Texte intégral
Q - La recherche française ne va apparemment pas très bien. Ce sont les chercheurs qui le disent, sur le thème "Sauvons la recherche". C'est d'ailleurs une mauvaise surprise de cette rentrée, que le président de la République voulait assez tonitruante du point de vue d'un certain nombre de thématiques stratégiques et politiques, qu'il considère comme importantes, dont la recherche. Il avait invoqué le rôle-clé de la recherche, son importance, et c'est à ce moment que plus de 4.000 chercheurs français menacent de "démissionner" ou bien encore, comme C. Allègre, de s'exiler aux Etats-Unis. Comment a-t-on pu en arriver là ?
R - "Vous le dites, c'est une situation où il y a de l'inquiétude, des préoccupations, une situation qui n'est pas nouvelle et ne s'est pas constituée dans les 18 derniers mois, avec un système de recherche qui doit évoluer pour le nouvel environnement de compétitivité internationale, européen, la participation de différents acteurs, que ce soient les régions, la recherche publique, en synergie avec la recherche privée... Tout un environnement qui justifie complètement que l'on se pose la question des nouvelles orientations de la recherche et que le Président porte donc cette nécessité d'une loi d'orientation pour la fin de l'année. Je crois que ça, c'est compris, c'est déjà dégagé dans la politique de cette année 2004, avec des actions concrètes, parce que cet engagement du Président a donné une impulsion, elle relaie un engagement du Gouvernement, une mobilisation de ma part à côté de la communauté scientifique, pour faire en sorte que nous puissions renverser cette situation difficile."
Q - Pour simplifier, les chercheurs vous demandent des sous et des embauches. Des sous, parce qu'ils vous accusent de ne pas avoir versé, par exemple l'an dernier, un certain nombre de dotations aux grands organismes de recherche, aux instituts - je pense à l'INRA, je pense au CEA, je pense à l'Inserm, je pense au CNRS bien entendu... Et ils disent qu'il ne sert à rien de décréter que l'objectif de dépense est supérieur à 2 %, qu'il ne sert à rien de décréter un objectif de dépense à l'horizon 2010 de 3%, qui d'ailleurs rencontre celui de l'Union européenne, mais qu'il faut déjà tenir vos promesses. Que répondez-vous ?
R - "Je réponds que la réaffirmation effectivement d'un objectif à 2010 d'investir 3 % du PIB dans les dépenses de recherche et de développement, cela veut dire que l'on a des progrès à faire et des engagements, des efforts financiers à mettre en place..."
Q - Mais a-t-on l'argent pour cela ?
R - "Cet engagement de dépenses en recherche et développement vient de l'ensemble des acteurs, des financements publics et des financements privés. Sur le financement public, c'est vrai qu'il y a un effort à faire. Cette année, le budget de la loi de finances 2004 montre une augmentation des moyens pour la recherche de 3,9 %. Cet effort est donc non seulement compris, mais mis en actes."
Q - Mais est-ce que les crédits, précisément, que le Parlement a votés, arriveront à leurs destinataires ?
R - "Ne me faites pas un procès d'intention aujourd'hui ! L'engagement et la mobilisation pour augmenter les moyens mis à disposition de la recherche, ces efforts financiers, les efforts sur le potentiel scientifique associé, mais aussi la mobilisation et l'évolution du système - je crois qu'il faut prendre l'ensemble dans sa possibilité d'efficacité -, ils correspondent à l'engagement que nous avons de donner des moyens à la recherche, d'être performante, réactive, plus en interaction avec les besoins de la société, parce que c'est une nécessité impérieuse qui est complètement portée par le discours politique et les actions. Une priorité recherche qui est indispensable à la compétitivité de notre pays et de l'Europe. Cet engagement financier se traduit effectivement par une mise en place d'une partie dans les laboratoires directement ; d'une partie sous forme de fonds incitatifs qui serviront au financement de projets, pour une recherche réactive avec des équipes d'excellence sur certains types de projets ; par un fonds issu des privatisations, qui est pour la première fois spécifiquement dédié aux investissements en recherche et développement ; au niveau européen, par une initiative de croissance basée sur la recherche... Tout cela, ce sont des signes de cette mobilisation pour mettre la recherche en priorité. Il y a eu des crédits, en 2002 qui, effectivement..."
Q - Qui ont été annulés ?
R - "En 2003, il y a eu des crédits annulés. En 2002, il y a eu des crédits bloqués..."
