Texte intégral
(Déclaration de Michel Barnier lors d'une conférence de presse conjointe, à Washington le 14 mai 2004) :
Q - Plusieurs pays mettent l'accent sur le fait que le nouveau gouvernement irakien ne se verra pas confier suffisamment de responsabilités, dans le domaine de la sécurité et des ressources naturelles notamment. Est-ce que, M. Barnier et M. Lavrov pourraient expliquer leurs positions ?
R - Je voudrais d'abord remercier Colin Powell pour la qualité de l'accueil qu'il nous a réservé et pour l'opportunité que nous avons eue de pouvoir discuter quelques instants avec le président Bush à la fois sur la crise irakienne et le Proche-Orient, c'était un dialogue intéressant et important.
Nous commençons à peine la discussion sur le projet de résolution. Donc, les conditions dans lesquelles le 30 juin le nouveau gouvernement irakien recevra l'autorité, comme le dit Colin Powell - la traduction d'autorité et de souveraineté est la même en anglais -, je pense que ce gouvernement doit être souverain, avec les attributs et la réalité de la souveraineté. Les conditions de ce transfert doivent être encore discutées. Et pour moi, ce sera une contribution constructive que nous apporterons à cette discussion. Le gouvernement souverain, constitué à partir des propositions de M. Brahimi et après qu'on aura vérifié que les ministres sont acceptés, reconnus par les différentes forces politiques irakiennes, ce gouvernement devra avoir en mains la capacité de gouverner, un gouvernement irakien devra gouverner l'Irak. Donc, la capacité de gérer l'économie, la police, la justice, les ressources naturelles, naturellement, une autorité sur les forces irakiennes même s'il y a, en période transitoire entre le mois de juillet 2004 et le mois de janvier 2005, une situation particulière à gérer et des concertations à établir s'agissant de l'action et du rôle que jouera la force multinationale.
Et sur tous les autres sujets, je pense que, quand on parle d'autorité et de souveraineté, la capacité du nouveau gouvernement irakien doit être très claire, c'est indispensable. Nous voulons parler, nous, en tout cas, de rupture.
Q - La France envisage-t-elle d'envoyer des troupes en Irak et notamment pour la protection des Nations unies ?
R - Pour nous, la question de la présence de soldats français ne se pose pas. Je veux bien confirmer ici qu'il n'y aura pas de soldats français en Irak ni demain, ni plus tard. Nous pensons que la sortie de cette crise, de cette tragédie, est une sortie politique, sûrement pas militaire ou répressive.
Ayant dit cela très clairement, une fois de plus, je veux bien ajouter que nous prendrons notre part à la reconstruction politique et économique de l'Irak. C'est cela le processus de reconstruction qui va commencer, nous l'espérons, le plus vite possible en même temps que le processus de stabilisation, après le 1er juillet ; naturellement il commencera avec le nouveau gouvernement et avec un gouvernement totalement légitime, légitimé par le peuple au mois de janvier 2005. La France prendra sa part avec les pays européens dans cette reconstruction, y compris par la formation de gendarmes et de policiers, par des mesures d'allègement de la dette, par les programmes économiques de développement, de protection de l'environnement. Nous prendrons notre part à la reconstruction.
Quand je dis "cassure ou rupture", c'est simplement la différence qui existe entre une situation où il y a des forces d'occupation, ce qui est le cas aujourd'hui, et une situation où il y a un gouvernement souverain. Et voilà la rupture que nous souhaitons pour le succès du processus politique à partir du 1er juillet. Comme le dit Sergueï Lavrov, c'est très important que ce processus soit transparent, c'est très important que le gouvernement irakien soit légitime, accepté, crédible aux yeux mêmes des forces politiques irakiennes. Voilà pourquoi nous continuons à penser favorablement à une conférence, une grande conférence, peut-être en plusieurs étapes, avec d'abord une table ronde à l'intérieur de l'Irak, qui permettrait de vérifier l'acceptabilité, la reconnaissance de ce nouveau gouvernement proposé par M. Brahimi, par les Irakiens eux-mêmes, et plus tard, avec une conférence inter-irakienne, et puis enfin peut-être, avec une troisième étape sous la forme de ce qui s'est passé à Berlin pour l'Afghanistan, une conférence plus large avec le parrainage des pays de la région et de la communauté internationale.
Nous souhaitons qu'il y ait beaucoup de précaution, beaucoup de sincérité dans ce processus politique et surtout qu'on fasse tout pour réussir la première marche, la première étape, celle du nouveau gouvernement souverain le 1er juillet.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec des télévisions françaises, à Washington le 14 mai 2004) :
Q - Vous avez entendu aujourd'hui et hier les responsables américains commencer à évoquer le mot de retrait, ce qui était jusqu'à présent un peu un mot tabou dans le vocabulaire diplomatique américain. Comment est-ce que vous l'analysez ?
R - C'est un bon signal que d'imaginer maintenant et d'accepter l'idée que les forces d'occupation en Irak, qui vont devenir probablement pendant quelques mois des forces de stabilisation, n'y restent pas éternellement. L'Irak a vocation à être gouverné le plus tôt possible par les Irakiens et à prendre lui-même son destin en main. Donc, probablement dans quelques mois, il y aura un premier gouvernement irakien légitime, auquel nous souhaitons vraiment que l'on donne la capacité à gouverner, la gestion de ses ressources, de son économie, de sa police ; puis, un peu plus tard en janvier 2005, après des élections démocratiques, il se peut qu'un gouvernement irakien légitime, responsable, dise librement "nous n'avons plus besoin de forces extérieures" et que les Américains acceptent cette idée et disent maintenant qu'ils se retireront. Dans ce cas, c'est un bon signal. Cela prouve que le processus politique est en marche.
Q - Est-ce que cela fait partie de la négociation qui a lieu en ce moment sur le vote d'une résolution qui encadrera cette transition du pouvoir, le statut des forces américaines, et le calendrier de leur présence en Irak ?
R - La résolution à laquelle nous travaillerons dans les prochaines semaines aux Nations unies va déterminer quel gouvernement, quelle souveraineté pour ce gouvernement, la plus large possible, et quel statut pour les forces de stabilisation et pendant combien de temps, en tout cas jusqu'en janvier 2005 ; tout cela fait partie d'une résolution à laquelle nous travaillons, oui.
Q - Y aura-t-il des soldats français dans la nouvelle coalition américaine ?
R - La France a toujours pensé qu'il n'y avait pas de solution militaire à ce conflit irakien, qu'il fallait rester dans le cadre du droit international et des Nations unies et que l'on ne sortirait pas de cette crise autrement que par une sortie politique. Donc, il n'y a pas, il n'y aura pas, ni demain, ni après-demain, de soldats français en Irak. En revanche, nous prendrons notre part, j'espère assez vite, lorsque le gouvernement irakien nous le demandera, à la reconstruction politique et économique de l'Irak. Il y a tant à faire pour reconstruire un Etat de droit, des collectivités locales, pour réaliser des programmes d'aide économiques, pour retraiter les déchets, l'eau et l'assainissement, pour reconstruire des routes, pour reconstruire une justice. Donc, nous sommes prêts à prendre notre part, et elle sera importante, à cette reconstruction.
Q - Ce signal positif que vous signalez de la part des Américains, c'est, selon vous, le résultat de ce qui se passe sur le terrain qui est terrible ou alors de la pression internationale, et notamment de la pression européenne singulièrement, ou bien encore d'une prise de conscience des Américains que plus rien ne peut être comme avant ?
R - Je crois qu'il y a beaucoup de raisons qui expliquent qu'aujourd'hui, l'idée, que nous soutenons depuis le début, que la seule issue, la seule solution est la solution politique et non pas militaire, progresse. Mais probablement, ce qui se passe sur le terrain, le sentiment général qui prévaut au sein de la communauté internationale, cette spirale de violence, de gestes d'inhumanité, ces effusions de sang, qui interpellent quand même tous les responsables politiques, ici comme ailleurs, je crois que cela conduit à dire au fond que le seul cadre dans lequel on peut régler cette situation, c'est le cadre des Nations unies, et le seul chemin est un chemin politique. Encore une fois, la France prendra sa part à cette reconstruction politique et économique.
Q - En ce qui concerne le Proche-Orient, est-ce que vous sentez une évolution, un rapprochement entre la position européenne et française et la position américaine ?
