Texte intégral
La Tribune : Bercy vous demande de faire des économies supplémentaires. Est-ce possible dans le cadre de votre politique ambitieuse symbolisée par la Loi de programmation militaire ?
Michèle Alliot-Marie : Nous faisons déjà des économies. Je me sens comptable de chacun des euros qui nous est confié. Des efforts importants ont été faits en matière de gestion de personnel. En 2003, nous n'avons pas remplacé 40 % des départs à la retraite d'agents civils. En 2004, nous appliquerons la règle de renouvellement d'un départ à la retraite sur deux. Par ailleurs, la stratégie ministérielle de réforme m'a amenée à travailler sur les services, par exemple sur l'économat des armées qui nous a permis de faire 12 millions d'euros d'économies. J'entends avoir une gestion extrêmement précise de notre budget. Mais je dois aussi veiller à remplir les missions qui nous sont confiées par l'État. Dans un contexte mondial marqué par la montée du terrorisme et la multiplication des crises régionales dans lesquelles des Français peuvent être pris entre deux feux, nous avons le devoir d'assurer leur sécurité. C'est notre première mission.
La deuxième mission : il ne faut pas oublier que nous sommes un acteur majeur de l'économie française et européenne, premier investisseur public en France pour les grandes entreprises et les PME-PMI. Le budget du ministère de la Défense nous permet d'investir quasiment 15 milliards d'euros, ce qui induit des implications très fortes en matière de recherche militaire et duale, en matière de développement, de fabrication, d'achat, de commercialisation et d'exportations puisqu'elles portent sur 4 milliards d'euros.
La Tribune : Est-ce que le budget tel qu'il devra se présenter pourrait remettre en question la loi de programmation militaire ?
Michèle Alliot-Marie : Ce ne serait pas sérieux. Aussi bien au vu des missions dont je vous parlais, que des conséquences sur un certain nombre d'entreprises. En outre, la défense a été lourdement handicapée par les cinq années de la précédente programmation militaire où le gouvernement de l'époque a amputé les crédits de la loi 1997 de 20 %, soit l'équivalent d'une année entière sur la période. Quand je suis arrivée, 50 % des avions de combat et des hélicoptères étaient cloués au tarmac faute de pièces détachées et de crédits d'entretien. Nous rattrapons ce retard pour qu'en 2015, nous ayons une armée adaptée au contexte stratégique.
La Tribune : Il existe une polémique avec le ministère des Finances sur le financement des opérations extérieures et sur la réserve de précaution de 1 milliard d'euros. Comment comptez-vous la récupérer ?
Michèle Alliot-Marie : Chaque année, au moment de l'élaboration de la Loi de finances initiale, nous sommes à même de calculer une partie de ce que coûteront les OPEX [opérations extérieures], parce que certaines durent plus d'un an. Par exemple, en Côte d'Ivoire ou dans les Balkans. L'autre partie dépend des aléas internationaux. Tous les ans, le ministère du Budget nous explique qu'il préfère que cette somme soit inscrite dans la loi de finances rectificative de fin d'année. Et nous demande donc de faire de l'avance de trésorerie. Il a été précisé en 2002 que le surcoût des Opex devait être financé par le budget général. Et pour éviter ces discussions récurrentes, j'ai accepté en 2003 la demande du Parlement de mettre en place d'une ligne budgétaire réservée aux OPEX. Elle n'avait été provisionnée que symboliquement à hauteur de 30 millions d'euros en 2004. Pour 2005, devra être inscrite une somme significative qui nous évitera de faire des avances de trésorerie. S'agissant de la réserve de précaution, c'est un dossier différent. Nous en faisons nous-mêmes tous les ans pour ne pas nous trouver contraints de trop faire patienter nos fournisseurs en fin d'année. Ce n'est pas un gel. C'est pourquoi, même s'il semble parfois exister une certaine confusion, nous comptons bien la récupérer. Il s'agit d'une discussion technique plus que politique, qui portera sur le montant de la réserve de précaution. Il est question de 1 milliard d'euros, mais je pense plutôt à 500 millions. Cette décision doit être encore arbitrée.
La Tribune : En matière de politique industrielle, quelles sont vos priorités ?