Q - C'est pareil en définitive, non ?
R - "Non, parce qu'ils sont mis en place actuellement, la plus grosse partie sur les budgets des organismes de l'Etat."
Q - Là, vous promettez que ces arriérés ... ?
R - "Je ne promets pas, c'est fait : les crédits de 2002 ont été pratiquement complètement débloqués. La plus grosse partie est mise en place dans les budgets des organismes pour 2004 et une partie sera complétée en 2005. La mobilisation des chercheurs sur la nécessité de renforcer le financement public de la recherche va être prise en compte et le déblocage de ces crédits, je l'ai obtenu déjà en 2003 pour qu'ils soient mis en oeuvre en 2004."
Q - Alors, d'où vient ce malaise ? On connaît bien les enjeux : dans un monde de sciences, dans un monde de technologies, il n'y a pas d'avenir si on prend du retard. Et là, si l'on entend bien le message de la communauté scientifique, nous sommes en train de jouer ce qui se passera dans quinze ou vingt ans. Vous êtes d'ailleurs vous-même une scientifique, j'imagine que vous êtes convaincue par avance. Ne faudrait-il pas retrouver - pardon de revenir et de jouer les anciens combattants ! - un peu l'esprit de 1956, l'esprit du colloque de Caen, avec Mendès-France, ou même des grands années gaulliennes, où on lançait de très grands programmes, où la France s'est effectivement développée en direction de l'espace, en direction de l'aéronautique, en direction du nucléaire... Car apparemment, il n'y a pas de relais à Airbus, pas de relais à Ariane...
R - "Je ne peux pas vous laisser dire des choses pareilles ! Bien évidemment, il faut une dynamique, il faut de grands projets pour entraîner non seulement les laboratoires de recherche publique, mais aussi le transfert de ces découvertes, de ces évolutions dans l'industrie. Toute l'année 2003, je me suis battue pour un renforcement de l'engagement français au sein de l'Europe pour le programme spatial."
Q - Vous avez en quelque sorte sauvée l'agence spatiale...
Q - "Je ne sais pas si je l'ai sauvée, mais j'ai fait en sorte qu'il y ait une mobilisation européenne et un engagement de l'Etat français à une action forte dans ce domaine, parce qu'il y a des enjeux qui sont stratégiques sur lesquels on ne peut pas reculer. Vous savez à quel point le Gouvernement et moi-même sommes mobilisés sur le projet ITER de fusion thermonucléaire..."
R - Fusion thermonucléaire, qui pourrait être construit éventuellement au centre de Cadarache...
Q - "Où l'Europe propose effectivement l'implantation du réacteur sur le site de Cadarache..."
R - Mais là, nous avons les Américains contre nous ?
Q - "Nous avons effectivement actuellement une répartition de trois pays qui soutiennent le site européen de Cadarache, trois pays qui soutiennent le site japonais de Rokkasho-mura. J'étais hier soir-même avec la présidente irlandaise de l'Union européenne, pour montrer cette détermination de l'Europe - non seulement la détermination, mais ce projet de réacteur ITER, toute la communauté de fusion, toute l'histoire de la fusion et de la tradition scientifique..."
Q - Mais ce projet est stratégique ?
R - "Elle est effectivement complètement stratégique et portée depuis plus de dix ans par l'Europe, par la Russie, par ces grands pays qui se sont mobilisés et qui ont cette compétence. Donc la détermination est totale sur ce projet. Donc les grands projets, les grands programmes dans les enjeux de santé : le plan cancer, la traduction sur l'année 2004 de la mise en place des cancéropôles, tout cela, ce sont de grands projets structurants - quand je parle de "projets", je reprends l'expression que j'avais tout à l'heure, de détermination, de priorité, de redéploiement, d'activité au sein de la communauté scientifique. C'est pour cela que la réflexion, tous ensemble, sur ce qu'est notre recherche actuellement, comment elle doit évoluer, elle est importante. Et c'est bien que la communauté ait cette action positive de dire "élargissons le dialogue" : c'est vraiment qu'il faut travailler et y parvenir. Ce que je voudrais dire, c'est qu'effectivement la recherche, cela s'inscrit sur le long terme. Il y a des réponses à moyen terme, mais il y a beaucoup d'activités dont on ne sait pas ce qu'elles pourront donner comme application un petit peu plus tard. Elle s'inscrit sur le long terme et la position actuelle de la recherche, en France et en Europe, s'est aussi construite sur le long terme. Il n'y a donc pas seulement des actions récentes qui peuvent expliquer un état de performance, de réaction, qui n'est pas suffisant par rapport à l'enjeu que représente la recherche."