R - La position française est la même que celle de tous nos partenaires européens. Nous avons été unanimes à dire, à propos de ce conflit terrible entre Israël et l'Etat palestinien, qu'il fallait en revenir, là encore, au bon sens, à un règlement politique. Et nous avons un objectif, celui de deux Etats, un Etat israélien et un Etat palestinien vivant côte à côte, pour la sécurité et la viabilité économique. Nous avons les objectifs, nous avons la Feuille de route, nous avons la méthode, qui est de travailler ensemble, notamment dans le cadre de ce que l'on appelle le Quartet, c'est à dire les Russes, les Européens, les Nations unies, les Américains. Et j'ai été heureux d'entendre le président des Etats-Unis nous dire ce matin que cette Feuille de route, cet objectif de deux Etats vivant côte à côte et cette méthode-là étaient aussi les siens.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2004)
(Point de presse de Michel Barnier accordé aux correspondants français, à Washington le 14 mai 2004) :
Merci d'avoir répondu à l'invitation de l'ambassadeur pour cet échange avant que je parte pour Haïti tout à l'heure pour la première visite officielle d'un ministre des Affaires étrangères depuis l'indépendance.
C'était la première fois que je participais au G8 des ministres des Affaires étrangères. Comme vous l'imaginez, j'ai trouvé extrêmement libre et assez amical le contact que j'ai eu avec Colin Powell aujourd'hui au cours d'un entretien en tête-à-tête qui prolongeait un premier entretien que j'avais eu avec lui au lendemain de ma nomination, puisque je l'avais rencontré à Bruxelles au Conseil de l'OTAN. Très franchement, je pense que les relations que nous avons sont placées sous un ton et dans un cadre très chaleureux et très cordial. Cela n'empêche pas que l'on se dise les choses, - comme je les ai dites encore tout à l'heure devant lui en sa présence à la conférence de presse -, à propos du rôle que la France pense jouer dans la reconstruction de l'Irak. Enfin, je trouve que, sur le plan personnel, les choses sont très cordiales et très positives.
Je peux peut-être, avant de répondre à vos questions, vous dire dans quel état d'esprit je me trouve puisque c'est ma première visite aux Etats-Unis, - ce ne sera pas la dernière. Dans la relation avec les Etats-Unis, ce que je peux simplement dire, c'est que pour moi il y a des questions qui se posent et d'autres qui ne se posent pas, sur ce que je crois être la relation entre la France et les Etats-Unis.
Ce qui ne se pose pas comme question, c'est de savoir si on est amis ou si on est alliés. Nous sommes depuis toujours amis et alliés, et durablement amis et alliés. De ce point de vue-là, je l'ai dit au président Bush ce matin, je trouve très important qu'il vienne en France au nom du peuple américain le 5 et le 6 juin. Le 5 juin, il aura un entretien avec le chef de l'Etat et le 6 juin il ira en Normandie. Je lui ai redit qu'un des moments personnels les plus émouvants de ma vie, politique et privée, a été de visiter avec mes deux fils les cimetières américains en Normandie. Et c'est la vérité.
Donc, n'oublions pas cela : nos combats communs, ce que nous devons aux Etats-Unis, et n'oublions pas non plus ce que nous faisons ensemble et qui est très important : nous sommes totalement ensemble dans la lutte contre le terrorisme, ensemble à Haïti, ensemble en Afrique, ensemble en Afghanistan, ensemble dans la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, donc, il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous sommes ensemble.
Une autre question qui ne pose pas de notre point de vue, parce que ce n'est pas la bonne manière d'aborder les choses, c'est de savoir si, quand la France s'exprime, elle s'exprime pour ou contre les Etats-Unis. Ce n'est pas la question. S'agissant de la tragédie irakienne, nous essayons depuis le début de dire des choses utiles. Probablement, nous aurions souhaité qu'on nous écoute davantage, que les Etats-Unis écoutent davantage des pays comme le nôtre qui ont une longue expérience du Moyen-Orient, une histoire, une politique, des amitiés, des informations, des impressions. Et donc, c'est avec tout ce capital là que l'un aide l'autre, c'est avec notre histoire, nos amitiés, nos impressions, nos informations que nous essayons d'être utiles aujourd'hui.
C'est dans cet état d'esprit qu'on va s'efforcer de rédiger le projet de résolution qui devrait encadrer la première étape de la sortie politique de cette tragédie. Nous sommes dans cet état d'esprit de regarder devant nous plutôt que derrière, et nous ne souhaitons sûrement pas donner des leçons mais, comme je l'ai dit au journal "Le Monde" hier, nous souhaitons qu'on tire les leçons de ce qui s'est passé. Et, en regardant devant nous, nous souhaitons déterminer à quelles conditions on peut et on va réussir la transition politique et la sortie politique de cette crise puisqu'il n'y a de sortie que politique. Et il ne faut pas rater la toute première étape, la toute première marche, faute de quoi on ratera toutes les autres. Cette première étape, c'est la constitution d'un gouvernement crédible qui ne dispose pas seulement de l'autorité, comme a dit Colin Powell lors de la conférence de presse, mais de la souveraineté, ce qui est un peu plus que l'autorité, et même beaucoup plus. Voilà dans quel état d'esprit je me trouve.
On a parlé au G8 de bien d'autres sujets. On a beaucoup parlé du Proche-Orient. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est, durant l'entretien assez bref que nous avons eu avec George Bush ce matin, la clarté avec laquelle il a tout de même réaffirmé son attachement à la Feuille de route et au Quartet. De ce point de vue là, nous avons été rassurés.
Et puis on a évoqué d'autres sujets tout au long de la journée notamment, l'initiative pour le Grand Moyen-Orient. Sur ce sujet aussi, les Américains ont compris qu'on ne pouvait pas ne pas respecter et écouter les pays auxquels on s'adresse. J'ai plaidé, - je pense que je serai entendu -, pour qu'on change le nom de cette initiative. D'abord pour qu'on parle de l'Afrique du Nord et du Moyen Orient et, qu'ensuite, on parle de partenariat, comme les Européens l'ont fait depuis Barcelone. Je crois que, de ce point de vue la manière de présenter les choses va changer.
Voilà, je suis à votre disposition.
Q - Donald Rumsfeld laisse entendre que la coalition pourrait s'élargir, est-ce que la France en sera ?
R - Non ! J'ai dit clairement depuis quelques jours, et j'ai encore dit devant Colin Powell tout à l'heure, qu'il n'y aurait pas de soldats français ni maintenant, ni plus tard en Irak. Notre certitude, c'est que la sortie, la solution ne peut être que politique, sûrement pas militaire et encore moins répressive. Donc, il n'y aura pas de soldats français.
En revanche, ayant dit cela clairement, et encore une fois je ne crois pas que cela étonne beaucoup de gens, j'ai dit aussi que nous serons présents aussi vite que ce sera possible et que le gouvernement irakien le souhaitera, dans la nouvelle période qui va commencer qui est celle de la reconstruction politique et économique de l'Irak. Cette période va se superposer probablement, j'espère pas trop tard, à la période de stabilisation qui, elle, va continuer jusqu'au moins janvier 2005.
Q - Est-ce qu'il y aura des soldats américains ?
R - Oui, il y aura des soldats américains.
Q - Et Powell a dit que justement si le nouveau gouvernement intérimaire demandait aux soldats américains de partir, ils partiraient.
R - Ce n'est pas tout à fait ce qu'il a dit.
Q - Il a dit "je suis convaincu qu'ils ne vont pas nous le demander dans l'intérêt des autorités intérimaires, mais s'ils nous le demandent, on s'en ira". Et cela a d'ailleurs été dit hier par MM. Straw, Bremer et Grossman.
R - Attendez, ce que j'ai compris, c'est qu'il pensait plutôt au moment où il y aura un nouveau gouvernement légitimé par le peuple irakien en janvier 2005. Là, c'est clair, et nous lui avons posé la question : "est-ce que, si ce nouveau gouvernement vous demande de vous retirer" Et là, il a répondu clairement. C'est d'ailleurs ce que j'ai dit moi-même : c'est ce gouvernement qui doit dire si on a besoin de la force de stabilisation ou si on n'en a plus besoin.
Q - Mais il l'a dit aussi très clairement pour le gouvernement intérimaire tout en ajoutant, pour le gouvernement intérimaire, qu'il pensait que cela ne se produirait pas, qu'on ne leur demanderait pas, mais quand même la porte est ouverte maintenant. Est-ce que c'est quelque chose dont la France se réjouit ? Est-ce qu'elle le redoute ? Est-ce que vous pensez qu'il faut que les soldats américains restent en Irak ou pas ?
