Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, sur la politique gouvernementale, et sur le débat concernant le référendum sur le projet de Constitution européenne, Paris le 1er octobre 2004.

Prononcé le 1er octobre 2004

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Circonstance : Journées parlementaires à Paris le 1er octobre 2004

Texte intégral

Chers camarades,
Permettez-moi d'ouvrir mon propos en témoignant notre solidarité envers les otages en Irak et particulièrement à Christian Chesnot, Georges Malbrunot et à leur compagnon syrien. Ces otages sont les victimes d'un terrorisme médiatique qui nie la personne humaine, qui la réduit à une monnaie d'échange ou, pire, à un sacrifice. Rien ne peut justifier leur détention. Et c'est pourquoi nous sommes solidaires des efforts du gouvernement pour obtenir leur libération, comme l'est toute la communauté nationale.
Mon second message s'adresse aux Lorientais ainsi qu'à leurs élus, Norbert Métairie et Jean Yves Le Drian qui nous font le plaisir d'accueillir, ici, nos Journées Parlementaires. Alors que nous fêtons le 60ème anniversaire de la Libération, comment ne pas évoquer l'extraordinaire renaissance de votre cité. Asservie par le joug nazi jusqu'au jour de la capitulation de l'Allemagne, presque totalement détruite, comme Saint-Nazaire, elle s'est redressée grâce au courage et à la volonté de ses habitants. Aujourd'hui, Lorient est un exemple de créativité et de dynamisme : pionnière dans la politique de la ville, capable de spectaculaires reconversions comme la transformation de sa base militaire sous-marine en pôle industriel maritime.
Lorient, mais aussi Brest, Rennes, Morlaix, Fougères, Pontivy, c'est à partir de la réussite de toutes ces grandes villes dirigées par la gauche, comme c'est le cas dans tout le grand Ouest, que tu as réussi, Jean Yves, à mettre fin à dix-huit ans de domination conservatrice en Bretagne. Succès d'autant plus éclatant que tu as réalisé le meilleur score de toutes les listes en France.
Grâce à ces victoires du printemps, c'est maintenant à l'échelle des régions, des départements, des villes que nous pouvons faire la preuve qu'une alternative est possible. Que le dynamisme économique est compatible avec l'esprit de solidarité. Que la décentralisation peut être une respiration démocratique et non la fragmentation du territoire national en principautés rivales.
Nous n'avons plus le droit de décevoir. La France traverse un immense désarroi. Pour la première fois depuis la guerre, elle vit dans le sentiment que l'avenir n'est plus synonyme de progrès, que ses valeurs n'ont plus de réalité, que son tissu social est déchiré. Une enquête qui vient de paraître évoque avec lucidité " une société de défiance généralisée ". Défiance vis-à-vis d'une mondialisation qui semble défaire ce qui fait notre tronc commun : l'Etat, les services publics, les systèmes de solidarité collective. Défiance vis-à-vis de l'Europe qui s'éloignerait de notre modèle républicain. Défiance à l'égard des élites politiques et intellectuelles perçues comme impuissantes à peser sur le cours des choses et peu préoccupés de ceux qui n'arrivent pas à s'inscrire dans ce grand mouvement mondialisé. La France ne sait plus ce qu'elle est, elle ne sait plus ce qu'elle veut. Elle est en quête d'une cohérence, d'une perspective, d'une volonté collective qui lui redonnent le goût de se dépasser.
Comment ne pas renvoyer la droite à son immense responsabilité ? Entre un président versatile, un gouvernement sans assise populaire et une majorité sans idées, le pouvoir n'a cessé d'enfermer le pays dans ses peurs. Le monde serait toujours dangereux ; l'avenir serait systématiquement incertain ; la France n'aurait jamais d'autre choix que de se plier aux normes de la compétition libérale. Elle devrait se défaire de son Etat garant ; elle devrait rompre avec " l'esprit de jouissance " et son incarnation diabolique, les 35 heures ; elle devrait accepter l'érosion de ses protections sociales ou professionnelles. Le seul modèle que la droite lui propose est un retour de 50 ans en arrière. Favoriser l'héritage et la rente plutôt que la redistribution, renouer avec la pédagogie élitiste de grand papa. Tout le discours dominant oscille ainsi entre la culpabilisation catastrophiste et la restauration mythique d'un ordre révolu...
