Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec la chaîne de télévision "Al Arabiya" à Amman le 22 juin 2004, sur les crises en Irak et au Proche-Orient, la lutte contre le terrorisme, les propositions française et américaine en faveur de la démocratisation du Moyen-Orient et les risques de la prolifération des armes nucléaires.

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Circonstance : Voyage de Michel Barnier en Egypte et en Jordanie, du 20 juin au 22 juin 2004 : les 20 et 21 au Caire en Egypte-les 21 et 22 à Amman en Jordanie

Média : Al Arabiya - Presse étrangère - Télévision

Texte intégral

Q - La France avait une position au sujet de la guerre contre l'Irak. Les armes de destruction massive (ADM) qui constituaient un motif de la guerre sont inexistantes, mais la France qui s'était opposée à la guerre, n'a fait que s'y opposer verbalement. Pourquoi, en tant que grande puissance, ne demandez-vous pas des comptes aux administrations de Bush et de Blair notamment depuis qu'il s'est avéré que les ADM sont inexistantes en Irak. L'Irak a été détruit, des milliers de personnes ont été tuées sans raison, sans parler du scandale et des violations des Droits de l'Homme à Abou Ghraib et dans d'autres prisons. Pourquoi la France s'est-elle contentée de critiques verbales alors que celui qui tait la vérité est un diable muet ?
R - Tout le monde connaît la position de la France s'agissant de la crise irakienne et nos relations avec les États-Unis au début de la guerre. Aujourd'hui nous voulons aller de l'avant puisque tous les pays concernés s'en remettent maintenant à l'ONU. Nous avons travaillé - ce n'étaient pas simplement des mots - avec nos partenaires européens, avec les Russes et les autres membres du Conseil de sécurité, de manière active et sérieuse, pour établir un cadre et réussir cette première étape du processus politique. Nous avons toujours pensé que nous ne sortirions pas de cette tragédie par des moyens militaires ou par les armes. Aujourd'hui, c'est la question principale et un processus politique est en cours au sein de l'ONU. C'est la raison pour laquelle nous avons accepté un projet de résolution, après tant de travail, il y a eu 5 formulations proposées pour la résolution 1546. Nous espérons continuer à travailler dans ce cadre politique. Avec les élections qui auront lieu début 2005 nous espérons que les Irakiens seront capables de gouverner l'Irak pour sortir de cette crise, de cette tragédie et de réaliser des progrès auxquels nous sommes disposés à contribuer pour l'avenir du peuple irakien. Il y a eu des violations du droit international ; il y a eu des agissements immoraux et ignobles de la part de soldats de pays concernés. Ces agissements seront châtiés et je crois que leurs auteurs seront punis. Maintenant , nous devons aller de l'avant et aider à reconstruire l'Irak.
Q - Le prix payé par la France suite à son opposition à la guerre est son exclusion des projets de reconstruction d'Irak... Un châtiment américain contre la France et d'autres pays européens. Qu'en pensez-vous ?
R - La reconstruction de l'Irak va durer très longtemps et sa reconstruction politique, administrative, économique, culturelle et même sociale relèvera de la responsabilité du gouvernement irakien et des Irakiens qui choisiront bientôt leur gouvernement au cours d'élections démocratiques. Il y a beaucoup de travail à faire et nous sommes disposés à participer à la reconstruction de l'Irak, avec nos moyens administratifs, économiques et politiques, nos institutions, nos sociétés et nos partenaires européens. Nous sommes également disposés, et nous l'avions dit dans le passé, dans le cadre du Club de Paris, à alléger les dettes irakiennes. L'Irak dispose de ressources importantes mais il faut placer les choses dans leur contexte. C'est une nouvelle étape qui commence en Irak - avec un nouveau gouvernement - et des élections seront tenues pour choisir un gouvernement irakien qui, nous l'espérons, prendra la situation et l'avenir de l'Irak en main. L'Irak aura besoin de tout le monde.
Q - Du fait que les raisons qui ont conduit à la guerre contre l'Irak étaient irréelles, croyez-vous que ses conséquences sont légitimes et qu'il est nécessaire de traduire Saddam Hussein en justice après l'avoir renversé et emprisonné ? La France accepterait t-elle de le recevoir ou de recevoir d'anciens membres de l'ex-commandement irakien en tant que réfugiés politiques ?
R - Franchement, votre question concernant l'accueil de personnalités en France ne se pose pas. Pour ce qui est de Saddam Hussein, et je crois que cela a été dit et c'est bien, il sera jugé en Irak par la justice irakienne conformément aux dispositions claires du droit international.