R - Les forces d'occupation actuelles qui vont se transformer en force de stabilisation, dans le cadre d'un mandat que l'ONU orientera différemment, ne peuvent pas se désintéresser de la situation qui a été créée. Donc je pense que, pendant un certain temps et je l'imagine entre juin 2004 et janvier 2005, la responsabilité de cette stabilisation appartient aux forces qui sont là. Voilà ce que je pense.
Q - Donc, vous ne souhaitez pas qu'ils s'en aillent ?
R - Je n'ai pas de souhait à exprimer. C'est le nouveau gouvernement qui dira ce qu'il souhaite, on verra bien la situation. Il est important que, dans le cadre d'une résolution des Nations unies, le nouveau gouvernement soit souverain. Il devra avoir une autorité pleine et entière sur l'économie, les ressources, la justice, la police, les forces armées irakiennes, même si ces forces armées, sont comme Colin Powell l'a dit, encadrées par les Américains, - ce qui prouve bien l'idée qu'ils vont rester puisqu'il a parlé d'un commandement tout à l'heure et d'un général américain, mais je pense que ces forces armées devront être sous l'autorité du gouvernement irakien même si elles sont intégrées dans un commandement général.
Ce qui est important, c'est que, dans le cadre d'une résolution des Nations unies, ce nouveau gouvernement souverain et la force multinationale de stabilisation réussissent ensemble cette période de juillet 2004 à janvier 2005 où l'on va arriver, j'espère, à une plus grande stabilité, au deuxième et grand moment de la transition politique : l'élection d'une Assemblée nationale et la désignation d'un gouvernement qui sera totalement légitime.
Q - Durant la période où les forces d'occupation sont transformées en force de stabilisation, elles changent sous l'autorité de qui ?
R - Elles sont clairement, dans le cadre d'un mandat des Nations unies pour la stabilisation, sous l'autorité, si j'ai bien compris, d'un général américain.
Q - Donc, leur présence ou leur retrait dépendent des décisions du Conseil de sécurité ?
R - Oui.
Q - Mais pourquoi les questions sont posées maintenant, pourquoi les quatre personnes ont considéré maintenant... ?
R - Il faut leur demander.
Q - Est-ce que cela peut être un argument des Etats-Unis dans la négociation de la résolution ?
R - Non.
Q - Est-ce que vous n'avez pas trouvé les conditions politiques d'un nouveau malentendu ? Les pays du G8 poussent les Américains à une solution politique, à s'effacer derrière une souveraineté.
R - C'est l'ensemble de la communauté internationale, ce sont les Nations unies qui demandent une sortie politique, qui est la seule voie possible, et nous essayons de voir quelles sont les conditions de ce transfert de souveraineté comme sortie politique.
Q - Ne craignez-vous pas des risques de guerre civile ?
R - Nous reconnaissons qu'il faut, pendant un certain temps, - j'ai dit six mois -, une stabilisation en termes de sécurité. D'ailleurs, c'est la condition à laquelle les Nations unies reviendront.
Q - Est-ce que cela vous a surpris que Colin Powell le dise ?
R - Non, j'ai été heureux qu'il dise aussi clairement que, lorsque le nouveau gouvernement - parce que c'est cela que j'ai compris, - lorsque ce nouveau gouvernement réellement légitime, après les élections, aura à se prononcer, il pourra dire : "nous avons encore besoin d'une présence internationale, peut-être moins forte pour continuer la stabilisation, ou nous n'en avons plus besoin", et, ce jour là, les Américains en prendront acte. Voilà ce que j'ai compris. Cela a été très clair et pour la première fois aussi clair.
Q - Qu'est-ce qui fait la différence entre souveraineté et autorité à ce moment là ? Vous tenez à ce que le gouvernement soit souverain au 1er juillet.
R - Il aura une souveraineté large mais pas totale puisqu'il y aura sur son territoire une force de stabilisation qu'il ne commandera pas directement. C'est donc une période un peu transitoire pendant quelques mois.
Q - C'est ce dont parle Powell ?
R - Oui, enfin lui parle d'autorité, mais moi j'ai repris tout à l'heure en disant "la souveraineté", c'est plus que l'autorité. J'ai donc indiqué un certain nombre d'éléments qui permettront de déterminer la sincérité de ce transfert de souveraineté, je vous les ai cités tout à l'heure : l'économie, le budget, la justice, la question des prisons qui n'est pas claire, les forces de police, une autorité sur les forces armées, même si elles sont intégrées dans un commandement général, les ressources naturelles. Mais il faut voir d'où l'on vient, donc ces éléments seront, si je puis dire, un vrai progrès.
Ce qui est important - j'ai rappelé tout à l'heure cette idée d'une conférence peut-être à trois étapes, ou à trois étages -, c'est l'idée de bien vérifier dès le début qu'on n'a pas raté la première marche, que le gouvernement intérimaire est accepté par les forces irakiennes. Nous pensons que si ce gouvernement est formé assez tôt début juin, c'est-à-dire dans quelques jours, il faudra utiliser les quelques semaines qui resteront avant le 1er juillet pour vérifier, par une sorte de table ronde inter-irakienne, que les forces politiques et les communautés, dont les trois communautés principales d'Irak, reconnaissent le gouvernement et lui donnent un mandat pour travailler, même s'il n'y a pas d'élections. Après, une deuxième étape de ce processus de conférence serait une conférence inter-irakienne, en juillet ou en septembre au plus tard, plus large, une sorte d'assemblée. Et enfin peut-être, une troisième étape de consolidation sous la forme d'une conférence de type Berlin sur l'Afghanistan, avec les pays de la zone et la communauté internationale.
Q - Est-ce que vous avez l'impression que, dans ce climat vraiment pourri qu'il y a maintenant là-bas avec une insurrection quand même large, sinon généralisée, la question de l'autorité de ce gouvernement intérimaire, dont on ne doute pas d'ailleurs qu'il va être choisi, se pose? Est-ce que ce n'est pas "cuit" d'avance ?
R - Non, je ne le crois pas. Je ne le crois pas, parce que tout le monde a envie de sortir de cette situation, y compris les pays de la zone qui sont très inquiets de la situation en Irak. Et puis, quelle autre voie a-t-on que d'essayer d'arriver à la sortie démocratique de cette crise par les élections en janvier, de préparer cela en redonnant le pouvoir aux Irakiens ? Donc, on le fait à partir du choix des ministres. Qui vont être ces ministres ? Dans le Conseil du gouvernement actuel, il y a des gens de qualité, pour chaque communauté, donc à partir de gens qui sont dans ce Conseil sans doute et d'autres qui n'y sont pas, - il faudra le leur proposer -, on pourra former une équipe de quinze ou vingt ministres. Ce qui est important, c'est de vérifier que ces quinze ou vingt ministres sont acceptés comme un gouvernement de transition, non pas pour expédier les affaires courantes mais pour gérer les affaires et préparer les élections. Je ne crois pas qu'il y ait d'alternative, dans la situation qui a été créée, et je me permets d'observer que nous n'y sommes pour rien.
Q - Ce n'est pas un excès d'optimisme que de penser qu'un gouvernement légitime va arriver à calmer rapidement l'insurrection, parce que les gens qui se battent dans la rue ne vont pas tous dans le sens de la démocratie ?
R - C'est pour cela qu'il y a probablement besoin de stabilisation en parallèle, mais je ne crois pas qu'il y ait d'autre solution que celle que nous visons. Je ne vois pas, sauf plus de violence, plus de soldats, plus d'opérations militaires, je ne vois pas d'autre solution.
Q - Il est clair que les insurgés ne veulent pas de ce gouvernement intérimaire même s'ils ne le connaissent pas ?
R - On verra bien, on verra qui constitue ce gouvernement. Pourquoi sommes-nous attentifs à la mission de M. Brahimi ? Kofi Annan m'a dit que c'était difficile mais que cela progressait, qu'il voit beaucoup de gens. Et ce gouvernement, considéré comme gouvernement de transition et qui aura la souveraineté, doit être accepté majoritairement par les trois communautés. Et je pense que c'est l'intérêt de la majorité de ces trois communautés d'arriver à des élections.
Q - Mais pour arriver à ce que disait Colin Powell, est-ce que, dans votre analyse, le fait qu'ils soient plusieurs à le dire, Bremer, lui, Grossman et d'autres, à évoquer le mot retrait qui, jusqu'à présent, était un terme tabou, est-ce que, selon vous, ce n'est pas une façon pour eux de montrer à la communauté internationale, comme vous le disiez, que cela vient d'eux et non pas que cela leur est imposé ou qu'on les pousse à cela ou qu'ils le subissent plutôt que de l'anticiper par eux-mêmes ?