Le premier budget de M. Sarkozy, qui est heureusement le dernier, ressemble à un vestige d'ancien régime tant il s'applique à détruire les derniers restes d'équité républicaine. Les cinq milliards de surplus fiscaux dus à la croissance s'évaporent dans une floraison de niches fiscales en faveur de ses clientèles les plus favorisées : droits de succession, ISF, TVA sur la restauration, emplois à domicile. Le service est complet et payé par les infortunés : pour eux c'est trois milliards de prélèvements supplémentaires, la hausse des prix (notamment de l'essence) et la restriction générale des crédits budgétaires. Comment s'étonner que la reprise soit là et que personne n'en voit les retombées ni sur l'emploi, ni sur le pouvoir d'achat ? Où est le volontarisme ? Où est l'esprit de justice dans ce budget de chaise à porteurs ? Nous voulons la vérité sur la hausse des prix à la consommation et sur les marges de la grande distribution. Nous déposons un projet de commission d'enquête dès le début de la session.
La seule originalité de M. Sarkozy est d'être le premier clone de l'histoire politique. C'est Jacques Chirac il y a quinze ans. La même agitation, les mêmes penchants ultra-libéraux, la même soif de pouvoir, le même cynisme.
Toute l'action gouvernementale sent ainsi la naphtaline : M. Fillon avec ses nostalgies du pensionnat de Chavagnes et un budget de pénurie. M. Perben qui ravale la justice à une succursale de l'UMP. M. Douste Blazy qui tient l'inventaire des déficits record à la sécurité sociale. D'ores et déjà, nous demandons le retrait du décret réduisant les pensions de réversion. Il illustre les non-dits de ces réformes des retraites et de l'assurance maladie que les Français payent aujourd'hui !
Mais le pire de cette deuxième mi-temps est encore à venir avec les nouveaux coups de boutoir annoncés contre les 35 h et le code du travail : ces cache-misère d'une politique de l'emploi inexistante doivent rencontrer l'opposition résolution des groupes parlementaires socialistes mais aussi du monde du travail, tant ils participent d'un délitement du compromis social. Les salariés sont placés devant le fait accompli. Travailler plus longtemps, à salaires inchangés et avec de moindres garanties.
Combien sont délétères pour un pays en crise de confiance ces promesses à répétition de " réformes gratifiantes " qui ne correspondent jamais à la réalité vécue. La France est fatiguée. La droite est épuisée.
La gauche aurait grand tort de participer à ce recroquevillement général. Ce n'est ni dans la dénonciation incantatoire des méfaits du marché, ni dans la nostalgie d'une exception française que nous redonnerons foi en la capacité du politique à modifier le cours de choses et à répondre aux angoisses des plus fragiles. Les difficultés de notre Nation peuvent avoir des causes extérieures, mais elles sont d'abord en elle-même.
Notre chômage de masse ne vient pas de la Chine, du Maroc ou de l'Estonie. Il est le produit de notre incapacité à produire une politique de l'emploi durable et cohérente, à favoriser une fiscalité du travail plutôt que de l'épargne, à redéfinir un contrat social dans l'entreprise. Le plan Borloo, pétri de bonnes intentions mais dépourvu de tout moyen, est le symbole de cette impuissance politique.
Alors bien sûr, il faut trouver des parades aux délocalisations et au dumping social, mais arrêtons de faire croire qu'une main invisible nous enserre et nous empêche.
Le courage n'est pas de chevaucher les peurs, de désigner des boucs émissaires ou de s'enfermer dans un musée ; il est de convaincre notre peuple qu'il a en lui les forces et la capacité de faire face aux nouvelles donnes européenne et mondiale.
C'est autour de cette réflexion que doit se déterminer notre choix européen. Il privilégie un sujet qui fâche, sujet de débat nécessaire et légitime. Il est à notre honneur d'avoir ce débat au grand jour devant les Français. Il est sain que chacun exprime ses convictions. Je vais donc comme d'autres le feront, donner mon point de vue, à titre personnel. Pour ma part, vous le savez, je suis favorable à la ratification du traité, mais je ne considérerai jamais ceux, ici, qui pensent différemment de moi comme de mauvais européens. C'est pourquoi j'évoquerai les points de désaccords mais aussi les points de divergences qui sont plus nombreux que certains le disent. Nous partageons tous la même conviction que La France et l'Europe sont indissociables.
Mais alors comment contester la volonté de l'Union de se définir enfin autour de valeurs et de principes que nous avons toujours défendus ? Maastricht a fondé une union monétaire. Le traité constitutionnel est l'ébauche d'une Europe politique. Il établit une clarification des pouvoirs entre le Conseil. Il donne une plus grande capacité à décider à 25. Il démocratise les institutions. Enfin et peut être surtout, il reconnaît des droits inaliénables aux citoyens européens, notamment au plan social :
Mieux pour la première fois, les services publics voient leur existence garantie constitutionnellement. Pour la première fois, le plein emploi, la lutte contre les exclusions et les discriminations, la protection contre les licenciements, les aides à la reconversion sont intégrées officiellement dans les compétences de l'Union.
