Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'exposition consacrée à la naissance de l'Europe moderne et des Etats-nations depuis la fin de la Guerre de Trente ans et la signature du traité de Westphalie (1648), à Paris le 15 septembre 1998.

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Circonstance : Inauguration de l'exposition "La Paix de Westphalie - Vers l'Europe moderne" à Paris à l'occasion de la commémoration du 350ème anniversaire du Traité de Westphalie le 15 septembre 1998

Texte intégral

Monsieur le Commissaire général,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais d'abord remercier les organisateurs de cette remarquable exposition placée sous le haut patronage du président de la République : la Monnaie de Paris qui nous accueille aujourd'hui, l'Association française d'action artistique, et l'ensemble de la direction des Archives du ministère des Affaires étrangères qui a conçu cette exposition et à laquelle l'occasion m'est ici donnée de rendre un hommage particulier.
Cette exposition réunit un ensemble tout à fait exceptionnel de documents qui nous permettent de célébrer le 350ème anniversaire du Traité de Westphalie, en particulier l'original du Traité de Münster, le Testament politique de Richelieu et les Carnets de Mazarin. Nous y voyons aussi des portraits de princes et de souverains ; nous y découvrons des cartes, des armes de la guerre de Trente ans, des médailles et des jetons frappés pour célébrer le retour de la paix et bien d'autres richesses du patrimoine français, du patrimoine européen.
N'étant pas historien, je ne vous parlerai pas d'histoire, même si je suis sensible au récit de ce qui fut la première grande conférence diplomatique en Europe : huit années de tractations préliminaires, deux enceintes de négociations, quatre années de discussions, 179 négociateurs pour 194 souverainetés. C'est un appareil diplomatique extrêmement lourd qui est mis en place, d'autant qu'ordre est donné aux négociateurs d'écrire souvent et de ne consentir à rien sans instruction préalable. Voilà qui relativise bien des jugements que nous pouvons porter aujourd'hui sur les lourdeurs des Conférences intergouvernementales à l'échelle de l'Europe des Quinze !
Trois siècles et demi plus tard, inutile d'insister sur l'incomparable facilité de négocier à Quinze plutôt qu'à deux cents. Mais les enjeux de ces négociations ne sont-ils pas, somme toute, similaires ? La volonté politique d'atteindre les compromis n'est-elle pas la seule voie possible, à Westphalie hier comme dans l'Europe d'aujourd'hui, pour promouvoir la paix sur notre continent ?
C'est pourquoi il m'a paru tentant, non pas en historien mais en praticien des Affaires européennes, de considérer Westphalie comme une métaphore, un symbole des tâches qui nous attendent aujourd'hui pour sceller l'union des peuples européens.
Parmi ces tâches, il y a d'abord la mise en place de l'euro, parce qu'il est l'illustration la plus éclatante de cette union. Doté d'une assise large, géré par une Banque centrale européenne, nous attendons de lui qu'il soit un facteur de stabilité au milieu des tempêtes monétaires actuelles, et un vecteur de la croissance et de l'emploi en Europe.
Il y a ensuite la perspective de l'élargissement de l'Union. Avec la chute du Mur de Berlin et l'ouverture des négociations d'adhésion avec onze pays candidats, l'Union est en train de redessiner ses frontières. Elle trouvera ainsi la dimension nécessaire pour devenir une authentique puissance dans un monde multipolaire.
Elle doit, à présent, se doter des outils lui permettant de s'affirmer pleinement. La crédibilité du projet européen passe aujourd'hui par des réponses claires, sinon simples, à un certain nombre de questions existentielles. C'est à cela que nous travaillons.
En termes géographiques, d'abord : jusqu'où élargir ? C'est, au travers de la question de la Turquie et des pays qui jouxtent la Russie, poser la question de nos frontières et des critères qui fondent notre identité ; c'est poser aussi la question de l'architecture continentale et de nos relations avec la Russie elle-même.