R - Il y a peut-être ce souci là.
Q - C'est de préparer le terrain à une décision qui arrive peut-être plus tôt que prévu ?
R - Mais il va falloir que ces troupes se retirent.
Q - Oui, sauf que jusqu'à présent on ne le disait pas, on disait : bien entendu après le 30 juin, les Américains resteront les principaux partenaires de la reconstruction et de la sécurité irakiennes, sous-entendu on négociera le maintien et non pas le retrait.
R - Ecoutez, encore une fois, j'ai dit moi-même qu'il fallait faire les choses dans l'ordre, avec des précautions, sans précipitation. C'est un processus qui exige beaucoup de précautions et qu'on franchisse bien les marches une à une, j'ai dit cela plusieurs fois. Cela va prendre du temps, cela va être très difficile, cela peut ne pas marcher, mais je ne crois pas qu'il y ait d'alternative. Mais que la perspective de retirer ces troupes soit maintenant clairement affirmée, c'est un progrès. Et peut-être notre attitude, ce que nous avons dit, ce que nous continuerons de dire avec d'autres, y est pour quelque chose.
Q - Est-ce que le retrait pourrait être inscrit dans une espèce de calendrier au 30 juin avant la prochaine résolution avec l'échéance de janvier ?
R - Non, ce qui peut être inscrit dans la résolution, c'est que le mandat de cette force de stabilisation courre du moment de la résolution aux élections et que ce mandat sera revu en janvier à la demande du gouvernement irakien élu issu des élections.
Q - C'est une proposition française de rédaction de la résolution ?
R - C'est une de nos propositions.
Q - Qui a reçu quel accueil jusqu'à présent ?
R - Colin Powell le dit lui-même, devant vous : "si le gouvernement irakien le demande en janvier, on se retire", cela prouve bien que cette idée est acceptée, que cela va jusque-là, qu'on se reposera la question à ce moment-là.
Q - Est-ce qu'il y a une crainte du côté français de voir les choses basculer vers l'islamisme pur et dur qui serait, par exemple, issu d'élections ?
R - Non, on ne se situe pas dans l'hypothèse où les choses tournent mal, on essaie d'organiser la transition pour arriver à des élections et ensuite, ce sera le peuple irakien qui décidera de son sort et de son destin.
Q - Même si ce sont des islamistes qui doivent être élus?
R - Franchissons les étapes une à une, essayons de sortir de cette tragédie. Je veux dire honnêtement, comme citoyen et comme homme politique, que je suis très inquiet de cette spirale d'inhumanité, de violence, de sang un peu partout. Quand on regarde ce qui se passe, et à Gaza avec ces jeunes soldats israéliens, et ce jeune Américain décapité et les tortures de soldats américains qui ont complètement perdu tous leurs repères, qui se comportent comme des sadiques, et les attentats suicides, et les exécutions israéliennes extra-judiciaires, on voit que nous sommes dans un monde qui perd complètement ses repères. Je l'ai dit, et je le pense vraiment, on touche au plus profond de ce qui est au cur de la civilisation et de toutes les religions : la personne humaine. Il y a une urgence à ce que, d'abord, on en appelle à la raison, à la conscience et qu'on en revienne au droit international.
Vous savez quand je vois cela, je suis de plus en plus sûr que nous avons eu raison de dire "le droit international, rien que le droit international" et je suis de plus en plus Européen. Voilà ce que je pense. Je suis de plus en plus Européen parce que, sur le territoire du continent européen, qui n'est tout de même pas négligeable, qui a 450 millions de citoyens aujourd'hui, - c'est un continent presque en totalité -, nous avons créé des règles, nous avons un projet démocratique et civilisateur. Ce n'est pas un pays qui impose sa loi aux autres. Je suis de plus en plus Européen quand je vois cela, parce qu'on peut faire la preuve que l'Europe a créé les conditions d'une mondialisation assez juste.
Q - Est-ce que le refus catégorique par la France d'envoyer des troupes, ce n'est pas un peu refuser de tendre la main à un noyé qui est en train de couler ?
R - Ce n'est pas comme cela qu'il faut présenter les choses. Nous ne nous désintéressons pas de la sortie politique de cette crise. Je pense que la France peut être bien plus utile par d'autres moyens. Et nous allons être utiles à la reconstruction économique et politique, parce qu'on aura besoin d'un pays comme le nôtre dans ce jeu de reconstruction, d'un pays comme le nôtre qui aura gardé aux yeux de tous les partenaires, de tous les pays de la région - et vous savez que tous ces pays comptent autour - sa crédibilité.
Q - S'agissant de la stabilisation, au niveau de la sécurité, ne pourra-t-il pas y avoir une deuxième étape possible ?
R - J'ai déjà dit que je pensais que nous pouvions être beaucoup plus utiles que par des soldats.
Q - Mais comment ?
R - J'observe d'ailleurs que nous avons beaucoup de soldats engagés partout dans le monde. Comment ? Par la formation des gendarmes et des policiers, par l'allègement de la dette par le Club de Paris, par des programmes économiques européens, par nos entreprises, le cas échéant, dans des domaines extrêmement concrets, par exemple, l'assainissement, le traitement des déchets. Nous allons participer à tous ces chantiers autant que le voudra le gouvernement irakien. Je pense que, dans cette période là, l'attitude de la France, qui, encore une fois ne veut pas donner de leçon, est positive.
Q - Vous avez dit que vous êtes rassuré par ce que le président Bush a dit sur le Proche-Orient. En fait, est-ce que c'est parce que vous étiez inquiet de voir qu'il y avait eu peut-être plusieurs discours ou des phrases un peu en zigzag au moment où il reçoit Sharon, puis Abdallah ?
R - La manière dont s'est déroulée la visite du Premier ministre Sharon à Washington nous a fait penser que le Quartet devenait un solo et que la Feuille de route n'était plus la Feuille de route. Comme il n'y a pas d'alternative à cette Feuille de route que le chaos et pas d'alternative à la négociation avec les Palestiniens que la violence, nous avons été inquiets. Nous l'avons dit, les vingt-cinq ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne l'ont dit unanimement au Gymnich. Le Gymnich c'est la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères qui sont les vingt-cinq aujourd'hui, entre nous, on se parle et on fait des réunions informelles comme cela assez libres. C'était deux jours après la visite de M. Sharon. Nous avons été unanimes, y compris les Britanniques, à dire qu'il fallait s'en tenir à la Feuille de route, même si le retrait de Gaza en est une partie. Et on a vu, quelque temps après, les Américains finalement revenir à cela. Vous avez entendu Colin Powell et le président Bush reparler d'une étape à propos de Gaza. Nous avons eu le sentiment, et je l'ai exprimé, que tel qu'annoncé, le retrait unilatéral, c'était un substitut à la Feuille de route.
Q - Mais il y a quand même une lettre américaine à Sharon dans laquelle il est bel et bien écrit qu'en résumé, la résolution 242 n'est plus valable ?
R - Ce que j'ai entendu de la bouche du président des Etats-Unis ce matin, ce que M. Colin Powell a dit, c'est "la Feuille de route, toute la Feuille de route, rien que la Feuille de route et la négociation avec les Palestiniens".
Q - Vous lui avez posé la question des garanties des Américains, des assurances ?
R - Non, nous n'avons pas eu le temps. C'était déjà quelque chose d'important.
Q - Est-ce que vous avez parlé de délais ?
R - Les délais ne sont de toute façon pas respectés, c'est le moins qu'on puisse dire. L'important, c'est qu'on se remette sur la route.
Q - Ont-ils rectifié le tir ?
R - Eh bien, ils ont précisé les choses et probablement le fait que les vingt-cinq pays de l'Union européenne disent les choses d'une seule voix, - parce que nous faisons partie du Quartet avec les Russes, ne les oubliez pas, et les Nations unies aussi -, que trois partenaires du Quartet sur quatre disent : "on est là, oui ou non ?" a permis que le Quartet demeure et que la Feuille de route reste sur la table.
Q - Encore une chose, dans votre tête-à-tête avec Powell, a-t-il manifesté des inquiétudes ? Il prend en charge l'Irak et les affaires irakiennes à partir du 30 juin, il devient le superviseur ?
