Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Radio France Internationale le 8 octobre 2004, sur la vocation du Parlement à débattre sur la politique étrangère et notamment sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

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Média : Radio France Internationale

Texte intégral

QUESTION.- Comme vous le demandiez, vous avez été entendu, un débat aura bien lieu au Parlement français sur l'éventuelle adhésion de la Turquie. Mas ce sera un débat sans vote et sans doute après le Conseil européen du 17 décembre. Etes-vous satisfait ?
F. BAYROU.- Non. Et je vous le dis : cette décision ne tiendra pas.
QUESTION.- Pourquoi ?
F. BAYROU.- Ceux qui vous écoutent à travers le monde vivent pour la plus grande partie d'entre eux, je l'espère, dans des pays démocratiques. Et si on leur dit, comme ça, tranquillement, que la plus importante décision qui va être prise pour l'avenir européen sans doute dans le demi-siècle qui vient, que cette décision pourrait être prise sans que l'Assemblée nationale ou le Sénat, le Parlement puissent s'exprimer ni voter et qu'on leur concède que peut-être il y aurait un débat mais que ce débat sera organisé après, une fois que la décision aura été prise, mais ceux-là vous diraient "ça ne va plus la France ! Il y a quelque chose dans vos institutions, dans votre démocratie qui, je vous assure, dans aucun pays démocratique de la planète, ne pourrait être accepté" Précisément, il y a là quelque chose de très révélateur du mal français, d'une espèce de dérive à laquelle, peu à peu, on a consenti, que pour
ma part, je n'accepte pas, parce que l'idée que je me fais d'un pays comme la France, qui est un pays dont les citoyens sont informés des décisions qui vont être prises et peuvent s'exprimer au moins par l'intermédiaire de leurs représentants, ce qui est le baba de toute démocratie dans le monde.
QUESTION.- Mais est-ce que vous n'êtes pas en train de remettre en cause le rôle du président de la République dans la politique étrangère ? Parce que dans la Vème République, le Parlement n'a pas de droit de regard au préalable. Il peut se prononcer seulement en aval...
F. BAYROU.- D'abord, il faudrait une profonde discussion sur ce point. Cette discussion, en réalité, elle dure depuis des décennies...
QUESTION.- En fait, elle se pose seulement sur la Turquie...
F. BAYROU.- C'est une interprétation de la Constitution par certains qui voudraient dire cela. J'avais hier, au téléphone, des personnalités tout à fait éminente de la majorité et de l'UMP et de la politique française qui me disaient "qu'est-ce que c'est que cette idée que le Parlement n'aurait pas son mot à dire en matière de politique étrangère ?". Je vais prendre des choses brutales, mais que nous avons vécues : lorsqu'il s'agit de déclarer la guerre, d'envoyer le corps expéditionnaire français - on l'a connu lors de la première guerre de l'Irak, au début des années 90 -, le Gouvernement est venu devant l'Assemblée nationale et il lui a demandé d'engager sa responsabilité pour un vote. Vous voyez bien que qui peut le plus peut le moins.
QUESTION.- Est-ce que cela veut dire que l'adhésion de la Turquie est sur le même plan qu'une déclaration de guerre, par exemple ?
F. BAYROU.- Non, je répondais à votre objection sur la politique étrangère...
QUESTION.- Il y a eu un débat sur l'Irak, mais un débat sans vote...
F. BAYROU.- Il n'est pas vrai, à mes yeux, que la politique étrangère soit extérieure à la responsabilité du citoyen et donc, elle n'est pas extérieure à la responsabilité des parlementaires. La France, si elle est une démocratie, doit considérer que dans son Parlement, on doit examiner tout ce qui est important. Or la décision sur la Turquie est une décision qui change la nature de l'Europe.
QUESTION.- En quoi change-t-elle la nature de l'Europe ? J.-P. Raffarin affirme que le débat sur l'adhésion de la Turquie est un débat de civilisation ; vous partagez ce point de vue ?
F. BAYROU.- Le débat sur l'adhésion de la Turquie est un débat sur la nature de
l'Europe.
QUESTION.- Et sur la civilisation ?