En termes politiques, ensuite : la monnaie unique n'est pas une fin en soi, pas plus que l'élargissement de l'Union. Il s'agit désormais de trouver les formes d'un "vivre ensemble" qui permette de renforcer l'union politique et la citoyenneté européenne ; c'est poser aussi la question de la réforme des institutions de l'Union.
Les chantiers sont donc immenses.
Mais nous sommes loin, me direz-vous, de Westphalie.
Je n'en suis pas si sûr. Cette exposition choisit en effet de rassembler, non seulement le Traité de Münster, mais aussi le Traité de Vienne ainsi qu'une copie du Traité de Versailles et du Traité de Rome.
Ce raccourci est certainement audacieux : le Traité de 1648 est sans doute très différent des règlements de comptes entre les nations qui ont clos l'ère des guerres napoléoniennes ou mis un terme aux grands conflits du XXème siècle ; et il est plus encore éloigné de la logique et de la portée du Traité de Rome. Mais rassembler ici des accords qui ont marqué, au fil des siècles, les progrès de la paix et la volonté d'instaurer un nouvel ordre européen, est un point de vue politique que je partage pleinement.
Les Traités de Westphalie ont ceci d'intéressant qu'ils ébauchent la carte de l'Europe moderne : on y voit la première apparition des Etats-nations, la reconnaissance de la Suisse et des Pays-Bas et l'élévation de la Suède au rang de puissance continentale ; mais on y trouve aussi l'émergence de la question des minorités et l'origine d'une Alsace disputée par la France et l'Allemagne au fil de l'histoire.
Plus tard, Vienne et Versailles viendront à leur tour entériner d'autres modifications de frontières. En un mot, ces traités nous parlent certes d'Europe, mais ils nous rappellent surtout la guerre.
Qui peut en témoigner, mieux que nos voisins allemands, qui ont fait de 1648 une date cruciale de leur histoire, mais une date à certains égards ambivalente.
C'est d'abord le souvenir de régions dévastées et de populations décimées par les pillages, la faim et les épidémies. Ces épreuves ont marqué profondément ceux qui les ont vécues et qui ont voulu en porter témoignage.
Je pense aux magnifiques gravures du Nancéen Jacques Callot, qu'il a appelées pudiquement les "Misères de la Guerre", mais aussi au grand romancier allemand, Grimmelshausen, et au récit des aventures de Simplex Simplicissimus, l'esprit simple, livré aux vicissitudes d'une guerre interminable, qui finit par perdre le sens du bien et du mal. Il fallait un certain courage, à l'époque, pour oser une fresque aussi peu complaisante, et l'on comprend que l'auteur ait préféré le faire sous un pseudonyme et grâce à l'aide d'un éditeur peu connu de la ville de Mompelgart, qui s'appelle Montbéliard aujourd'hui et dont je suis l'élu.
L'anniversaire du Traité de Westphalie, c'est ensuite la commémoration d'une date charnière de l'histoire allemande, qui voit le territoire du Saint-Empire amputé des compensations obtenues par les puissances étrangères, et le renforcement de l'autorité des Princes et des Etats. C'est sur cette base que le développement des Etats allemands va se fonder. La Prusse des Hohenzollern en sera le modèle. Comme chacun sait, elle sera, certes beaucoup plus tard, le vecteur de l'unification allemande.
Westphalie, Vienne et Versailles sont, en somme, au coeur des vicissitudes de la relation franco-allemande.
C'est pourquoi la commémoration qui nous réunit aujourd'hui doit être aussi l'occasion de rappeler l'importance des Traités de Paris et de Rome dans la réconciliation franco-allemande et dans la naissance de notre Europe. A l'heure des grands chantiers européens, au moment où il nous faut imaginer l'architecture de l'Europe du XXIème siècle, l'exigence d'une relation forte entre nos deux pays me paraît intacte.