R - Non mais, ce que je peux vous dire, c'est qu'on a eu un contact très cordial et très chaleureux.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2004)
Q - Plusieurs pays mettent l'accent sur le fait que le nouveau gouvernement irakien ne se verra pas confier suffisamment de responsabilités, dans le domaine de la sécurité et des ressources naturelles notamment. Est-ce que, M. Barnier et M. Lavrov pourraient expliquer leurs positions ?
R - Je voudrais d'abord remercier Colin Powell pour la qualité de l'accueil qu'il nous a réservé et pour l'opportunité que nous avons eue de pouvoir discuter quelques instants avec le président Bush à la fois sur la crise irakienne et le Proche-Orient, c'était un dialogue intéressant et important.
Nous commençons à peine la discussion sur le projet de résolution. Donc, les conditions dans lesquelles le 30 juin le nouveau gouvernement irakien recevra l'autorité, comme le dit Colin Powell - la traduction d'autorité et de souveraineté est la même en anglais -, je pense que ce gouvernement doit être souverain, avec les attributs et la réalité de la souveraineté. Les conditions de ce transfert doivent être encore discutées. Et pour moi, ce sera une contribution constructive que nous apporterons à cette discussion. Le gouvernement souverain, constitué à partir des propositions de M. Brahimi et après qu'on aura vérifié que les ministres sont acceptés, reconnus par les différentes forces politiques irakiennes, ce gouvernement devra avoir en mains la capacité de gouverner, un gouvernement irakien devra gouverner l'Irak. Donc, la capacité de gérer l'économie, la police, la justice, les ressources naturelles, naturellement, une autorité sur les forces irakiennes même s'il y a, en période transitoire entre le mois de juillet 2004 et le mois de janvier 2005, une situation particulière à gérer et des concertations à établir s'agissant de l'action et du rôle que jouera la force multinationale.
Et sur tous les autres sujets, je pense que, quand on parle d'autorité et de souveraineté, la capacité du nouveau gouvernement irakien doit être très claire, c'est indispensable. Nous voulons parler, nous, en tout cas, de rupture.
Q - La France envisage-t-elle d'envoyer des troupes en Irak et notamment pour la protection des Nations unies ?
R - Pour nous, la question de la présence de soldats français ne se pose pas. Je veux bien confirmer ici qu'il n'y aura pas de soldats français en Irak ni demain, ni plus tard. Nous pensons que la sortie de cette crise, de cette tragédie, est une sortie politique, sûrement pas militaire ou répressive.
Ayant dit cela très clairement, une fois de plus, je veux bien ajouter que nous prendrons notre part à la reconstruction politique et économique de l'Irak. C'est cela le processus de reconstruction qui va commencer, nous l'espérons, le plus vite possible en même temps que le processus de stabilisation, après le 1er juillet ; naturellement il commencera avec le nouveau gouvernement et avec un gouvernement totalement légitime, légitimé par le peuple au mois de janvier 2005. La France prendra sa part avec les pays européens dans cette reconstruction, y compris par la formation de gendarmes et de policiers, par des mesures d'allègement de la dette, par les programmes économiques de développement, de protection de l'environnement. Nous prendrons notre part à la reconstruction.
Quand je dis "cassure ou rupture", c'est simplement la différence qui existe entre une situation où il y a des forces d'occupation, ce qui est le cas aujourd'hui, et une situation où il y a un gouvernement souverain. Et voilà la rupture que nous souhaitons pour le succès du processus politique à partir du 1er juillet. Comme le dit Sergueï Lavrov, c'est très important que ce processus soit transparent, c'est très important que le gouvernement irakien soit légitime, accepté, crédible aux yeux mêmes des forces politiques irakiennes. Voilà pourquoi nous continuons à penser favorablement à une conférence, une grande conférence, peut-être en plusieurs étapes, avec d'abord une table ronde à l'intérieur de l'Irak, qui permettrait de vérifier l'acceptabilité, la reconnaissance de ce nouveau gouvernement proposé par M. Brahimi, par les Irakiens eux-mêmes, et plus tard, avec une conférence inter-irakienne, et puis enfin peut-être, avec une troisième étape sous la forme de ce qui s'est passé à Berlin pour l'Afghanistan, une conférence plus large avec le parrainage des pays de la région et de la communauté internationale.
Nous souhaitons qu'il y ait beaucoup de précaution, beaucoup de sincérité dans ce processus politique et surtout qu'on fasse tout pour réussir la première marche, la première étape, celle du nouveau gouvernement souverain le 1er juillet.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec des télévisions françaises, à Washington le 14 mai 2004) :
Q - Vous avez entendu aujourd'hui et hier les responsables américains commencer à évoquer le mot de retrait, ce qui était jusqu'à présent un peu un mot tabou dans le vocabulaire diplomatique américain. Comment est-ce que vous l'analysez ?
R - C'est un bon signal que d'imaginer maintenant et d'accepter l'idée que les forces d'occupation en Irak, qui vont devenir probablement pendant quelques mois des forces de stabilisation, n'y restent pas éternellement. L'Irak a vocation à être gouverné le plus tôt possible par les Irakiens et à prendre lui-même son destin en main. Donc, probablement dans quelques mois, il y aura un premier gouvernement irakien légitime, auquel nous souhaitons vraiment que l'on donne la capacité à gouverner, la gestion de ses ressources, de son économie, de sa police ; puis, un peu plus tard en janvier 2005, après des élections démocratiques, il se peut qu'un gouvernement irakien légitime, responsable, dise librement "nous n'avons plus besoin de forces extérieures" et que les Américains acceptent cette idée et disent maintenant qu'ils se retireront. Dans ce cas, c'est un bon signal. Cela prouve que le processus politique est en marche.
Q - Est-ce que cela fait partie de la négociation qui a lieu en ce moment sur le vote d'une résolution qui encadrera cette transition du pouvoir, le statut des forces américaines, et le calendrier de leur présence en Irak ?
R - La résolution à laquelle nous travaillerons dans les prochaines semaines aux Nations unies va déterminer quel gouvernement, quelle souveraineté pour ce gouvernement, la plus large possible, et quel statut pour les forces de stabilisation et pendant combien de temps, en tout cas jusqu'en janvier 2005 ; tout cela fait partie d'une résolution à laquelle nous travaillons, oui.
Q - Y aura-t-il des soldats français dans la nouvelle coalition américaine ?
R - La France a toujours pensé qu'il n'y avait pas de solution militaire à ce conflit irakien, qu'il fallait rester dans le cadre du droit international et des Nations unies et que l'on ne sortirait pas de cette crise autrement que par une sortie politique. Donc, il n'y a pas, il n'y aura pas, ni demain, ni après-demain, de soldats français en Irak. En revanche, nous prendrons notre part, j'espère assez vite, lorsque le gouvernement irakien nous le demandera, à la reconstruction politique et économique de l'Irak. Il y a tant à faire pour reconstruire un Etat de droit, des collectivités locales, pour réaliser des programmes d'aide économiques, pour retraiter les déchets, l'eau et l'assainissement, pour reconstruire des routes, pour reconstruire une justice. Donc, nous sommes prêts à prendre notre part, et elle sera importante, à cette reconstruction.
Q - Ce signal positif que vous signalez de la part des Américains, c'est, selon vous, le résultat de ce qui se passe sur le terrain qui est terrible ou alors de la pression internationale, et notamment de la pression européenne singulièrement, ou bien encore d'une prise de conscience des Américains que plus rien ne peut être comme avant ?
R - Je crois qu'il y a beaucoup de raisons qui expliquent qu'aujourd'hui, l'idée, que nous soutenons depuis le début, que la seule issue, la seule solution est la solution politique et non pas militaire, progresse. Mais probablement, ce qui se passe sur le terrain, le sentiment général qui prévaut au sein de la communauté internationale, cette spirale de violence, de gestes d'inhumanité, ces effusions de sang, qui interpellent quand même tous les responsables politiques, ici comme ailleurs, je crois que cela conduit à dire au fond que le seul cadre dans lequel on peut régler cette situation, c'est le cadre des Nations unies, et le seul chemin est un chemin politique. Encore une fois, la France prendra sa part à cette reconstruction politique et économique.
Q - En ce qui concerne le Proche-Orient, est-ce que vous sentez une évolution, un rapprochement entre la position européenne et française et la position américaine ?