Q - C'est peut-être que le discours n'a pas été bien perçu, parce que bien évidemment, on imagine sans peine que la recherche est un exercice qui se fait sur la durée. Il y a aujourd'hui des rumeurs selon lesquelles, puisque nous ne sommes pas capables de conserver nos chercheurs brillants, célèbres ou anonymes, certains d'entre eux ont envie de s'exiler vers l'Amérique. Alors, ce n'est pas important d'aller en Amérique, c'est d'ailleurs peut-être bien pour son bagage, mais le problème est de savoir si l'on peut revenir d'Amérique ?
R - "La circulation de l'intelligence, effectivement, [inaud.] de différentes démarches. La recherche est indispensable, elle est internationale. Ce que je veux dire aussi, c'est que notre recherche, on doit la construire dans un espace européen de recherche. Les grands équipements actuellement pour les grands projets, ils coûtent très cher, et il faut savoir comment nous répartissons cet effort au niveau européen. C'est effectivement peut-être une culture qui est là aussi un peu différente de ce que l'on a connu dans les années précédentes. C'est plutôt cette réflexion qu'on doit avoir. Cela n'exclut pas que chacun des pays européens, et la France en particulier, parce qu'elle a cette tradition de recherche performante et de grands projets, soit un exemple, un modèle. Et nous nous efforçons de donner cette capacité. Il y a non seulement des efforts financiers, il y a, vous le dites, le potentiel des jeunes chercheurs, des chercheurs, des ingénieurs qui se mobilisent."
Q - Il y a une tradition française, scientifique, qui est issue précisément de l'avant et de l'après-guerre ?
R - "Bien évidemment, la France a effectivement eu un rôle très très important sur la dynamique de la recherche et de la performance technologique dans les dernières années. C'est notre objectif à tous de faire en sorte que cela non seulement se perpétue, mais soit encore plus efficace."
Q - Comment peut-on imaginer, Madame, de faire une politique de recherche qui ne soit pas européenne, alors qu'on sait très bien que l'Amérique dépense aujourd'hui quatre fois plus - cela dépend des chiffres que l'on prend en compte - que l'ensemble des Européens réunis, que dans le domaine de la défense, c'est encore beaucoup plus considérable et que, là encore, c'est l'avenir qui se joue ?
R - "C'est pour cela qu'il faut la considérer, cette recherche, au niveau européen, parce qu'il y a des masses critiques qui sont nécessaires au niveau européen. J'ai parlé des grands équipements, j'ai parlé des engagements sur des grands projets. Il y a des infrastructures qui se mettent en place au niveau européen. C'est là aussi où il faut se mobiliser."
Q - 400 milliards de dollars uniquement pour l'effort de défense de M. Bush.
R - "Ce que j'aimerais dire, c'est qu'on n'a pas obligatoirement à appliquer strictement un modèle américain sur un modèle français, un modèle national ou un modèle européen. Nous avons des spécificités en Europe et des spécificités en France, avec nos grands organismes de recherche, ce qui n'est pas très fréquent dans le monde, qui est plutôt un monde universitaire. Donc, ça, il faut qu'on en conserve les bénéfices, il faut qu'on donne plus de flexibilité, de mobilité. C'est pour cela par exemple que pour l'emploi scientifique, j'ai souhaité ouvrir à des nouvelles formes autres qu'un emploi qui coûte cher..."
Q - Vous allez embaucher ? Non, clairement non, globalement ?
R - "J'ai fait en sorte que chacun des ingénieurs, des chercheurs, qui part à la retraite soit remplacé par un ingénieur, un chercheur qui soit à la paillasse."
Q - Un pour un ?
R - "Un pour un dans le remplacement, mais pas dans le type de forme d'emplois scientifiques qui sont proposés, et en particulier pour les jeunes. J'ai même mis en place des possibilités d'accueil sur des contrats qu'on appelle "post-doc", pour que les jeunes qui viennent de finir leurs études puissent être plus directement dans la vie scientifique. Donc, cet effort-là, il est réel, et il doit être poursuivi et intensifié, parce que la recherche ça se fait non seulement avec l'argent, mais avec les gens qui font la recherche, bien évidemment."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 13 janvier 2004