Michèle Alliot-Marie : La première est une certaine autonomie. Je souhaite, pour des raisons stratégiques, que la France puisse prendre les décisions qui servent ses intérêts. Ce qui est vrai pour la France doit l'être pour l'Europe. Ensuite, je souhaite que nous ayons une industrie d'armement compétitive, à la fois pour des raisons internes, mais aussi pour l'exportation. La participation à la création d'une industrie européenne est aussi une de nos préoccupations. C'est pourquoi nous avons développé de grands programmes européens, mais il a fallu convaincre les Allemands de participer à l'avion de transport militaire A400M, les Espagnols de choisir l'hélicoptère de combat Tigre. Nous avons aussi mis en place l'Agence européenne de l'armement et de la défense en la dotant d'objectifs ambitieux.
Ce sont les quatre piliers de défense : détermination en commun de besoins militaires, coordination des efforts de recherche, élaboration de grands programmes européens et politique industrielle et technologique. J'ai été très heureuse de voir que les Britanniques sont complètement sur la même ligne que nous, de même que les Allemands maintenant. Une autre priorité est la politique de rapprochement industriel dans certains secteurs pour constituer des entreprises de taille mondiale dans l'armement terrestre et naval. Parce que face à la concurrence internationale, nous nous ferons très vite déborder si nous n'atteignons pas cette dimension.
La Tribune : La dimension européenne et l'intérêt national sont-ils toujours compatibles ?
Michèle Alliot-Marie : Le principe consiste à privilégier une recherche et une industrie européennes. Mais dans certains domaines stratégiques qui touchent à la souveraineté, il faut pouvoir nous protéger nous-mêmes. Or, il existe des règles restrictives selon lesquelles lorsque des composants, notamment américains, sont utilisés dans certaines productions, il est impossible de les exporter sans l'autorisation du pays d'origine. C'est là toute la difficulté. C'est pourquoi j'ai demandé au Conseil économique de défense de travailler sur ces sujets pour mieux préciser les principes généraux concernant ces domaines très stratégiques. Notre niveau de technologie et de recherche nous permettent aujourd'hui d'être sur le même pied que les Américains. Et même en avance dans certains domaines. Mais la sauvegarde de notre autonomie implique que nous travaillions aussi à l'acquisition de certaines compétences technologiques.
La Tribune : Dans le cadre de votre politique industrielle, vous souhaitez réformer la DGA. Quelle sera son nouveau rôle ?
Michèle Alliot-Marie : C'est un choix de réforme que j'ai fait, qui a touché à la fois le fond et les personnes. Sur le fond, j'ai été alertée par certains dérapages comme l'affaire du VBCI [le futur véhicule blindé de l'armée de Terre, ndlr]. C'était quelque chose d'inadmissible. Il m'a donc semblé qu'il fallait clarifier les responsabilités entre le chef d'état major des armées et la DGA, à travers notamment une forme de contractualisation. Dans le même esprit, les rémunérations auront une part variable significative comparable à ce qui se pratique dans le secteur privé, y compris pour le Délégué général pour l'armement. Il fallait également renforcer les compétences et tisser des liens plus étroits avec les industriels. Nous avons donc mis en place le conseil défense-industrie qui réunit à un haut niveau les états-majors, la DGA et les industriels. Je souhaite vraiment que la réforme permette de définir en commun des priorités de politique industrielle dans le domaine de défense. Elle est importante pour tenir compte, d'abord, du contexte concurrentiel qui est extrêmement important sur le plan national et européen.
La Tribune : La gestion des programmes a été récemment épinglée dans un rapport officiel ?
Michèle Alliot-Marie : Je me réjouis de ce rapport qui souligne surtout un point : quand vous avez des décisions budgétaires qui ne suivent pas les lois de programmation et que vous prenez, de ce fait, du retard, cela se paie, et très cher.
La Tribune : Vous voulez développer les exportations. Quel est votre projet ?
Michèle Alliot-Marie : Nous pouvons encore développer l'exportation à un certain nombre de conditions. Nous ne pouvons pas vendre à n'importe quel prix. Si nous avons manqué, y compris récemment, certains contrats, c'est aussi parce que les prix demandés étaient trop élevés. En outre, nous avons besoin d'un suivi sérieux. Là aussi, il y a des mécontentements par manque d'accompagnement. Nous avons en face de nous des interlocuteurs qui ont aussi des préoccupations de développements économiques et d'emploi. Cela peut jouer en notre faveur par rapport à d'autres vendeurs comme les États-Unis : il faut proposer à nos acheteurs un accompagnement qui soit industriel et social qui peut se traduire par un transfert de technologies ou d'activités. Lorsque nous avons des interlocuteurs privilégiés, nous devons également pouvoir nous appuyer sur eux pour établir dans certains cas des fabrications nouvelles correspondant à des besoins spécifiques que nous ne pouvons pas forcément satisfaire à partir de ce que nous faisons ici, en accompagnement de ce qu'ils font, en partenariat avec eux.
