Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Je suis particulièrement heureuse d'intervenir devant vous aujourd'hui pour parler de l'avenir de l'Europe, au moment où cette question fait l'objet d'un débat d'une intensité inédite en France. C'est pour moi une occasion précieuse de prendre avec vous, pendant quelques instants, le temps nécessaire au recul au-delà des polémiques et du brouhaha médiatique.
Pendant longtemps, l'Europe a avancé silencieusement et inexorablement sans que les citoyens participent véritablement à cette marche en avant. J'assistais la semaine dernière à un séminaire à Amsterdam, avec mes homologues des vingt-quatre autres États membres, sur le thème : comment communiquer sur l'Europe ? Nos hôtes néerlandais avaient eu l'idée intéressante, au préalable, d'interroger des hommes et des femmes dans la rue sur leur perception de l'Europe. J'ai été frappée par les paroles d'un jeune qui disait : l'Europe c'est un super-tanker qu'on regarde passer depuis le rivage, qui avance quoi qu'on fasse, sans qu'on puisse rien y faire. Un autre disait : pourquoi voter aux élections européennes : on donne une voix à quelqu'un qu'on ne connaît pas, et on ne sait pas ce que cette voix devient ensuite.
Cet état de l'opinion, mélange de bienveillance, dans le meilleur des cas, et de passivité résignée, est un lieu commun, régulièrement commenté par la presse, constamment confirmé par le résultat des élections européennes. Le taux d'abstention aux dernières élections en a été une preuve particulièrement éloquente : l'Europe progresse dans l'indifférence de plus de la moitié des Européens. Mais ce qui est nouveau, me semble-t-il, c'est qu'on est en train de comprendre que ce comportement est un symptôme, le symptôme d'un mal silencieux à évolution lente qui peut être fatal si l'on n'intervient pas. Le super-tanker doit s'arrêter pour laisser monter les Européens à son bord, pour qu'on leur explique le fonctionnement de la salle des machines et qu'on les fasse entrer dans la cabine de pilotage. En d'autres termes, l'Europe doit devenir participative.
Deux événements majeurs dans l'histoire de l'Europe sont venus, très récemment, suspendre la course du navire et créer le débat. Le premier est l'adoption du projet de Constitution européenne. Le second est l'avis de la Commission sur l'ouverture des négociations avec la Turquie. La Turquie n'est pas mon propos aujourd'hui, et son adhésion est sans rapport aucun avec le débat sur la Constitution européenne. Mais si je la mentionne, c'est que la question de son adhésion est venue alimenter encore le débat sur l'avenir de l'Europe, tant la problématique des frontières est indissociable de celle de la nature et de la vocation de l'Union.
Le traité adopté par les vingt-cinq États membres à Bruxelles le 18 juin dernier n'est pas un traité comme les autres.
D'abord parce qu'il est le résultat d'un processus lui-même fortement participatif, pour la première fois dans l'histoire de la construction européenne : il est le fruit des travaux d'une Convention, réunissant non seulement les représentants des États, ce qui est classique, mais également les parlements et la société civile.
Ensuite, parce que ce traité affirme pour la première fois une réalité qui n'est pas nouvelle mais qui n'avait jamais été vraiment énoncée comme telle : l'Europe comme projet politique. L'utilisation du mot "Constitution" est à cet égard fortement significative. Non pas tant sur le plan juridique : ce n'est pas à proprement parler une Constitution puisque l'Europe n'est pas, ou pas encore, un État. Mais c'est sur le plan symbolique surtout que le choix des mots importe : l'Union européenne s'affirme comme entité politique unique, dotée d'une personnalité propre, fondée sur des valeurs communes. Et les nombreux débats qu'elles ont suscités et suscitent encore montrent à quel point ces valeurs sont politiques, qu'il s'agisse de l'héritage religieux, du modèle social, du rôle du marché.
J'attire votre attention sur un paradoxe particulièrement frappant : les débats les plus vifs autour de la Constitution européenne ne portent pas sur les innovations, pourtant majeures, qu'elle propose. Personne ne discute des les nouvelles règles de vote, de la taille de la Commission, de la création d'un ministre européen des Affaires étrangères et d'un président à temps plein du Conseil européen.
Non, c'est sur l'Europe de toujours, telle qu'elle s'est construite depuis cinquante ans que porte le débat : la place du social, le rôle du marché, les limites de la concurrence, etc Les partis politiques, les média et, peu à peu, les citoyens, semblent découvrir l'Europe, avec ses réussites mais aussi avec ses lacunes, alors que le traité qui leur est soumis reprend pour l'essentiel cinquante ans de construction communautaire. Pourquoi cette prise de conscience, presque à contre-temps ? Bien sûr, il y a des raisons de politique intérieure, de politique politicienne comme on dit. Mais il y a aussi, je pense, une explication plus intéressante et plus profonde : c'est au moment où l'Union se revendique enfin comme projet politique, qu'elle devient un objet de débat. Parce que cette Constitution, par son existence même et par les valeurs qu'elle revendique, interpelle directement le citoyen.
Je pense que ce débat marque un tournant historique dans l'histoire de l'Europe. Il fait naître en moi un grand espoir et une inquiétude.
L'espoir, c'est qu'enfin le citoyen s'empare du projet européen et se l'approprie. Le référendum auxquels les Français vont participer dans quelques mois, au même titre que les populations de dix autres États membres, est à cet égard salutaire. L'Europe devient enfin un projet ouvert à la participation de tous.
