Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Europe 1 le 11 octobre 2004, sur le prochain débat à l'Assemblée nationale sur les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et sur son souhait d'un vote sur le sujet.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

QUESTION.- Les choses sont claires maintenant : le Gouvernement n'a pas l'intention de demander son avis au Parlement avant d'ouvrir les négociations avec la Turquie ; il y aura un débat mais pas de vote. J.-F. Copé, le porte-parole, dit exactement : "Il n'y a aucune raison que le Parlement se prononce maintenant". Quel est votre sentiment ?
F. BAYROU.- C'est une phrase très offensante, mais il y en a eu beaucoup pendant ces journées. A quoi sert le Parlement, s'il ne peut pas donner son avis sur la question la plus importante de l'avenir européen ? Comment imaginer que nous puissions nous prétendre une démocratie, que nous puissions avoir 577 députés, 330 sénateurs, et puis qu'il leur soit interdit de s'exprimer, comme des parlementaires doivent le faire, par un vote indicatif sur ce sujet ? Le président de la République et le Premier ministre disent : "L'esprit et la lettre de la Constitution". Nous demandons l'application de la Constitution. Nous avons changé la Constitution il y a cinq ou six ans, pour y introduire un article qui porte le nom 88, et cet article a été écrit pour que le Parlement français puisse s'exprimer sur les grands choix européens. Il indique en toutes lettres que tout texte, issu d'une institution européenne, doit donner lieu, peut donner lieu à un vote. Nous demandons l'application de l'article 88.
QUESTION.- Le Gouvernement vous répondra qu'on n'en est pas là. On en sera là sans doute dans dix ans, et là, c'est le peuple français qui sera appelé à se prononcer...
F. BAYROU.- Ceci est un leurre et c'est extrêmement dangereux à mes yeux. Est-ce que vous imaginez qu'on va ouvrir des négociations, que en dix ans, en sept ans ou en huit ans ou en douze ans, on aura trouvé un accord avec la Turquie sur tous les points ? Et qu'au bout de ce temps, on demandera au peuple français tout seul, de dire "oui" ou de dire "non" ? Si j'étais un responsable turc, je serais extrêmement choqué de cette annonce. On ne peut pas demander à un peuple de dire "non" à un autre peuple. C'est aux dirigeants et aux responsables de s'interroger pour savoir ce que doit être le destin européen. En tout cas, cette annonce pour dans dix ans, tout le monde voit bien qu'il s'agit d'une manière de détourner le débat.
QUESTION.- Et on sent bien aussi chez vous que c'est une question de principe fondamentale. C'est-à-dire qu'en fait, ce n'est pas une réforme en plus ou en moins que ferait le gouvernement turc, qui changerait votre opinion fondamentale sur l'entrée de la Turquie dans l'Europe...
F. BAYROU.- Vous le dites très exactement. Je suis pour qu'on trouve, avec la Turquie, le partenariat le plus privilégié que l'Union européenne puisse mettre en place. Mais je pense que l'Europe, si elle veut un jour avoir du poids sur la scène du monde, si elle veut pouvoir s'exprimer d'une seule voix, il faut qu'elle devienne une unité. Tout ce qui la divise, l'étend à l'excès, nuit à cette unité. On vient de faire un élargissement à dix pays, on a besoin de créer une homogénéité européenne, d'apprendre à ces peuples à avoir une démocratie ensemble. Tant qu'on n'aura pas fait ce choix, je crains qu'on ne nuise à l'Europe unitaire que nous voulons pour aller vers une Europe divisée, c'est-à-dire une Europe qui ne comptera pas. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle vous le savez très bien -, les Etats-Unis pèsent de toute leur force pour que la Turquie devienne le plus vite possible membre de l'Union
européenne.
QUESTION.- Il vous reste une solution pour obtenir un vote à l'Assemblée, c'est de déposer une motion de censure...
F. BAYROU.- Aucune solution n'est à exclure, mais je suis absolument persuadé qu'on peut trouver d'autres moyens d'obtenir un vote.
QUESTION.- Sinon, vous pourriez aller jusque là ?
F. BAYROU.- Franchement, lorsque le Parlement se voit refuser la parole, il est en situation de devoir imposer son autorité. Je suis absolument sûr que mardi, au sein du groupe UMP, il va y avoir des débats très vifs sur ce sujet, parce que [pour] un très grand nombre de parlementaires UMP, qu'ils soient pour ou contre l'adhésion de la Turquie - je mets cette question du "pour" ou du "contre" de côté -, la question fondamentale, c'est : dans quel pays vivons-nous pour que l'exécutif, le gouvernement et le Président de la République - décide souverainement que le Parlement n'aura pas le droit de s'exprimer ? Tous les principes républicains que nous avons appris à l'école, dans lesquels nous nous drapons à chaque seconde, sont mis en cause par un tel choix. Il est de la dignité du Parlement, du droit des citoyens et du devoir des parlementaires, de demander à s'exprimer sur ce sujet, et nous leur proposons de le faire tous ensemble - gauche et droite, Parti socialiste, UMP et UDF qui [portent] dans ce combat.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 12 octobre