Qui peut soutenir qu'il s'agit là d'un carcan libéral ? Je regrette comme vous qu'on ait insuffisamment avancé sur la majorité qualifiée, mais je rappellerai comme Hubert Védrine que dans le rapport de force politique actuel dans l'Union, c'est un verrou qui permet aussi à la France d'empêcher des évolutions indésirables vers le bas. Les sociaux démocrates scandinaves ont refusé la majorité qualifiée pour cette raison.
Ce ne sont pas les principes de ce traité qui posent problème, ce sont les politiques menées par le Conseil et par la Commission. Je suis convaincu depuis longtemps, comme beaucoup ici, qu'il faut transformer le pacte de stabilité en pacte de croissance et d'emploi, augmenter le budget de l'Union pour la recherche et de la formation, conditionner les fonds structurels ou l'adhésion à l'euro à des engagements contre les délocalisations. Aucune clause de ce traité ne l'interdit. C'est une question de choix politique et de rapport de force.
Pour imparfaite qu'elle soit, c'est mon opinion, cette constitution mérite qu'on la défende. En établissant les valeurs communes largement partagées dans l'espace européen (la liberté, la solidarité, l'égalité des chances), elle répond à une ambition française. Il serait paradoxal que notre Nation hésite à ce moment là. A chaque fois qu'elle s'est mise sur le côté, l'Europe s'est bloquée. C'est vrai de l'Europe de la défense en jachère depuis cinquante ans. C'eût été la même chose pour l'Euro si la France avait dit non au traité de Maastricht. Bien sûr, un rejet ne provoquera pas d'éclatement. Les liens tissés sont trop nombreux. Mais tout le projet politique de l'Europe risque d'être figé pendant de longues années. Avec le risque d'une Europe a minima se limitant à une zone de libre-échange, sans dynamique politique, sans poids international face aux Etats-Unis et aux puissances émergentes, sans réponse aux défis de la mondialisation.
Or c'est maintenant qu'il faut désembourber le char et lui donner une direction. L'Union est arrivée à un carrefour de son histoire. Ce que j'ai appelé l'Europe première, l'unification du continent dans un espace de paix, d e démocratie et d'échanges commerciaux, cette unification arrive à son terme. Nous savons tous que l'Union à 25 et bientôt à 30 ne pourra guère aller au-delà. Les visions et les intérêts sont par trop divergents.
Le véritable acte refondateur de ce traité est de reconnaître les différences de cette nouvelle Europe ; il est de permettre à des groupes de pays d'avancer plus loin et plus vite que les autres. Est ainsi en train de s'accomplir la perspective tracée par François Mitterrand après la chute du mur de Berlin, une Europe fédérale dans une Europe confédérale, un espace d'intégration dans un espace de coopération. Croit-on qu'en claquant dès le départ la porte au nez de nos partenaires les mieux disposés, nous parviendrons à constituer cette avant-garde ?
Chers Amis, nous avons fait il y a un peu plus de vingt ans un double choix concomitant : rompre avec l'idéologie de la rupture et s'ancrer dans l'Europe. Nous avons décidé d'assumer pleinement notre réformisme à l'échelle nationale et européenne. Revenir sur ce choix reviendrait à transférer sur l'Europe cette idéologie de rupture que nous avons abandonnée en France. Nous nous retrouverions ainsi à la remorque de ceux qui à gauche ou à l'extrême - gauche ont toujours combattu l'Europe, au lieu d'être la force motrice qui oriente. Mais surtout nous serions en porte-à-faux vis-à-vis des partis sociaux démocrates et des syndicats européens, tous favorables à la Constitution. Comment alors pourrions-nous prétendre bâtir ensemble les conditions d'une orientation progressiste de l'Europe ? C'est avec les socialistes et les sociaux-démocrates de l'Union que nous changerons le contenu des politiques européennes.
Commençons par apprendre à travailler avec nos partenaires sociaux-démocrates sur des changements concrets, perceptibles. Je souhaite pour ma part que les rencontres avec nos camarades des groupes parlementaires du PSE s'intensifient. Je considère qu'il s'agit là d'une priorité. Alors nos refus auront de la force, alors nos propositions auront de l'efficacité.
Qu'on me comprenne bien. Etre partisan du oui n'est pas devenir un béni-oui-oui. Je crois nécessaire une réorientation de l'Europe. Je suis parfaitement conscient des limites des traités que nous avons signés ces dix dernières années. J'ai été l'un de ceux qui se sont alarmés de l'éloignement des classes populaires. Mais je ne veux pas leur laisser croire qu'un rejet du traité constitutionnel va changer leur vie.
