative d'attentat contre Moubarak. Nous pensons comme la grande majorité du Conseil qu'il faut lever les sanctions. Il y a douze pays qui pensent ça. Une résolution est prête et doit être discutée au mois de novembre.
Les sanctions, il faut savoir arrêter. Il y a beaucoup de cas où cela ne marche pas, où les sanctions font plaisir à ceux qui les prennent, mais n'ont aucun effet utile. Il y a beaucoup de sanctions qui renforcent les régimes qu'elles sont censées menacer. Il y a aussi des cas où cela peut être justifié ou utile à un moment donné. C'est à ce propos que je disais qu'il faut savoir arrêter.
Q - Pouvez-vous estimer combien d'argent les sanctions iraquiennes ont coûté aux entreprises françaises ces dix dernières années ? Pensez vous que les frappes aériennes quasi quotidiennes des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne sont utiles pour faire pression sur Saddam Hussein pour faire revenir les inspecteurs ?
R - Sur le premier point, je suis incapable de vous dire un chiffre. Par définition, c'est impossible à calculer. De toutes façons, la dimension économique n'est pas déterminante pour la détermination de la politique que nous suivons.
Sur les frappes aériennes, nous ne pensons pas que ce soit utile. D'ailleurs, Saddam Hussein a l'air de vivre très bien avec.
Q - Est-ce que vous préféreriez qu'on y mette un terme ?
R - C'est aux Etats-Unis de se déterminer. Tout ce que je peux dire, c'est que nous n'y participons pas. Encore une fois, c'est un problème sérieux, l'Iraq, assez grave pour la région, mais il faut garder le sens des proportions.
Q - Pouvez-vous nous dire en gros quels changements la France voudrait voir dans les opérations de maintien de la paix en termes conceptuels et pratiques ?
R - Je crois que des choses excellentes ont été dites dans le rapport Brahimi sur tout cela. On voit que les besoins du monde, tel qu'il est, en opérations de maintien de la paix, ne vont pas diminuer, donc il y a une question de nombre d'abord. Il faut pouvoir atteindre un chiffre important de soldats correctement entraînés et équipés et rapidement mobilisables.
Ensuite, c'est très compliqué de faire du maintien de la paix, militairement. On est obligé de déclencher des opérations dans des situations où la paix n'est pas encore tout à fait là. Donc, il est clair qu'il ne faut pas mettre des forces qui ne sont pas préparées dans des situations où elles sont elles-mêmes menacées sans pouvoir se défendre et sans pouvoir accomplir leur mission.
Je crois ensuite qu'il faut arriver à décider beaucoup plus rapidement et qu'il faut clarifier la chaîne de commandement et des responsabilités. Sinon, on cumule tous les handicaps et après c'est trop facile de dire : " c'est de la faute de l'ONU ou de je ne sais qui ". En fait, ce sont des opérations extraordinairement compliquées voire dangereuses. Sur tout cela, ce qui est dans le rapport Brahimi est vraiment intéressant donc nous pensons qu'une des meilleures suites à donner au Sommet de la semaine dernière, c'est précisément de travailler là-dessus et nous ferons ce qui dépend de nous pour que la mise en oeuvre soit rapide.
Q - Pouvez-vous parler des problèmes entre les Etats-Unis et l'Europe qui se posent et se poseront à la prochaine administration ?
R - C'est un agenda que vous connaissez, en fait. D'abord, il y a le problème de l'attitude des Etats-Unis par rapport au renforcement de la défense européenne. Nous pensons que c'est une nécessité pour l'Europe, nous souhaitons le faire en bonne intelligence avec les Etats-Unis dans le cadre général de l'Alliance mais avec une vraie capacité décisionnelle et opérationnelle de l'Union européenne. Comme vous le savez, il y a vraiment une conception franco-britannique commune là dessus. Donc nous souhaitons beaucoup que la prochaine administration ait une attitude positive là-dessus et nous sommes prêts au dialogue le plus intense possible pour que tout soit bien compris.
Ensuite, il y toutes les questions commerciales, traitées ou non dans l'OMC, qui au total ne portent que sur 1% de nos échanges. Cela veut dire que 99% de nos échanges économiques et commerciaux se passent sans contestations ni contentieux et les flux d'investissements augmentent dans les deux sens. Il y a forcément des discussions sur des points que vous connaissez. Les OGM, les hormones, les bananes. Là aussi, il faut remettre en perspective.
Et puis, il y a la grande discussion stratégique, importante pour les Européens aussi. Nous avons trouvé très sage la décision de M. Clinton de reporter toute décision sur le NMD. Nous ne savons pas ce que fera le prochain président, quel qu'il soit, mais les quatre critères formulés par le président Clinton nous paraissent une bonne façon de poser le problème et c'est très important pour nous. La situation n'est pas du tout la même selon qu'au bout du compte il y a un accord américano-russe ou pas. Selon que c'est lié ou non à la poursuite du processus START. Selon que les Etats-Unis poursuivent dans la politique d' " Arms control " ou adoptent une approche un peu différente. C'est comme une pelote, vous tirez sur le fil ABM et vous trouvez tout le système stratégique.
Evidemment, nous aurons à travailler ensemble sur le Proche Orient, sur les Balkans, sur l'Afrique des Grands lacs, sur tous les grands sujets et sur les menaces globales.
Q - A quel point les Etats-Unis poussent-ils cette idée d'exclure l'ex-Yougoslavie hors de son siège onusien ? Est-ce une bonne idée ou non ?
R - On n'en a pas parlé.
Q - Il semble que cela n'ait pas été une bonne année pour les relations entre les Etats-Unis et la France. Il semble que lorsqu'ils veulent punir l'Europe ou un pays européen, les Etats-Unis s'attaquent à la France en premier, apparemment. Un commentaire ? La crise au Timor oriental recommence, qu'en pensez-vous ?