F. BAYROU.- Non. Le débat sur l'adhésion de la Turquie est un débat sur la nature de l'Europe. Il signifie, dans un cas, si on décide de laisser entrer la Turquie, que l'Europe ne sera pas autre chose qu'un forum, sans identité propre et dans laquelle se débattront les intérêts d'Etat, Etat contre Etat. Dans l'autre cas, et c'est ce projet évidemment que je porte, celui d'une fédération européenne en constitution, il signifie que l'Europe sera bâtie autour d'une identité et que se constituera une opinion publique européenne qui aura une démocratie interne et qui pourra un jour parler aussi fort que les Etats-Unis et la Chine à la surface du monde. Voilà pourquoi les Etats-Unis sont si ardemment partisans de l'adhésion de la Turquie, parce que cela garantit qu'il y aura une Europe dispersée, hétérogène, qui ne pourra pas traiter comme des problèmes de politique intérieure, les questions qui touchent à son avenir. Pardonnez-moi de le dire, les questions qui touchent à la frontière de l'Irak ou de la Syrie ne sont pas des problèmes de politique intérieure européenne. Les citoyens européens les regardent comme des problèmes extérieurs à l'Europe.
QUESTION.- Mais cela donne une dimension beaucoup plus importante à l'Europe. Vous disiez que cela change la nature de l'Europe, mais est-ce que cette nature de l'Europe, votre projet fédéraliste, n'a déjà pas été remis en cause par le récent élargissement ? Les nouveaux pays ne veulent pas une Europe puissance.
F. BAYROU.- Les nouveaux pays sont des pays européens. Leurs problèmes, leurs questions, leurs points de repères sont des points de repère européens.
QUESTION.- Ils veulent aussi un chèque européen, alors que par exemple, la Turquie, comme le rappelait le Premier ministre turc, a fait le choix de l'Europe depuis 1923, depuis Ataturk, le fondateur de la Turquie moderne...
F. BAYROU.- Vous voyez à quel point on peut mélanger les notions. En 1923, sous Ataturk, le projet européen n'existe pas !
QUESTION.- Mais ils ont changé leur alphabet arabe pour l'alphabet latin...
F. BAYROU.- Le projet européen se formule après la guerre et c'est un projet de constitution d'une union capable de fonctionner comme une entité et de s'exprimer d'une seule voix à la surface de la planète. Voilà le projet européen. Dès l'instant que vous essayez d'inclure, d'ailleurs de manière forcée, des sociétés qui ne se reconnaissent pas dans ce projet, vous le fragilisez.
QUESTION.- Mais ce n'est pas ce que dit, par exemple, le Premier ministre turc.
F. BAYROU.- Monsieur Barroso a donné une interview au Monde qui parlait de la Turquie. Il a eu cette phrase, que je cite : "Ce n'est pas à l'Europe de se plier à la Turquie, c'est à la Turquie de se plier à l'Europe". Si j'étais un homme politique turc, je considérerais que cette phrase me pose un problème grave, parce que lorsque vous appartenez à un ensemble, vous n'avez pas à vous plier. Et vous voyez que dans cette phrase, il y a des tensions qui sont en germe pour l'avenir dont on a vu, à propos du code pénal turc et de la criminalisation de l'adultère qui é été écarté à la dernière minute, que ces tensions changent l'Europe en une force qui impose à ses partenaires de se plier à ses choix. Je crois que ce n'est jamais bon...
QUESTION.- Le Premier ministre turc a dit qu'il voulait tous les critères, rien que les critères et il demande que finalement, la Turquie puisse évoluer grâce à la pression européenne. Donc est-ce que c'est à vous, Français, de décider cela pour les Turcs ?
F. BAYROU.- Vous voyez qu'en prononçant cette phrase et en posant cette question, en effet, vous montrez toute la limite de la promesse qui a été faite d'organiser un référendum dans dix ou quinze ans en France, sur l'adhésion de la Turquie. On ne peut pas demander aux Français, après dix ou quinze ans de négociations, de dire "non" à la Turquie. Notre position est beaucoup plus cohérente : nous voulons former une Europe unitaire ; cette Europe unitaire doit avoir une identité et une volonté. Et il est beaucoup plus clair et beaucoup plus honnête de dire à la Turquie qu'il faut que nous bâtissions un partenariat privilégié, une relation spéciale entre la Turquie et l'Union européenne en formation. Ce sera beaucoup plus net et beaucoup plus honnête, que de dire que dans dix ou quinze ans, on pourra éventuellement vous dire "non", après avoir mené des négociations pendant tout ce temps.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 8 octobre 2004)