R - La position française est la même que celle de tous nos partenaires européens. Nous avons été unanimes à dire, à propos de ce conflit terrible entre Israël et l'Etat palestinien, qu'il fallait en revenir, là encore, au bon sens, à un règlement politique. Et nous avons un objectif, celui de deux Etats, un Etat israélien et un Etat palestinien vivant côte à côte, pour la sécurité et la viabilité économique. Nous avons les objectifs, nous avons la Feuille de route, nous avons la méthode, qui est de travailler ensemble, notamment dans le cadre de ce que l'on appelle le Quartet, c'est à dire les Russes, les Européens, les Nations unies, les Américains. Et j'ai été heureux d'entendre le président des Etats-Unis nous dire ce matin que cette Feuille de route, cet objectif de deux Etats vivant côte à côte et cette méthode-là étaient aussi les siens.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2004)
(Point de presse de Michel Barnier accordé aux correspondants français, à Washington le 14 mai 2004) :
Merci d'avoir répondu à l'invitation de l'ambassadeur pour cet échange avant que je parte pour Haïti tout à l'heure pour la première visite officielle d'un ministre des Affaires étrangères depuis l'indépendance.
C'était la première fois que je participais au G8 des ministres des Affaires étrangères. Comme vous l'imaginez, j'ai trouvé extrêmement libre et assez amical le contact que j'ai eu avec Colin Powell aujourd'hui au cours d'un entretien en tête-à-tête qui prolongeait un premier entretien que j'avais eu avec lui au lendemain de ma nomination, puisque je l'avais rencontré à Bruxelles au Conseil de l'OTAN. Très franchement, je pense que les relations que nous avons sont placées sous un ton et dans un cadre très chaleureux et très cordial. Cela n'empêche pas que l'on se dise les choses, - comme je les ai dites encore tout à l'heure devant lui en sa présence à la conférence de presse -, à propos du rôle que la France pense jouer dans la reconstruction de l'Irak. Enfin, je trouve que, sur le plan personnel, les choses sont très cordiales et très positives.
Je peux peut-être, avant de répondre à vos questions, vous dire dans quel état d'esprit je me trouve puisque c'est ma première visite aux Etats-Unis, - ce ne sera pas la dernière. Dans la relation avec les Etats-Unis, ce que je peux simplement dire, c'est que pour moi il y a des questions qui se posent et d'autres qui ne se posent pas, sur ce que je crois être la relation entre la France et les Etats-Unis.
Ce qui ne se pose pas comme question, c'est de savoir si on est amis ou si on est alliés. Nous sommes depuis toujours amis et alliés, et durablement amis et alliés. De ce point de vue-là, je l'ai dit au président Bush ce matin, je trouve très important qu'il vienne en France au nom du peuple américain le 5 et le 6 juin. Le 5 juin, il aura un entretien avec le chef de l'Etat et le 6 juin il ira en Normandie. Je lui ai redit qu'un des moments personnels les plus émouvants de ma vie, politique et privée, a été de visiter avec mes deux fils les cimetières américains en Normandie. Et c'est la vérité.
Donc, n'oublions pas cela : nos combats communs, ce que nous devons aux Etats-Unis, et n'oublions pas non plus ce que nous faisons ensemble et qui est très important : nous sommes totalement ensemble dans la lutte contre le terrorisme, ensemble à Haïti, ensemble en Afrique, ensemble en Afghanistan, ensemble dans la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, donc, il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous sommes ensemble.
Une autre question qui ne pose pas de notre point de vue, parce que ce n'est pas la bonne manière d'aborder les choses, c'est de savoir si, quand la France s'exprime, elle s'exprime pour ou contre les Etats-Unis. Ce n'est pas la question. S'agissant de la tragédie irakienne, nous essayons depuis le début de dire des choses utiles. Probablement, nous aurions souhaité qu'on nous écoute davantage, que les Etats-Unis écoutent davantage des pays comme le nôtre qui ont une longue expérience du Moyen-Orient, une histoire, une politique, des amitiés, des informations, des impressions. Et donc, c'est avec tout ce capital là que l'un aide l'autre, c'est avec notre histoire, nos amitiés, nos impressions, nos informations que nous essayons d'être utiles aujourd'hui.
C'est dans cet état d'esprit qu'on va s'efforcer de rédiger le projet de résolution qui devrait encadrer la première étape de la sortie politique de cette tragédie. Nous sommes dans cet état d'esprit de regarder devant nous plutôt que derrière, et nous ne souhaitons sûrement pas donner des leçons mais, comme je l'ai dit au journal "Le Monde" hier, nous souhaitons qu'on tire les leçons de ce qui s'est passé. Et, en regardant devant nous, nous souhaitons déterminer à quelles conditions on peut et on va réussir la transition politique et la sortie politique de cette crise puisqu'il n'y a de sortie que politique. Et il ne faut pas rater la toute première étape, la toute première marche, faute de quoi on ratera toutes les autres. Cette première étape, c'est la constitution d'un gouvernement crédible qui ne dispose pas seulement de l'autorité, comme a dit Colin Powell lors de la conférence de presse, mais de la souveraineté, ce qui est un peu plus que l'autorité, et même beaucoup plus. Voilà dans quel état d'esprit je me trouve.
On a parlé au G8 de bien d'autres sujets. On a beaucoup parlé du Proche-Orient. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est, durant l'entretien assez bref que nous avons eu avec George Bush ce matin, la clarté avec laquelle il a tout de même réaffirmé son attachement à la Feuille de route et au Quartet. De ce point de vue là, nous avons été rassurés.
Et puis on a évoqué d'autres sujets tout au long de la journée notamment, l'initiative pour le Grand Moyen-Orient. Sur ce sujet aussi, les Américains ont compris qu'on ne pouvait pas ne pas respecter et écouter les pays auxquels on s'adresse. J'ai plaidé, - je pense que je serai entendu -, pour qu'on change le nom de cette initiative. D'abord pour qu'on parle de l'Afrique du Nord et du Moyen Orient et, qu'ensuite, on parle de partenariat, comme les Européens l'ont fait depuis Barcelone. Je crois que, de ce point de vue la manière de présenter les choses va changer.
Voilà, je suis à votre disposition.
Q - Donald Rumsfeld laisse entendre que la coalition pourrait s'élargir, est-ce que la France en sera ?
R - Non ! J'ai dit clairement depuis quelques jours, et j'ai encore dit devant Colin Powell tout à l'heure, qu'il n'y aurait pas de soldats français ni maintenant, ni plus tard en Irak. Notre certitude, c'est que la sortie, la solution ne peut être que politique, sûrement pas militaire et encore moins répressive. Donc, il n'y aura pas de soldats français.
En revanche, ayant dit cela clairement, et encore une fois je ne crois pas que cela étonne beaucoup de gens, j'ai dit aussi que nous serons présents aussi vite que ce sera possible et que le gouvernement irakien le souhaitera, dans la nouvelle période qui va commencer qui est celle de la reconstruction politique et économique de l'Irak. Cette période va se superposer probablement, j'espère pas trop tard, à la période de stabilisation qui, elle, va continuer jusqu'au moins janvier 2005.
Q - Est-ce qu'il y aura des soldats américains ?
R - Oui, il y aura des soldats américains.
Q - Et Powell a dit que justement si le nouveau gouvernement intérimaire demandait aux soldats américains de partir, ils partiraient.
R - Ce n'est pas tout à fait ce qu'il a dit.
Q - Il a dit "je suis convaincu qu'ils ne vont pas nous le demander dans l'intérêt des autorités intérimaires, mais s'ils nous le demandent, on s'en ira". Et cela a d'ailleurs été dit hier par MM. Straw, Bremer et Grossman.
R - Attendez, ce que j'ai compris, c'est qu'il pensait plutôt au moment où il y aura un nouveau gouvernement légitimé par le peuple irakien en janvier 2005. Là, c'est clair, et nous lui avons posé la question : "est-ce que, si ce nouveau gouvernement vous demande de vous retirer" Et là, il a répondu clairement. C'est d'ailleurs ce que j'ai dit moi-même : c'est ce gouvernement qui doit dire si on a besoin de la force de stabilisation ou si on n'en a plus besoin.
Q - Mais il l'a dit aussi très clairement pour le gouvernement intérimaire tout en ajoutant, pour le gouvernement intérimaire, qu'il pensait que cela ne se produirait pas, qu'on ne leur demanderait pas, mais quand même la porte est ouverte maintenant. Est-ce que c'est quelque chose dont la France se réjouit ? Est-ce qu'elle le redoute ? Est-ce que vous pensez qu'il faut que les soldats américains restent en Irak ou pas ?