Q - Certains disent que les politiques de Bush après le 11 septembre ont fait du monde un endroit moins sûr : une guerre contre le terrorisme dont l'étendue a compris, entre autres, des pays sûrs comme l'Espagne, l'Arabie Saoudite. Soutenez-vous cette thèse ? Avez-vous l'impression que la France constitue une cible directe d'éventuels attentats terroristes ? Où en êtes-vous de la coopération franco-arabe contre le terrorisme? On parle de la présence de forces de sécurité françaises dans certains pays arabes comme l'Arabie Saoudite.
R - Le monde est dangereux et ce monde vit dans l'instabilité. Ceci restera vrai pour longtemps. La meilleure preuve en est l'attentat tragique et inacceptable qui a été mené contre le peuple américain le 11 septembre à New York et à Washington. Il n'y a pas de bons et de mauvais terroristes. Il y a des victimes, quotidiennement, dans tous les pays de la région. Il y a quelques jours, plus d'une trentaine de civils innocents ont été tués à Bagdad. C'est pourquoi il ne peut y avoir de tolérance de notre part à l'égard de tels agissements qui alimentent le cycle du sang et de l'intimidation. Nous devons combattre le terrorisme en combattant certaines sources de financement.
Je crois que la guerre et la misère, ici et dans d'autres endroits du monde, peuvent alimenter la frustration et le sentiment d'humiliation. Donc nous devrons combattre le terrorisme sans relâche. C'est pourquoi nous avons besoin de coopérer entre nous et avec les pays qui cherchent la paix et la stabilité. Nous devrons aussi remédier aux racines des conflits : la pauvreté et la misère qui peuvent constituer une source ou un terreau fertile pour les terroristes.
Q - Y a t-il une inquiétude en France vis-à-vis d'éventuels attentats terroristes et quelles sont les précautions prises ?
R - Il y a eu des attentats terroristes sur le sol français avant le 11 septembre. Après cette date, il y en a eu d'autres dans des pays européens, au coeur de l'Union européenne, en Espagne. Nous sommes inquiets et très concernés par cette question. Nous avons pris des précautions et nous savons que personne n'est à l'abri des ces opérations. Nous voulons combattre le terrorisme sans faiblesse.
Q - Les gens dans le monde arabe ont l'impression que la position de la France est élaborée en tenant compte du problème palestinien. Mais vos relations avec Israël se maintiennent très fortes. Or, ces relations n'ont pas dissuadé Israël de cesser ses crimes contre le peuple palestinien. Le président palestinien, qui entretient des relations étroites avec l'administration française et avec le président Chirac, est toujours assiégé dans son quartier général. Israël continue à construire le mur de séparation. Se peut-il que la position française se transforme en un document de travail et un moyen de pression afin d'arrêter les crimes israéliens et d'établir une paix juste ? Comment convaincre les gens de la position française alors que la coopération militaire entre la France et Israël atteint son apogée ?
R - Il va de soi que nous avons des relations avec Israël. Nous avons aussi des relations avec l'Autorité palestinienne. C'est pourquoi je visiterai Ramallah la semaine prochaine pour rencontrer le Premier ministre palestinien, le ministre des Affaires étrangères et le président Arafat, le président élu du peuple palestinien. Et je me rendrai en Israël dans le cadre de nos relations bilatérales pour rencontrer les membres du gouvernement et les responsables israéliens. Nous voulons être actifs à côté de nos partenaires européens pour trouver une issue à ce conflit. Comme nous voulons être très actifs, nous voulons que le dialogue reprenne. Notre premier message est le suivant : il ne peut y avoir de paix négociée seulement avec les Américains. Il faut y associer les Palestiniens, en les écoutant et en les respectant. Nous avons tous un objectif : la création de deux États qui vivent côte à côte en paix et en sécurité. Un État israélien qui vit en paix. On ne peut pas sous-estimer la sécurité d'Israël et l'importance d'un État palestinien viable, voilà notre objectif.
Il y a une voie qui a été tracée par tous les grands États partenaires du monde et notamment le Quartet auquel participent quatre partenaires qui sont les Nations unies, au sein desquelles les pays arabes jouent un rôle important, la Russie, l'Union européenne, dont nous faisons partie, et finalement les États-Unis. Dans ce cadre, une voie a été tracée pour arriver à l'objectif que nous voulons tous réaliser : deux États vivant côte à côte. Nous sommes tous en train de revenir sur cette voie. Nous devons donner un nouvel élan à ce processus. Nous devons tous participer à la première étape promise par M. Sharon : un retrait total de Gaza. Ce retrait n'est qu'une première étape utile qui doit se réaliser. Nous devons maintenant encourager tout ce qui aide à réussir ce retrait de Gaza. C'est pourquoi nous avons soutenu l'initiative égyptienne qui vise à créer des conditions propices, au niveau sécuritaire, à un retrait israélien de Gaza. C'est une seule étape, il y en a d'autres qui devraient suivre, tout en gardant le même objectif dans le cadre international de la Feuille de route. C'est pourquoi je pense qu'il n'y a pas de solution alternative à ce plan, sinon l'engrenage de la violence et du sang auquel nous devons mettre fin car il affecte aussi bien les enfants palestiniens et israéliens.