La Tribune : La restructuration de Giat est aujourd'hui en marche. Quel avenir envisagez-vous pour le groupe et qui va payer la recapitalisation ?
Michèle Alliot-Marie : Il fallait absolument maintenir les compétences et expertises de Giat. Même si la situation financière affaiblit considérablement cette entreprise, il y a des savoir-faire extrêmement importants qu'il convient de sauvegarder. En outre, l'assainissement de la situation permettra également d'envisager des partenariats. Nous ne serons en mesure de réaliser une opération en matière terrestre que lorsque nous aurons terminé le redressement de Giat à partir de 2006-2007. Sur la recapitalisation, tous les versements ne sont pas terminés. La somme de 1 milliard d'euros versée par Bercy est échelonnée en fonction des besoins de trésorerie de l'entreprise.
La Tribune : Pour DCN, la voie d'un rapprochement avec Thales est-elle tracée ?
Michèle Alliot-Marie : Le plus rapide en termes de calendrier sera sûrement le rapprochement naval puisque nous avons quasiment fini l'opération DNC qui est aujourd'hui une entreprise solide. Cela nous permet de regarder ce qui peut être fait pour un rapprochement national puis au plan européen. DCN et Thales travaillent déjà ensemble dans le cadre d'Armaris, qui nécessite certainement d'être encore amélioré du fait des frottements existants. Il est évident qu'ensuite nous pourrons aller plus loin. Et je me réjouis aussi du rapprochement qui a été réalisé en Allemagne entre HDW et Thyssen. C'est une prise de conscience de la nécessité d'avoir de grands ensembles. Le futur pôle naval européen peut intégrer d'autres entreprises même si elles sont plus petites comme Izar en Espagne. Les Italiens aussi peuvent être intéressés. Il y a une sensibilisation au fait que, si nous voulons résister à la pression des chantiers de l'Asie du Sud-Est, il faut absolument nous rapprocher - nous ne voulons pas fusionner - et développer des synergies entre les entreprises.
La Tribune : Cette stratégie européenne exclut-elle l'autre stratégie plus franco-française entre DCN et les Chantiers de l'Atlantique ?
Michèle Alliot-Marie : Je ne voudrais pas d'un rapprochement qui pénalise les uns et les autres. N'oublions pas non plus que DCN aujourd'hui démarre bien, il ne faut pas non plus lester cette entreprise d'un poids qui la mettrait en péril. Des compétences peuvent être complémentaires au niveau de l'élaboration d'un navire sans nécessairement être porteuses réellement de synergies. Il y a plus de points de convergence entre DCN et Thales. Pour le reste, il y a nécessité de savoir pourquoi on engage des rapprochements. Il n'y a aujourd'hui aucune urgence à faire évoluer, par exemple, le capital de Thales. Ce qui m'intéresse, c'est que l'on détermine des schémas en fonction d'une vraie stratégie industrielle.
La Tribune : Derrière la logique de la défense, est-ce qu'on pourrait rapprocher Dassault de EADS ?
Michèle Alliot-Marie : Le vrai problème doit être là aussi un problème de compétence. Que seront les avions de 5e génération ? Seront-ils simplement européens ? L'avion de 5e génération sortira dans vingt ou vingt-cinq ans. Aujourd'hui, nous sommes dans la production de Rafale. Nous avons des réflexions à mener dans le domaine aéronautique et spatial qui nous permettent d'utiliser au mieux notre défense.
La Tribune : Snecma devra-t-il opérer des rapprochements pour sauvegarder les intérêts stratégiques de l'État ?
Michèle Alliot-Marie : Nous estimons que l'ouverture du capital est nécessaire pour donner l'impulsion et permettre notamment à Snecma d'être plus manuvrant dans l'ensemble de l'Europe. S'agissant de Thales, c'est un schéma qui n'est pas exclu, mais parmi d'autres.
La Tribune : Et le Rafale à Singapour ?
Michèle Alliot-Marie : Dans plusieurs pays, il y a des appels d'offres, notamment à Singapour. J'ai bon espoir. Mon sentiment est que le Rafale correspond davantage à leur besoin spécifique, qui est le besoin d'un avion correspondant à des types de missions différentes, avec en même temps une électronique extrêmement pointue à laquelle ils sont très sensibles.