Combien de guerres et de traités a-t-il fallu, en effet, pour parvenir à cette idée géniale qu'on pouvait trouver des solutions autres que conflictuelles aux différends européens ? C'est bien contre la guerre que Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi se sont lancés dans l'aventure européenne.
Ces hommes ont fait une découverte extraordinaire et qui nous paraît aujourd'hui singulièrement banale : la paix pouvait être conçue non comme une absence de guerre, non comme les dividendes d'un ordre hégémonique, mais comme une paix authentique, positive, fondée sur des valeurs ; celle, pour Spinoza, qui avait 16 ans en 1648, qui "naît de la force de l'âme, de la concorde et de la justice".
L'oeuvre de paix devait être entreprise, certes en favorisant l'intégration économique, mais aussi en instaurant un ordre juridique spécifique et en s'assurant de la reconnaissance, par les partenaires, de certaines valeurs communes qui, dans le Traité de Rome, fondent l'adhésion des peuples à un projet librement consenti.
Dès lors, il est naturel que la réflexion que j'évoquais, sur l'avenir de l'Union, soit avant tout une réflexion sur les valeurs qui fondent notre Europe, au premier rang desquelles la paix et la sécurité. C'est pourquoi la mise en perspective à laquelle nous invite cette exposition constitue, à mes yeux, une inestimable contribution à l'étude de leur genèse.
La Paix de Westphalie a introduit en effet une véritable rupture. Elle consacre d'abord la paix religieuse, un siècle après la paix d'Augsbourg et cinquante ans après la promulgation de l'Edit de Nantes dont nous célébrons, cette année, le 400ème anniversaire. Les conséquences de cette rupture sont immenses : la question religieuse réglée, elle doit cesser d'être un enjeu politique et international.
Surtout, en substituant à l'unité du monde chrétien l'idée d'un système d'Etats indépendants, en consacrant une forme de "laïcisation" de la politique européenne, la Paix de Westphalie a dessiné à la fois l'esquisse d'un nouveau droit public et l'émergence de valeurs qui fondent aujourd'hui la conscience européenne.
Avec Westphalie, la chrétienté laisse peu à peu la place à l'Europe. Une dynamique est lancée. De la tolérance religieuse découlera le respect de l'individu ; de là procéderont l'Etat de droit et la séparation des pouvoirs ; de là encore, la reconnaissance, par la puissance publique, de la liberté et de la responsabilité individuelle et la mise en place d'institutions démocratiques ; en un mot, toutes les valeurs qui sont aujourd'hui au coeur de la conscience européenne.
En guise de conclusion, je vous invite à mesurer ici, en ce lieu où ont été conçues les pièces du futur euro, le chemin parcouru par l'Europe depuis le Traité de Westphalie jusqu'aux Traités de Maastricht et d'Amsterdam, depuis les rectifications des frontières par les armes jusqu'aux partages librement consentis des souverainetés, dont la monnaie unique constitue la démonstration et le symbole.
L'Union européenne se trouve désormais devant un défi exceptionnel : renforcer son unité tout en élargissant son territoire. Or, à quinze, nous vivons déjà le problème de l'identité et de la légitimité du pouvoir en Europe. A vingt-cinq ou trente, l'exigence citoyenne de proximité d'une part, d'intelligibilité d'autre part, ira croissant.
A l'époque de Westphalie, les monarques de droit divin pouvaient encore se fonder sur la distance entretenue avec le peuple et sur le mystère du pouvoir. Les systèmes démocratiques ne le peuvent plus. Le pouvoir des peuples, le respect de l'identité de chacun font aujourd'hui que la quête de sens devient, plus que jamais, une exigence en Europe.
L'Europe appartient désormais à ses citoyens et c'est à eux que nous devons rendre des comptes. C'est, pour ma part, ce que je retiendrai au terme du passionnant parcours historique que nous sommes invités à suivre en ces lieux.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 octobre 2001)