Q - L'administration américaine a lancé des appels à la création d'un "Grand Moyen-Orient" et à la démocratie. Ce projet fait-il l'objet de divergences avec l'administration Bush et quel est l'alternative française pour la réforme et la démocratie dans ce monde arabe ?
R - Ici aussi, la France a été très active à côté de plusieurs dirigeants du monde arabe dont Sa Majesté le roi Abdallah II et le président Moubarak ainsi que d'autres dirigeants qui ont exprimé leurs avis concernant l'idée américaine dans ses premières phases. Mais au-delà de cette initiative, il faut qu'il y ait des réformes et qu'il y ait un mouvement vers la réforme et la modernisation dans toutes ces sociétés, tant dans le monde arabe que dans les pays européens. Il faut donner à la femme une place plus importante, établir la démocratie, donner un rôle à la société civile, renforcer les médias et les moyens d'enseignements, et moderniser la société. Ceci ne peut se réaliser qu'en commençant par ou qu'en se basant sur des initiatives de chaque peuple et de chaque État. Lorsque j'ai rencontré Sa Majesté le roi Abdallah II, j'ai salué le mouvement enclenché ici il y a quelques années en Jordanie avec la tenue d'élections et la mise sur pied de réformes économiques et commerciales. Ce mouvement est nécessaire et nous devons faire confiance à tous les peuples et les respecter, notamment dans les pays arabes. Et puisque vous avez posé une question qui concerne la France, j'aimerais signaler que nous soutenons les pays arabes dans un autre contexte auquel je tiens beaucoup en tant que ministre français et ministre européen à savoir le dialogue Euro-méditerranéen qui a été lancé il y a dix ans. Cette initiative a vu le jour il y a dix ans à Barcelone et il faudrait lui donner un nouvel élan. Ce dialogue intervient pour constituer un partenariat réel. Le mot partenariat est très important car il signifie un équilibre entre les deux rives de la Méditerranée. Nous encourageons par la politique que nous représentons, par les crédits et par le développement économique, le mouvement de démocratie dans le monde arabe dans le cadre de ce partenariat.
Q - Croyez-vous que l'Iran présente une menace nucléaire comme le pense l'administration américaine ? N'estimez-vous pas qu'Israël constitue une menace nucléaire pour la paix mondiale ?
R - Pour ce qui est de l'Iran, la France a présenté une initiative, avec l'Allemagne et la Grande-Bretagne, au nom de la communauté internationale. Les ministres des Affaires étrangères des trois pays ont visité l'Iran et ont obtenu un engagement auprès de l'AIEA qui veille à la non-prolifération des armes nucléaires. Ce dialogue se poursuit et l'Iran a réalisé un grand progrès, mais il faut qu'il honore d'autres engagements. Nous veillons à cela et au respect des engagements s'agissant de la non-prolifération des armes nucléaires, afin de renforcer la sécurité en général. Je crois, comme certains dirigeants arabes, qu'il serait bien de se diriger vers une zone exempte d'armes nucléaires au Moyen-Orient ou d'y combattre la prolifération des armes nucléaires.
Q - Croyez-vous que ce qui s'est passé en Irak pourrait se reproduire en Syrie ? Quelle serait la position de la France ? La Syrie fait face actuellement à des défis et à des sanctions américaines, quelle est la position de la France ?
R - Outre ces pays, tous les pays de la région et du monde sont concernés par ces problèmes, même dans la région d'où vient la France. L'Europe et le monde arabe sont très proches et sont concernés par les évènements qui se produisent ici et là-bas. La Syrie, à l'instar des autres pays, est concernée par ces défis : trouver une issue politique, par les négociations politiques, à la crise irakienne. Tous les pays doivent donner un nouvel élan au processus de paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Tous les pays sont concernés par la réforme dont nous avons parlé il y a quelques instants. Nous espérons que tous les pays s'engagent, de plein gré, dans ce processus et qu'ils s'entraident. Nous les aiderons à relever ces défis.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 juin 2004)