Déclaration de M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat aux anciens combattants, sur la proposition de loi sur la reconnaissance du génocide arménien.

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Circonstance : Présentation du projet de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, à l'Assembée nationale le 29 mai 1998

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Le gouvernement s'associe à l'hommage aux victime des massacres.
Les déportations et les massacres d'Arméniens commis en 1915 et en 1916 dans l'Empire ottoman, au moment de ses dernières convulsions, et dont la Turquie actuelle ne peut être tenue pour responsable, sont une des tragédies les plus effroyables de ce siècles. Les faits sont là, ils sont incontestables. Votre rapporteur les a rappelés. Ils nous interpellent tous. Nous devons garder à l'esprit les images de ces populations sur les routes, harcelées, massacrées dans des conditions atroces. Nous devons garder la mémoire de tous ces événements, comme les "quarante jours du Musa Dagh", illustrés par l'écrivain autrichien Franz Werfel, et dont les survivants avaient été finalement sauvés par la marine française.
Le gouvernement y est d'autant plus sensible que le peuple français vit aussi dans sa chair le souvenir de cette tragédie. C'est que la France, en effet, a été l'une des grandes terres d'accueil de ces populations meurtries. Nous avons sur notre sol des victimes de ces événements et des enfants des victimes qui sont évidemment encore hantés par ce souvenir. La communauté française d'origine arménienne a donné à notre pays ce qu'elle a de meilleur, elle s'est d'emblée battue pour la liberté et la dignité de l'Homme qui sont les vertus cardinales de la République.
En tant que secrétaire d'Etat, chargé des anciens Combattants, je sais la contribution que la communauté d'origine arménienne a apporté à ce combat, au prix de son propre sang.
Dès la Première guerre mondiale, des Arméniens rescapés des massacres se sont enrôlés dans l'armée française pour libérer le territoire national. Le monument du Père Lachaise est là entre autre pour nous le rappeler.
Pendant la Seconde guerre mondiale, les Français d'origine arménienne ont été à nouveau à l'avant-garde pour résister à l'oppresseur. Et je veux citer ici parmi tant d'autres, Manoukian, le Manoukian de l' "Affiche rouge". La communauté d'origine arménienne a su développer ses talents dans tous les domaines, elle a apporté à l'essor et au rayonnement de notre pays une contribution inestimable que vous connaissez tous et que je ne rappellerai donc pas.
Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Le gouvernement prend acte de l'intention politique de votre Assemblée.
Cette initiative est la vôtre. Vous en avez pris la responsabilité. Le gouvernement mesure la profondeur des sentiments qui vous animent.
Dans le plus grand respect de ces sentiments, et en ayant à l'esprit et au coeur l'ampleur et l'horreur de la tragédie qui les inspirent, la question se pose, au regard de la Constitution, s'il est du ressort de la loi de qualifier l'Histoire.
Le gouvernement au titre des articles 20 et 34 de la Constitution détermine et conduit la politique extérieure de la France. Cette compétence lui revient, exclusivement. Il est responsable de son action devant le Parlement.
Sur les massacres de 1915 et de 1916, le gouvernement s'est prononcé à plusieurs reprises, il s'associe comme je l'ai dit à la peine et au souvenir que vous avez rappelé. Vous vous souvenez aussi que le président Mitterrand avait parlé, dans des circonstances que vous connaissez tous, de génocide au début des années 1980.
La conduite de la politique extérieure, responsabilité du gouvernement, a ses propres exigences. Cela est vrai pour la France comme pour les autres pays. Elle doit être menée au regard de l'Histoire, de ses tragédies, et de son legs, certes, mais aussi en tenant compte de tous les éléments, du monde d'aujourd'hui pour mieux s'attacher à en surmonter les crises. Vous avez rappelé, Monsieur le Rapporteur, toute une série de rapports, de résolutions, de propositions ou d'actes émanant de parlementaires ou d'assemblées parlementaires sur les massacres et leur qualification. Dans la grande majorité des cas, je citerai entre autre les Etats-Unis, la Russie ou plus proche de nous, la Belgique, l'exécutif a pris ses propres responsabilités.
Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Deux principes animent le gouvernement dans la conduite de la politique extérieure de la France : - oeuvrer à la paix et à la stabilité en encourageant la réconciliation entre les peuples et les Etats,
- ne jamais transiger sur les valeurs qui sont les nôtres.