R - Les forces d'occupation actuelles qui vont se transformer en force de stabilisation, dans le cadre d'un mandat que l'ONU orientera différemment, ne peuvent pas se désintéresser de la situation qui a été créée. Donc je pense que, pendant un certain temps et je l'imagine entre juin 2004 et janvier 2005, la responsabilité de cette stabilisation appartient aux forces qui sont là. Voilà ce que je pense.
Q - Donc, vous ne souhaitez pas qu'ils s'en aillent ?
R - Je n'ai pas de souhait à exprimer. C'est le nouveau gouvernement qui dira ce qu'il souhaite, on verra bien la situation. Il est important que, dans le cadre d'une résolution des Nations unies, le nouveau gouvernement soit souverain. Il devra avoir une autorité pleine et entière sur l'économie, les ressources, la justice, la police, les forces armées irakiennes, même si ces forces armées, sont comme Colin Powell l'a dit, encadrées par les Américains, - ce qui prouve bien l'idée qu'ils vont rester puisqu'il a parlé d'un commandement tout à l'heure et d'un général américain, mais je pense que ces forces armées devront être sous l'autorité du gouvernement irakien même si elles sont intégrées dans un commandement général.
Ce qui est important, c'est que, dans le cadre d'une résolution des Nations unies, ce nouveau gouvernement souverain et la force multinationale de stabilisation réussissent ensemble cette période de juillet 2004 à janvier 2005 où l'on va arriver, j'espère, à une plus grande stabilité, au deuxième et grand moment de la transition politique : l'élection d'une Assemblée nationale et la désignation d'un gouvernement qui sera totalement légitime.
Q - Durant la période où les forces d'occupation sont transformées en force de stabilisation, elles changent sous l'autorité de qui ?
R - Elles sont clairement, dans le cadre d'un mandat des Nations unies pour la stabilisation, sous l'autorité, si j'ai bien compris, d'un général américain.
Q - Donc, leur présence ou leur retrait dépendent des décisions du Conseil de sécurité ?
R - Oui.
Q - Mais pourquoi les questions sont posées maintenant, pourquoi les quatre personnes ont considéré maintenant... ?
R - Il faut leur demander.
Q - Est-ce que cela peut être un argument des Etats-Unis dans la négociation de la résolution ?
R - Non.
Q - Est-ce que vous n'avez pas trouvé les conditions politiques d'un nouveau malentendu ? Les pays du G8 poussent les Américains à une solution politique, à s'effacer derrière une souveraineté.
R - C'est l'ensemble de la communauté internationale, ce sont les Nations unies qui demandent une sortie politique, qui est la seule voie possible, et nous essayons de voir quelles sont les conditions de ce transfert de souveraineté comme sortie politique.
Q - Ne craignez-vous pas des risques de guerre civile ?
R - Nous reconnaissons qu'il faut, pendant un certain temps, - j'ai dit six mois -, une stabilisation en termes de sécurité. D'ailleurs, c'est la condition à laquelle les Nations unies reviendront.
Q - Est-ce que cela vous a surpris que Colin Powell le dise ?
R - Non, j'ai été heureux qu'il dise aussi clairement que, lorsque le nouveau gouvernement - parce que c'est cela que j'ai compris, - lorsque ce nouveau gouvernement réellement légitime, après les élections, aura à se prononcer, il pourra dire : "nous avons encore besoin d'une présence internationale, peut-être moins forte pour continuer la stabilisation, ou nous n'en avons plus besoin", et, ce jour là, les Américains en prendront acte. Voilà ce que j'ai compris. Cela a été très clair et pour la première fois aussi clair.
Q - Qu'est-ce qui fait la différence entre souveraineté et autorité à ce moment là ? Vous tenez à ce que le gouvernement soit souverain au 1er juillet.
R - Il aura une souveraineté large mais pas totale puisqu'il y aura sur son territoire une force de stabilisation qu'il ne commandera pas directement. C'est donc une période un peu transitoire pendant quelques mois.
Q - C'est ce dont parle Powell ?
R - Oui, enfin lui parle d'autorité, mais moi j'ai repris tout à l'heure en disant "la souveraineté", c'est plus que l'autorité. J'ai donc indiqué un certain nombre d'éléments qui permettront de déterminer la sincérité de ce transfert de souveraineté, je vous les ai cités tout à l'heure : l'économie, le budget, la justice, la question des prisons qui n'est pas claire, les forces de police, une autorité sur les forces armées, même si elles sont intégrées dans un commandement général, les ressources naturelles. Mais il faut voir d'où l'on vient, donc ces éléments seront, si je puis dire, un vrai progrès.
Ce qui est important - j'ai rappelé tout à l'heure cette idée d'une conférence peut-être à trois étapes, ou à trois étages -, c'est l'idée de bien vérifier dès le début qu'on n'a pas raté la première marche, que le gouvernement intérimaire est accepté par les forces irakiennes. Nous pensons que si ce gouvernement est formé assez tôt début juin, c'est-à-dire dans quelques jours, il faudra utiliser les quelques semaines qui resteront avant le 1er juillet pour vérifier, par une sorte de table ronde inter-irakienne, que les forces politiques et les communautés, dont les trois communautés principales d'Irak, reconnaissent le gouvernement et lui donnent un mandat pour travailler, même s'il n'y a pas d'élections. Après, une deuxième étape de ce processus de conférence serait une conférence inter-irakienne, en juillet ou en septembre au plus tard, plus large, une sorte d'assemblée. Et enfin peut-être, une troisième étape de consolidation sous la forme d'une conférence de type Berlin sur l'Afghanistan, avec les pays de la zone et la communauté internationale.
Q - Est-ce que vous avez l'impression que, dans ce climat vraiment pourri qu'il y a maintenant là-bas avec une insurrection quand même large, sinon généralisée, la question de l'autorité de ce gouvernement intérimaire, dont on ne doute pas d'ailleurs qu'il va être choisi, se pose? Est-ce que ce n'est pas "cuit" d'avance ?
R - Non, je ne le crois pas. Je ne le crois pas, parce que tout le monde a envie de sortir de cette situation, y compris les pays de la zone qui sont très inquiets de la situation en Irak. Et puis, quelle autre voie a-t-on que d'essayer d'arriver à la sortie démocratique de cette crise par les élections en janvier, de préparer cela en redonnant le pouvoir aux Irakiens ? Donc, on le fait à partir du choix des ministres. Qui vont être ces ministres ? Dans le Conseil du gouvernement actuel, il y a des gens de qualité, pour chaque communauté, donc à partir de gens qui sont dans ce Conseil sans doute et d'autres qui n'y sont pas, - il faudra le leur proposer -, on pourra former une équipe de quinze ou vingt ministres. Ce qui est important, c'est de vérifier que ces quinze ou vingt ministres sont acceptés comme un gouvernement de transition, non pas pour expédier les affaires courantes mais pour gérer les affaires et préparer les élections. Je ne crois pas qu'il y ait d'alternative, dans la situation qui a été créée, et je me permets d'observer que nous n'y sommes pour rien.
Q - Ce n'est pas un excès d'optimisme que de penser qu'un gouvernement légitime va arriver à calmer rapidement l'insurrection, parce que les gens qui se battent dans la rue ne vont pas tous dans le sens de la démocratie ?
R - C'est pour cela qu'il y a probablement besoin de stabilisation en parallèle, mais je ne crois pas qu'il y ait d'autre solution que celle que nous visons. Je ne vois pas, sauf plus de violence, plus de soldats, plus d'opérations militaires, je ne vois pas d'autre solution.
Q - Il est clair que les insurgés ne veulent pas de ce gouvernement intérimaire même s'ils ne le connaissent pas ?
R - On verra bien, on verra qui constitue ce gouvernement. Pourquoi sommes-nous attentifs à la mission de M. Brahimi ? Kofi Annan m'a dit que c'était difficile mais que cela progressait, qu'il voit beaucoup de gens. Et ce gouvernement, considéré comme gouvernement de transition et qui aura la souveraineté, doit être accepté majoritairement par les trois communautés. Et je pense que c'est l'intérêt de la majorité de ces trois communautés d'arriver à des élections.
Q - Mais pour arriver à ce que disait Colin Powell, est-ce que, dans votre analyse, le fait qu'ils soient plusieurs à le dire, Bremer, lui, Grossman et d'autres, à évoquer le mot retrait qui, jusqu'à présent, était un terme tabou, est-ce que, selon vous, ce n'est pas une façon pour eux de montrer à la communauté internationale, comme vous le disiez, que cela vient d'eux et non pas que cela leur est imposé ou qu'on les pousse à cela ou qu'ils le subissent plutôt que de l'anticiper par eux-mêmes ?