Propos recueillis par Gilles Bridier et Michel Cabirol
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 10 juin 2004)
Michèle Alliot-Marie : Nous faisons déjà des économies. Je me sens comptable de chacun des euros qui nous est confié. Des efforts importants ont été faits en matière de gestion de personnel. En 2003, nous n'avons pas remplacé 40 % des départs à la retraite d'agents civils. En 2004, nous appliquerons la règle de renouvellement d'un départ à la retraite sur deux. Par ailleurs, la stratégie ministérielle de réforme m'a amenée à travailler sur les services, par exemple sur l'économat des armées qui nous a permis de faire 12 millions d'euros d'économies. J'entends avoir une gestion extrêmement précise de notre budget. Mais je dois aussi veiller à remplir les missions qui nous sont confiées par l'État. Dans un contexte mondial marqué par la montée du terrorisme et la multiplication des crises régionales dans lesquelles des Français peuvent être pris entre deux feux, nous avons le devoir d'assurer leur sécurité. C'est notre première mission.
La deuxième mission : il ne faut pas oublier que nous sommes un acteur majeur de l'économie française et européenne, premier investisseur public en France pour les grandes entreprises et les PME-PMI. Le budget du ministère de la Défense nous permet d'investir quasiment 15 milliards d'euros, ce qui induit des implications très fortes en matière de recherche militaire et duale, en matière de développement, de fabrication, d'achat, de commercialisation et d'exportations puisqu'elles portent sur 4 milliards d'euros.
La Tribune : Est-ce que le budget tel qu'il devra se présenter pourrait remettre en question la loi de programmation militaire ?
Michèle Alliot-Marie : Ce ne serait pas sérieux. Aussi bien au vu des missions dont je vous parlais, que des conséquences sur un certain nombre d'entreprises. En outre, la défense a été lourdement handicapée par les cinq années de la précédente programmation militaire où le gouvernement de l'époque a amputé les crédits de la loi 1997 de 20 %, soit l'équivalent d'une année entière sur la période. Quand je suis arrivée, 50 % des avions de combat et des hélicoptères étaient cloués au tarmac faute de pièces détachées et de crédits d'entretien. Nous rattrapons ce retard pour qu'en 2015, nous ayons une armée adaptée au contexte stratégique.
La Tribune : Il existe une polémique avec le ministère des Finances sur le financement des opérations extérieures et sur la réserve de précaution de 1 milliard d'euros. Comment comptez-vous la récupérer ?
Michèle Alliot-Marie : Chaque année, au moment de l'élaboration de la Loi de finances initiale, nous sommes à même de calculer une partie de ce que coûteront les OPEX [opérations extérieures], parce que certaines durent plus d'un an. Par exemple, en Côte d'Ivoire ou dans les Balkans. L'autre partie dépend des aléas internationaux. Tous les ans, le ministère du Budget nous explique qu'il préfère que cette somme soit inscrite dans la loi de finances rectificative de fin d'année. Et nous demande donc de faire de l'avance de trésorerie. Il a été précisé en 2002 que le surcoût des Opex devait être financé par le budget général. Et pour éviter ces discussions récurrentes, j'ai accepté en 2003 la demande du Parlement de mettre en place d'une ligne budgétaire réservée aux OPEX. Elle n'avait été provisionnée que symboliquement à hauteur de 30 millions d'euros en 2004. Pour 2005, devra être inscrite une somme significative qui nous évitera de faire des avances de trésorerie. S'agissant de la réserve de précaution, c'est un dossier différent. Nous en faisons nous-mêmes tous les ans pour ne pas nous trouver contraints de trop faire patienter nos fournisseurs en fin d'année. Ce n'est pas un gel. C'est pourquoi, même s'il semble parfois exister une certaine confusion, nous comptons bien la récupérer. Il s'agit d'une discussion technique plus que politique, qui portera sur le montant de la réserve de précaution. Il est question de 1 milliard d'euros, mais je pense plutôt à 500 millions. Cette décision doit être encore arbitrée.
La Tribune : En matière de politique industrielle, quelles sont vos priorités ?
Michèle Alliot-Marie : La première est une certaine autonomie. Je souhaite, pour des raisons stratégiques, que la France puisse prendre les décisions qui servent ses intérêts. Ce qui est vrai pour la France doit l'être pour l'Europe. Ensuite, je souhaite que nous ayons une industrie d'armement compétitive, à la fois pour des raisons internes, mais aussi pour l'exportation. La participation à la création d'une industrie européenne est aussi une de nos préoccupations. C'est pourquoi nous avons développé de grands programmes européens, mais il a fallu convaincre les Allemands de participer à l'avion de transport militaire A400M, les Espagnols de choisir l'hélicoptère de combat Tigre. Nous avons aussi mis en place l'Agence européenne de l'armement et de la défense en la dotant d'objectifs ambitieux.