R - Sur le premier point, je n'ai pas du tout la même impression. Pas du tout. Mais il y a une chose qu'on oublie tout le temps, c'est que les relations entre les Etats-Unis et l'Europe ou entre les Etats-Unis et la France couvrent un très grand nombre de sujets. Vous avez toujours deux ou trois sujets sur lesquels on n'est pas d'accord, forcément, sur une centaine de sujets. C'est comme les contentieux économiques, qui portent sur 1% des échanges. Cela ne définit pas un ensemble. Je trouve que nous n'avons jamais travaillé avec autant de confiance mutuelle qu'en ce moment sur le Proche-Orient. Sur l'Afrique, on a des rôles complémentaires mais on n'a pas de désaccords importants sur quoi que ce soit. Sur les Balkans, on travaille vraiment ensemble. Je pourrais faire la liste des sujets.
L'impression générale est plutôt celle d'une bonne entente, d'une bonne compréhension et coopération. Il y a une différence presque de philosophie sur l'utilité des sanctions mais on vit très bien avec. Sur l'affaire NMD, ce n'est pas un problème avec la France. Les Britanniques et les Allemands se posent les mêmes questions. Sur la réalité de la menace, sur les conséquences des décisions. Je trouve qu'il y a même exceptionnellement peu de désaccords franco-américains. Les Etats-Unis trouvent finalement intelligente la politique française envers l'Iran, par exemple. J'ajouterai enfin que le dialogue est vraiment constant et très concret.
Sur Timor, il ne faut pas croire que les choses peuvent se résoudre comme ça par enchantement. La question qui est posée, c'est de savoir si en augmentant la pression sur le président indonésien actuel, on augmente sa capacité à établir son autorité sur l'ensemble de l'archipel. Si on augmente la pression sur l'armée, à condition qu'on sache le faire, qu'est ce que cela va produire du côté de l'armée indonésienne. Cela peut conduire à un durcissement, une fuite en avant, parce qu'ils ont l'impression que l'intégrité de l'Indonésie est menacée dans trois ou quatre endroits différents, donc je pense qu'il faut examiner de façon détaillée avec des spécialistes de l'Indonésie quelles sont les pressions utiles et les pressions dangereuses. Comme nous maintenons notre confiance dans le président Wahid, je crois qu'il faut en parler avec lui.
Q - Pensez vous que l'autorité du président Wahid baisse dans son pays et que des pressions extérieures pourraient l'affaiblir ?
R - Ce n'est pas impossible. Je ne peux pas le prouver. Il faut être prudent. Il faut réfléchir avec lui parce que lui souhaite que les choses soient rétablies, notamment au Timor.
Q - Vous avez déjà défini les Etats-Unis comme une hyperpuissance, ce qui implique un déséquilibre mondial. Qu'est-ce que cela signifie pour l'Europe ?
R - Je crois qu'avec le temps, mon expression a été bien comprise. Pour décrire les Etats-Unis, on est obligé d'avoir un mot un peu original. Superpuissance, c'est banal. On parlait de superpuissance pour l'Union soviétique. Il est évident que les Etats-Unis aujourd'hui, c'est plus que cela, c'est autre chose. Je rappelle qu'en français ce mot n'a aucun sens critique. Il est descriptif.
Le problème pour l'Europe, c'est comment faire une puissance globale avec un grand nombre d'Etats nations. C'est pour cela que M. Bzrezinsky dit dans des articles très intelligents que les Etats-Unis peuvent dormir tranquilles, mais les Européens veulent quand même créer quelque chose de fort et d'original. C'est pour cela qu'on discute sans fin sur la combinaison entre les Etats nations et le système européen. Nous sommes dans une situation qui n'a rien à voir avec la situation dans laquelle les Etats-Unis se sont créés. Vu de loin, vous avez peut être l'impression que toutes ces discussions tournent en rond, mais en fait les choses avancent. On a l'impression que les Européens n'arrivent pas à se mettre d'accord et puis périodiquement, ils se mettent d'accord et il y a un nouveau bond dans la construction.
Q - Le Secrétaire général ainsi que beaucoup d'orateurs lors du Sommet ont parlé de la réforme du Conseil de sécurité. Pensez-vous qu'un sérieux effort de réforme peut être entrepris ? Quelle serait la position de la France ? Sur le Moyen Orient, vous avez dit que les prochaines semaines seraient décisives. S'il n'y a pas d'accord, que va-t-il se passer, selon vous ?
R - Nous jugeons indispensable la réforme du Conseil de sécurité. Nous pensons que le monde a plus que jamais besoin d'un Conseil de sécurité efficace. Nous avons dit depuis longtemps déjà que nous sommes favorables à la création de nouveaux membres permanents. Nous sommes favorables à ce que l'Allemagne, le Japon, l'Inde aient un siège. Il faut une place adéquate aussi pour l'Amérique latine, pour l'Afrique. Il y a peut-être un problème pour le monde arabe, qui n'est pas posé en tant que tel, mais on ne peut pas arriver à un système où il ne serait pas représenté du tout. Donc, on n'est pas simplement pour, nous sommes activement pour.
Sur le Proche-Orient, il faut tout faire pour ne pas laisser passer la chance qui reste. Si malheureusement cela ne marchait pas, je suis inquiet pour la suite. Il faudrait à ce moment-là essayer de préserver les acquis des dernières semaines en attendant un moment plus opportun, en préparant une relance, mais je crains fort que des mécanismes de régression ne se mettent en place à ce moment-là. Donc, il faut tout faire pour éviter cette situation./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 septembre 2000)