R - Il y a peut-être ce souci là.
Q - C'est de préparer le terrain à une décision qui arrive peut-être plus tôt que prévu ?
R - Mais il va falloir que ces troupes se retirent.
Q - Oui, sauf que jusqu'à présent on ne le disait pas, on disait : bien entendu après le 30 juin, les Américains resteront les principaux partenaires de la reconstruction et de la sécurité irakiennes, sous-entendu on négociera le maintien et non pas le retrait.
R - Ecoutez, encore une fois, j'ai dit moi-même qu'il fallait faire les choses dans l'ordre, avec des précautions, sans précipitation. C'est un processus qui exige beaucoup de précautions et qu'on franchisse bien les marches une à une, j'ai dit cela plusieurs fois. Cela va prendre du temps, cela va être très difficile, cela peut ne pas marcher, mais je ne crois pas qu'il y ait d'alternative. Mais que la perspective de retirer ces troupes soit maintenant clairement affirmée, c'est un progrès. Et peut-être notre attitude, ce que nous avons dit, ce que nous continuerons de dire avec d'autres, y est pour quelque chose.
Q - Est-ce que le retrait pourrait être inscrit dans une espèce de calendrier au 30 juin avant la prochaine résolution avec l'échéance de janvier ?
R - Non, ce qui peut être inscrit dans la résolution, c'est que le mandat de cette force de stabilisation courre du moment de la résolution aux élections et que ce mandat sera revu en janvier à la demande du gouvernement irakien élu issu des élections.
Q - C'est une proposition française de rédaction de la résolution ?
R - C'est une de nos propositions.
Q - Qui a reçu quel accueil jusqu'à présent ?
R - Colin Powell le dit lui-même, devant vous : "si le gouvernement irakien le demande en janvier, on se retire", cela prouve bien que cette idée est acceptée, que cela va jusque-là, qu'on se reposera la question à ce moment-là.
Q - Est-ce qu'il y a une crainte du côté français de voir les choses basculer vers l'islamisme pur et dur qui serait, par exemple, issu d'élections ?
R - Non, on ne se situe pas dans l'hypothèse où les choses tournent mal, on essaie d'organiser la transition pour arriver à des élections et ensuite, ce sera le peuple irakien qui décidera de son sort et de son destin.
Q - Même si ce sont des islamistes qui doivent être élus?
R - Franchissons les étapes une à une, essayons de sortir de cette tragédie. Je veux dire honnêtement, comme citoyen et comme homme politique, que je suis très inquiet de cette spirale d'inhumanité, de violence, de sang un peu partout. Quand on regarde ce qui se passe, et à Gaza avec ces jeunes soldats israéliens, et ce jeune Américain décapité et les tortures de soldats américains qui ont complètement perdu tous leurs repères, qui se comportent comme des sadiques, et les attentats suicides, et les exécutions israéliennes extra-judiciaires, on voit que nous sommes dans un monde qui perd complètement ses repères. Je l'ai dit, et je le pense vraiment, on touche au plus profond de ce qui est au cur de la civilisation et de toutes les religions : la personne humaine. Il y a une urgence à ce que, d'abord, on en appelle à la raison, à la conscience et qu'on en revienne au droit international.
Vous savez quand je vois cela, je suis de plus en plus sûr que nous avons eu raison de dire "le droit international, rien que le droit international" et je suis de plus en plus Européen. Voilà ce que je pense. Je suis de plus en plus Européen parce que, sur le territoire du continent européen, qui n'est tout de même pas négligeable, qui a 450 millions de citoyens aujourd'hui, - c'est un continent presque en totalité -, nous avons créé des règles, nous avons un projet démocratique et civilisateur. Ce n'est pas un pays qui impose sa loi aux autres. Je suis de plus en plus Européen quand je vois cela, parce qu'on peut faire la preuve que l'Europe a créé les conditions d'une mondialisation assez juste.
Q - Est-ce que le refus catégorique par la France d'envoyer des troupes, ce n'est pas un peu refuser de tendre la main à un noyé qui est en train de couler ?
R - Ce n'est pas comme cela qu'il faut présenter les choses. Nous ne nous désintéressons pas de la sortie politique de cette crise. Je pense que la France peut être bien plus utile par d'autres moyens. Et nous allons être utiles à la reconstruction économique et politique, parce qu'on aura besoin d'un pays comme le nôtre dans ce jeu de reconstruction, d'un pays comme le nôtre qui aura gardé aux yeux de tous les partenaires, de tous les pays de la région - et vous savez que tous ces pays comptent autour - sa crédibilité.
Q - S'agissant de la stabilisation, au niveau de la sécurité, ne pourra-t-il pas y avoir une deuxième étape possible ?
R - J'ai déjà dit que je pensais que nous pouvions être beaucoup plus utiles que par des soldats.
Q - Mais comment ?
R - J'observe d'ailleurs que nous avons beaucoup de soldats engagés partout dans le monde. Comment ? Par la formation des gendarmes et des policiers, par l'allègement de la dette par le Club de Paris, par des programmes économiques européens, par nos entreprises, le cas échéant, dans des domaines extrêmement concrets, par exemple, l'assainissement, le traitement des déchets. Nous allons participer à tous ces chantiers autant que le voudra le gouvernement irakien. Je pense que, dans cette période là, l'attitude de la France, qui, encore une fois ne veut pas donner de leçon, est positive.
Q - Vous avez dit que vous êtes rassuré par ce que le président Bush a dit sur le Proche-Orient. En fait, est-ce que c'est parce que vous étiez inquiet de voir qu'il y avait eu peut-être plusieurs discours ou des phrases un peu en zigzag au moment où il reçoit Sharon, puis Abdallah ?
R - La manière dont s'est déroulée la visite du Premier ministre Sharon à Washington nous a fait penser que le Quartet devenait un solo et que la Feuille de route n'était plus la Feuille de route. Comme il n'y a pas d'alternative à cette Feuille de route que le chaos et pas d'alternative à la négociation avec les Palestiniens que la violence, nous avons été inquiets. Nous l'avons dit, les vingt-cinq ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne l'ont dit unanimement au Gymnich. Le Gymnich c'est la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères qui sont les vingt-cinq aujourd'hui, entre nous, on se parle et on fait des réunions informelles comme cela assez libres. C'était deux jours après la visite de M. Sharon. Nous avons été unanimes, y compris les Britanniques, à dire qu'il fallait s'en tenir à la Feuille de route, même si le retrait de Gaza en est une partie. Et on a vu, quelque temps après, les Américains finalement revenir à cela. Vous avez entendu Colin Powell et le président Bush reparler d'une étape à propos de Gaza. Nous avons eu le sentiment, et je l'ai exprimé, que tel qu'annoncé, le retrait unilatéral, c'était un substitut à la Feuille de route.
Q - Mais il y a quand même une lettre américaine à Sharon dans laquelle il est bel et bien écrit qu'en résumé, la résolution 242 n'est plus valable ?
R - Ce que j'ai entendu de la bouche du président des Etats-Unis ce matin, ce que M. Colin Powell a dit, c'est "la Feuille de route, toute la Feuille de route, rien que la Feuille de route et la négociation avec les Palestiniens".
Q - Vous lui avez posé la question des garanties des Américains, des assurances ?
R - Non, nous n'avons pas eu le temps. C'était déjà quelque chose d'important.
Q - Est-ce que vous avez parlé de délais ?
R - Les délais ne sont de toute façon pas respectés, c'est le moins qu'on puisse dire. L'important, c'est qu'on se remette sur la route.
Q - Ont-ils rectifié le tir ?
R - Eh bien, ils ont précisé les choses et probablement le fait que les vingt-cinq pays de l'Union européenne disent les choses d'une seule voix, - parce que nous faisons partie du Quartet avec les Russes, ne les oubliez pas, et les Nations unies aussi -, que trois partenaires du Quartet sur quatre disent : "on est là, oui ou non ?" a permis que le Quartet demeure et que la Feuille de route reste sur la table.
Q - Encore une chose, dans votre tête-à-tête avec Powell, a-t-il manifesté des inquiétudes ? Il prend en charge l'Irak et les affaires irakiennes à partir du 30 juin, il devient le superviseur ?
R - Non mais, ce que je peux vous dire, c'est qu'on a eu un contact très cordial et très chaleureux.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2004)