Ce sont les quatre piliers de défense : détermination en commun de besoins militaires, coordination des efforts de recherche, élaboration de grands programmes européens et politique industrielle et technologique. J'ai été très heureuse de voir que les Britanniques sont complètement sur la même ligne que nous, de même que les Allemands maintenant. Une autre priorité est la politique de rapprochement industriel dans certains secteurs pour constituer des entreprises de taille mondiale dans l'armement terrestre et naval. Parce que face à la concurrence internationale, nous nous ferons très vite déborder si nous n'atteignons pas cette dimension.
La Tribune : La dimension européenne et l'intérêt national sont-ils toujours compatibles ?
Michèle Alliot-Marie : Le principe consiste à privilégier une recherche et une industrie européennes. Mais dans certains domaines stratégiques qui touchent à la souveraineté, il faut pouvoir nous protéger nous-mêmes. Or, il existe des règles restrictives selon lesquelles lorsque des composants, notamment américains, sont utilisés dans certaines productions, il est impossible de les exporter sans l'autorisation du pays d'origine. C'est là toute la difficulté. C'est pourquoi j'ai demandé au Conseil économique de défense de travailler sur ces sujets pour mieux préciser les principes généraux concernant ces domaines très stratégiques. Notre niveau de technologie et de recherche nous permettent aujourd'hui d'être sur le même pied que les Américains. Et même en avance dans certains domaines. Mais la sauvegarde de notre autonomie implique que nous travaillions aussi à l'acquisition de certaines compétences technologiques.
La Tribune : Dans le cadre de votre politique industrielle, vous souhaitez réformer la DGA. Quelle sera son nouveau rôle ?
Michèle Alliot-Marie : C'est un choix de réforme que j'ai fait, qui a touché à la fois le fond et les personnes. Sur le fond, j'ai été alertée par certains dérapages comme l'affaire du VBCI [le futur véhicule blindé de l'armée de Terre, ndlr]. C'était quelque chose d'inadmissible. Il m'a donc semblé qu'il fallait clarifier les responsabilités entre le chef d'état major des armées et la DGA, à travers notamment une forme de contractualisation. Dans le même esprit, les rémunérations auront une part variable significative comparable à ce qui se pratique dans le secteur privé, y compris pour le Délégué général pour l'armement. Il fallait également renforcer les compétences et tisser des liens plus étroits avec les industriels. Nous avons donc mis en place le conseil défense-industrie qui réunit à un haut niveau les états-majors, la DGA et les industriels. Je souhaite vraiment que la réforme permette de définir en commun des priorités de politique industrielle dans le domaine de défense. Elle est importante pour tenir compte, d'abord, du contexte concurrentiel qui est extrêmement important sur le plan national et européen.
La Tribune : La gestion des programmes a été récemment épinglée dans un rapport officiel ?
Michèle Alliot-Marie : Je me réjouis de ce rapport qui souligne surtout un point : quand vous avez des décisions budgétaires qui ne suivent pas les lois de programmation et que vous prenez, de ce fait, du retard, cela se paie, et très cher.
La Tribune : Vous voulez développer les exportations. Quel est votre projet ?
Michèle Alliot-Marie : Nous pouvons encore développer l'exportation à un certain nombre de conditions. Nous ne pouvons pas vendre à n'importe quel prix. Si nous avons manqué, y compris récemment, certains contrats, c'est aussi parce que les prix demandés étaient trop élevés. En outre, nous avons besoin d'un suivi sérieux. Là aussi, il y a des mécontentements par manque d'accompagnement. Nous avons en face de nous des interlocuteurs qui ont aussi des préoccupations de développements économiques et d'emploi. Cela peut jouer en notre faveur par rapport à d'autres vendeurs comme les États-Unis : il faut proposer à nos acheteurs un accompagnement qui soit industriel et social qui peut se traduire par un transfert de technologies ou d'activités. Lorsque nous avons des interlocuteurs privilégiés, nous devons également pouvoir nous appuyer sur eux pour établir dans certains cas des fabrications nouvelles correspondant à des besoins spécifiques que nous ne pouvons pas forcément satisfaire à partir de ce que nous faisons ici, en accompagnement de ce qu'ils font, en partenariat avec eux.