C'est ce qu'il fait dans cette région du monde comprise entre la Méditerranée et la Caspienne. Région encore secouée par les crises, où se verse encore le sang, où des tragédies peuvent toujours survenir.
C'est dans ce contexte que se situe notre débat d'aujourd'hui.
Veut-on aider à la stabilité de cette région, à la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie, entre l'Arménie et ses autres voisins ? Veut-on aider ce processus ? Il faut alors attentif au risque de provoquer la crispation, le retour en arrière, la confrontation.
La France est l'amie de l'Arménie. Elle est l'amie de la Turquie et des autres pays de la région. C'est la raison pour laquelle elle joue - et a été invitée à jouer - un rôle dans le règlement des crises qui l'affectent.
S'agissant de l'Arménie, vous connaissez la densité et la profondeur de nos relations. La France est l'un des premiers pays à avoir reconnue la République d'Arménie. Elle oeuvre par tous les moyens à la paix, à la sécurité, à la stabilité et à la prospérité de cette République. L'Arménie n'avait pas demandé, jusqu'à très récemment, comme vous le savez, la reconnaissance des massacres en tant que génocide. Ses intérêts à long terme sont dans l'instauration de liens de coopération et de compréhension mutuelle avec ses voisins, liens seuls capables de rapprocher les peuples et de favoriser le développement de l'économie et de la démocratie. S'agissant de la Turquie, il est de l'intérêt de tous de voir ce grand pays, situé au carrefour d'arcs de crises (Balkans, Proche et Moyen-Orient, Caucase), poursuivre son évolution dans le sens de la modernité et de la stabilité. Il est de l'intérêt de tous d'encourager le développement des Droits de l'Homme et de la démocratie. Les massacres du début de ce siècle ne sont pas contestés dans leur réalité historique par la Turquie, mais revêtent encore une charge émotionnelle considérable. Il est de notre devoir de laisser le temps nécessaire à la réconciliation de ce pays avec son histoire. Nous n'avons cessé de dire aux responsables de la Turquie d'aujourd'hui qu'il leur fallait aller plus loin par rapport à l'ouverture qu'il ont manifestée en commençant à autoriser les historiens à faire leur travail, un travail d'objectivité et de vérité sur ces événements. Les archives turques, à l'exception de celles du ministère de la Défense, sont maintenant ouvertes. Des ouvrages en langue turque, participant de cette exigence de vérité, commencent à être publiés. Je note que le livre de Werfel vient d'être édité pour la première fois en Turquie. Je note aussi qu'Ankara a pris des décisions positives allant dans le sens de la normalisation des relations, notamment en ce qui concerne les communications avec l'Arménie : couloir aérien, contacts entre milieux d'affaires, missions de hauts fonctionnaires par exemple. Il faut encourager ce mouvement qui doit déboucher sur l'avenir. Et non pas le briser. Qui y gagnerait ?
Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Députés,
L'action que nous conduisons en faveur de la stabilité de cette région, repose comme je l'ai dit sur les relations d'amitié que nous entretenons avec les uns et les autres. C'est ce qui nous a valu, au côté des Américains et des Russes, de co-présider ce que l'on appelle le "Groupe de Minsk", qui, constitué dans le cadre de l'Organisation sur la sécurité et coopération en Europe (OSCE), a pour objet de régler les conflits du Caucase, et en premier lieu celui - tragique - du Haut Karabagh. De nouvelles tragédies sont possibles dans cette région. Elle est travaillée par les démons du nationalisme. L'esprit de revanche n'a pas disparu. L'équilibre de cette région reste précaire. Il y a dans le nord et sud Caucase, entouré de grandes puissances régionales 200 peuples sur un territoire de 600 kms de large ; un mélange d'Etats indépendants, d'Etats autonomes plus ou moins dissidents, et d'entités sécessionnistes non reconnues, avec des multitudes de conflits, de contentieux historiques. Faisons tout pour éviter les actions, qui bien qu'animées des meilleures intentions, pourraient raviver et attiser les tensions avec des conséquences incalculables, soutenons les efforts de l'ONU et de l'OSCE.
Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Voila ce qui inspire le gouvernement. Persévérons dans nos efforts pour préserver les chances d'une réconciliation nécessaire dans la région. Je sais que c'est un objectif que vous partagez tous. C'est une exigence de la politique extérieure de la France à laquelle le gouvernement, pour ce qui le concerne, se tiendra./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 octobre 2001)