Il me paraît trop commode de vouloir faire endosser à l'Union la responsabilité de ce que nous n'avons pas pu ou pas voulu faire. A vouloir transférer toutes nos ambitions nationales sur l'Europe, à trop souvent la présenter comme " une France en grand ", nous prenons le risque de la frustration et de la déception chez nos concitoyens. Le dire n'est pas abdiquer une ambition française et socialiste pour l'Europe, c'est au contraire lui tracer une perspective souhaitable mais réaliste.
Alors oui ! cette rentrée est une épreuve de vérité. Pour le pouvoir qui s'enfonce dans l'incohérence et la désillusion. Le minimum vital pour sortir de ce marasme national est de changer le Premier ministre et son équipe pour constituer un gouvernement crédible et cohérent. Un Premier ministre qui croit qu'il a retrouvé la confiance des Français, parce qu'il a été élu sénateur par moins de 300 électeurs. Il est pathétique, mais il n'empêche pas le gouvernement d'agir en préparant un redécoupage des circonscriptions. Nous les avions avisés que nous ne laisserons pas faire un tripatouillage par un pouvoir désavoué qui ne trouve rien d'autre pour se sauver que de changer les règles.
Le groupe socialiste fera face avec unité et détermination. Dans l'épreuve de la défaite comme dans l'euphorie de la victoire, le groupe à l'Assemblée a su être un catalyseur d'énergie et d'union. Il a concilié en permanence la liberté de penser et la cohésion, la combativité et la prospective. La loi sur la laïcité fut un très bel exemple de cette culture démocratique. Nous n'avons pas eu peur de porter en notre sein et devant l'opinion un débat qui nous divisait profondément. Nous avons accepté le frottement des idées, la passion des divergences. Des convictions ont bougé, évolué. Mais au final nous nous sommes retrouvés sur une position commune qui s'est imposée dans le parti et lui a permis d'être le fer de lance de cette indispensable loi. Quelle fierté pour moi de présider un groupe d'une telle qualité. Je sais que demain, quel que soit l'issue du vote des militants, nous saurons garder cette solidarité.
Car l'Europe n'est pas tout. Nous avons aussi un devoir d'opposition et de proposition. Il est temps de mettre à jour nos idées, de donner un contenu à notre réformisme de gauche. C'est ce que nous avons commencé à faire au groupe, notamment avec ce numéro spécial de Tribunes socialistes où chaque député expose une réforme qui lui tient à coeur. Travail collectif essentiel.
Dans une Nation déboussolée, en quête de repères et de certitudes, nous avons à écrire bien plus qu'un programme électoral. Il nous faut tracer une perspective pour la décennie à venir. Le plus difficile est de reconstruire un tronc commun entre les Français, de redonner un sens, un contenu aux valeurs d'égalité, de solidarité, de laïcité. La machine à exclure a pris trop d'avance, la politique des pansements ne suffit plus. Notre impératif est de fonder un nouveau compromis social, un pacte d'intégration.
Son fondement, c'est la renaissance d'une société du travail et de l'égalité des chances autour d'une sécurité sociale professionnelle.
C'est la généralisation de l'éducation tout au long de la vie qui donne un bagage à tous pour s'adapter aux évolutions. C'est la relance d'une politique industrielle, de recherche, de développement durable à l'échelle nationale et européenne où l'Etat et les entreprises deviennent partenaires dans les programmes du futur. C'est la sauvegarde d'une sécurité sociale égalitaire et universelle fondée sur une transformation en profondeur de notre système de soins. C'est une révolution fiscale qui favorise le travail plutôt que la rente, la redistribution plutôt que la concentration. C'est la destruction des ghettos urbains et la création d'un droit au logement. C'est une politique de promotion pour tous nos compatriotes qui vivent les discriminations, sociales ou ethniques. C'est une redéfinition des politiques publiques où l'Etat infirmier qui soigne dans l'urgence devient un Etat ingénieur qui créé, impulse et délègue. C'est une clarification des institutions qui partage mieux les pouvoirs et promeuve une démocratie participative.
Le retour de la confiance dans notre pays viendra d'une gauche qui assume toutes ses valeurs : la République, la nation, la justice, la modernité, l'Europe. Nous devons être la gauche de la réconciliation sociale, la gauche de l'intérêt général. Quand nous avons fait barrage au Front national lors de l'élection présidentielle, quand nous avons refusé la logique de guerre en Irak, quand nous avons défendu la laïcité à l'école, nous avons mis nos convictions et les intérêts de la Nation au-dessus des calculs partisans.
C'est le vrai courage de la politique : assumer ses choix ; porter un projet collectif qui transcende. C'est l'essence même d'une gauche de solidarité qui veut faire de son nom un programme. Bon courage pour cette rentrée !

(Source http://www.parti-socialiste.fr, le 6 octobre 2004)