L'inquiétude, c'est que ce débat indispensable, tant attendu, ne soit confisqué avant même d'avoir éclos par ces querelles de politique intérieure auxquelles je faisais référence. En d'autres termes, que des calculs de partis n'empêche l'émergence d'un vrai débat européen. Car s'il est sain que le débat sur la ratification du traité constitutionnel soit aussi large que possible, et porte en fait sur l'ensemble du projet européen, il serait infiniment dommageable qu'il occulte la question à laquelle nous devrons tous répondre, le jour du vote : acceptons-nous la nouvelle Europe que la Constitution nous propose ?
Cette Constitution, en effet, n'est pas seulement une synthèse de tous les traités qui l'ont précédée : elle introduit des réformes majeures, déterminantes pour l'avenir de l'Union. Ces réformes vous ont été présentées au cours de ce séminaire, aussi je me contenterai de les rappeler brièvement.
Elles sont essentielles, d'abord, pour que le navire européen, une fois passé le temps du débat, puisse reprendre sa route en allant plus vite et plus loin. Un navire alourdi par dix nouveaux membres de l'équipage, et bientôt douze avec la Bulgarie et la Roumanie. A cet égard, l'extension de la majorité qualifiée et l'adoption de nouvelles règles de vote pour faciliter la prise de décision, la réduction de la taille de la Commission pour plus d'efficacité, la création d'un ministre européen des Affaires étrangères et d'un président à temps plein du Conseil européen pour plus de continuité et de cohérence, sont des innovations indispensables.
Et puis, il y a la question de la défense européenne. Michèle Alliot-Marie vous l'a dit : sur ce plan, les avancées de la Constitution sont essentielles. Grâce au mécanisme de coopération structurée permanente, ouverte aux États membres qui rempliront des critères plus élevés de capacités militaires et souscriront des engagements plus contraignants, l'Europe développe sa capacité militaire au service de la paix et son autonomie. La clause de défense mutuelle et la clause de solidarité renforcent par ailleurs l'interdépendance entre les États membres face aux dangers intérieurs et extérieurs. C'est un progrès important dans l'affirmation de l'identité politique européenne.
Mais ces réformes sont essentielles, également, pour que le débat actuel ne s'arrête pas avec la ratification du traité, mais devienne le mode de fonctionnement normal de l'Union européenne. Un débat permettant à chaque citoyen de participer au pilotage de l'Union.
Par l'intermédiaire de ses représentants élus, tout d'abord : je pense au renforcement considérable du Parlement européen, qui devient l'égal du Conseil en tant que pouvoir législatif et budgétaire. Je pense également au rôle nouveau, et central, donné aux parlements nationaux qui se voient confier la mission, et les moyens, de veiller au respect de la répartition des compétences entre l'Union et les États membres.
Mais la Constitution offre également au citoyen européen une participation directe au pilotage, avec la création du droit d'initiative citoyenne : ce nouveau droit, ouvert à un million de citoyens de l'Union, permet à chacun d'entre nous de participer directement au processus de décision, en soumettant à la Commission des propositions de loi. Bien sûr, cet outil nouveau ne révolutionnera pas l'Union européenne. Mais il est important parce qu'il introduit pour la première fois une logique de démocratie directe dans son fonctionnement. Qui sait, un jour peut-être aurons-nous un référendum européen
Il serait dommage qu'au moment même où l'Europe se donne les moyens de combler, au moins en partie, son fameux déficit démocratique, cette chance soit compromise par un débat mal orienté, bâti sur des demi-vérités, voire des mensonges.
C'est ici que le gouvernement, et tout particulièrement, en son sein, la ministre des Affaires européennes que je suis, a une responsabilité cruciale. Notre rôle, avec Michel Barnier, est d'abord de nous efforcer, chaque jour, pour que le débat ne soit pas détourné, pour que les Français soient informés, pour qu'ils puissent se prononcer en connaissance de cause.
Nous devons d'abord donner aux Français les moyens de se former leur opinion. Pour cela, nous allons diffuser largement, dès le mois de novembre, après la signature du traité, une sorte de mode d'emploi de la Constitution : un texte clair mais précis, exposant objectivement ce que la Constitution apporte de nouveau. Nous allons également mettre le traité à disposition dans les lieux publics, dès qu'il sera imprimé, pour que tous les Français puissent le consulter. Puis nous en adresserons la version définitive aux vingt-cinq millions de foyers, en vue du référendum. Nous allons créer un site Internet et un centre d'appel téléphonique pour répondre aux interrogations des Français.
Notre rôle est aussi de susciter et de favoriser le débat. Ce débat doit venir des Français, à travers les associations, de tous horizons et qu'elles que soient leurs convictions : le rôle du gouvernement est d'aider ces relais d'opinion, en mettant des moyens à leur disposition. Je participerai activement à ce débat : je serai plus présente que jamais, dans les mois qui viennent, pour expliquer la Constitution partout en France.
L'Europe a besoin de débat, mais elle ne doit pas être l'otage de la polémique. La phase de ratification qui commence est une chance historique, je le dis sans rhétorique, pour l'Europe : l'opportunité pour elle de devenir ce forum qu'elle n'a jamais vraiment su être. Mon rôle est de créer les conditions pour que chacun puisse accéder librement à ce forum, écouter tous les arguments et faire entendre sa voix, en citoyen responsable et en pleine connaissance de cause.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 octobre 2004)