La Tribune : La restructuration de Giat est aujourd'hui en marche. Quel avenir envisagez-vous pour le groupe et qui va payer la recapitalisation ?
Michèle Alliot-Marie : Il fallait absolument maintenir les compétences et expertises de Giat. Même si la situation financière affaiblit considérablement cette entreprise, il y a des savoir-faire extrêmement importants qu'il convient de sauvegarder. En outre, l'assainissement de la situation permettra également d'envisager des partenariats. Nous ne serons en mesure de réaliser une opération en matière terrestre que lorsque nous aurons terminé le redressement de Giat à partir de 2006-2007. Sur la recapitalisation, tous les versements ne sont pas terminés. La somme de 1 milliard d'euros versée par Bercy est échelonnée en fonction des besoins de trésorerie de l'entreprise.
La Tribune : Pour DCN, la voie d'un rapprochement avec Thales est-elle tracée ?
Michèle Alliot-Marie : Le plus rapide en termes de calendrier sera sûrement le rapprochement naval puisque nous avons quasiment fini l'opération DNC qui est aujourd'hui une entreprise solide. Cela nous permet de regarder ce qui peut être fait pour un rapprochement national puis au plan européen. DCN et Thales travaillent déjà ensemble dans le cadre d'Armaris, qui nécessite certainement d'être encore amélioré du fait des frottements existants. Il est évident qu'ensuite nous pourrons aller plus loin. Et je me réjouis aussi du rapprochement qui a été réalisé en Allemagne entre HDW et Thyssen. C'est une prise de conscience de la nécessité d'avoir de grands ensembles. Le futur pôle naval européen peut intégrer d'autres entreprises même si elles sont plus petites comme Izar en Espagne. Les Italiens aussi peuvent être intéressés. Il y a une sensibilisation au fait que, si nous voulons résister à la pression des chantiers de l'Asie du Sud-Est, il faut absolument nous rapprocher - nous ne voulons pas fusionner - et développer des synergies entre les entreprises.
La Tribune : Cette stratégie européenne exclut-elle l'autre stratégie plus franco-française entre DCN et les Chantiers de l'Atlantique ?
Michèle Alliot-Marie : Je ne voudrais pas d'un rapprochement qui pénalise les uns et les autres. N'oublions pas non plus que DCN aujourd'hui démarre bien, il ne faut pas non plus lester cette entreprise d'un poids qui la mettrait en péril. Des compétences peuvent être complémentaires au niveau de l'élaboration d'un navire sans nécessairement être porteuses réellement de synergies. Il y a plus de points de convergence entre DCN et Thales. Pour le reste, il y a nécessité de savoir pourquoi on engage des rapprochements. Il n'y a aujourd'hui aucune urgence à faire évoluer, par exemple, le capital de Thales. Ce qui m'intéresse, c'est que l'on détermine des schémas en fonction d'une vraie stratégie industrielle.
La Tribune : Derrière la logique de la défense, est-ce qu'on pourrait rapprocher Dassault de EADS ?
Michèle Alliot-Marie : Le vrai problème doit être là aussi un problème de compétence. Que seront les avions de 5e génération ? Seront-ils simplement européens ? L'avion de 5e génération sortira dans vingt ou vingt-cinq ans. Aujourd'hui, nous sommes dans la production de Rafale. Nous avons des réflexions à mener dans le domaine aéronautique et spatial qui nous permettent d'utiliser au mieux notre défense.
La Tribune : Snecma devra-t-il opérer des rapprochements pour sauvegarder les intérêts stratégiques de l'État ?
Michèle Alliot-Marie : Nous estimons que l'ouverture du capital est nécessaire pour donner l'impulsion et permettre notamment à Snecma d'être plus manuvrant dans l'ensemble de l'Europe. S'agissant de Thales, c'est un schéma qui n'est pas exclu, mais parmi d'autres.
La Tribune : Et le Rafale à Singapour ?
Michèle Alliot-Marie : Dans plusieurs pays, il y a des appels d'offres, notamment à Singapour. J'ai bon espoir. Mon sentiment est que le Rafale correspond davantage à leur besoin spécifique, qui est le besoin d'un avion correspondant à des types de missions différentes, avec en même temps une électronique extrêmement pointue à laquelle ils sont très sensibles.
Propos recueillis par Gilles Bridier et Michel Cabirol
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 10 juin 2004)