Texte intégral
Je suis particulièrement heureux d'ouvrir, à l'invitation de Francis Mer et de Jean-Claude Berthélémy cette journée de réflexion organisée à l'occasion des vingt ans du CEPII : parce que je connais le CEPII de longue date et que j'apprécie la qualité de ses travaux ; mais aussi parce que l'occasion est bienvenue de réfléchir à l'évolution de l'économie mondiale.
Célébrer les vingt ans du CEPII, réfléchir sur l'économie mondiale, c'est un peu une seule et même chose, tant il est vrai que depuis son origine le Centre se consacre précisément à cette réflexion. Si, en 1978, le CEPII a été voulu par Raymond Barre, Premier ministre, mis en place par Michel Albert, alors commissaire au Plan, et pris en mains par Christian Sautter, qui en a assuré la direction jusqu'en 1981, c'est que le besoin se faisait sentir d'un outil d'analyse, de prospective et de proposition sur ce qu'on n'appelait pas encore la mondialisation. La France s'ouvrait aux vents du large, il fallait une vigie.
L'intuition était juste : en vingt ans, l'économie française s'est profondément transformée. Et l'investissement fut fécond : le CEPII a été une excellente vigie. Avec ses études, qui font référence, il a bien servi la réflexion collective ; au carrefour de l'administration économique et de la recherche, et au contact du monde des entreprises, il a joué un rôle important dans les progrès de notre appréhension de la mondialisation ; en plus d'une occasion, il a fait mûrir des idées nouvelles qui ont fait leur chemin dans la politique économique ; par ses recherches, et la diffusion qu'il leur a données, il a contribué à l'influence des idées françaises sur la scène européenne et internationale.
La mondialisation en question
En cette occasion une phrase, pourtant, me vient à l'esprit, celle de Paul Nizan : " j'avais vingt ans, je ne permettrai à personne de dire que c'est le plus bel âge de la vie ". Non, bien sûr, que je veuille l'appliquer au CEPII : je viens de dire tout le bien que je pense de lui, et j'ai d'ailleurs dans mon environnement immédiat deux de ses anciens directeurs, Christian Sautter et Jean Pisani-Ferry - sans compter un troisième Jean-Michel Charpin au Plan - qui veillent à ce que j'en pense du bien !
Mais parce que l'économie mondiale, elle, ne va pas bien. Et que les acquis de l'ouverture internationale sont aujourd'hui remis en question par les secousses successives que nous avons subies depuis un an. Plus d'un tiers de l'économie mondiale se trouve aujourd'hui en récession, souvent sans l'avoir mérité. Or lorsqu'après avoir subi un afflux de capitaux générateur de surchauffe et de frénésie immobilière, tel pays se voit brutalement plongé dans une dépression profonde, coupé de l'accès au marché international des capitaux, et contraint de faire appel à l'aide internationale, ou lorsqu'ailleurs une population entière fait face à la disette, quand on lui avait dit qu'économie de marché rimait avec prospérité, on peut à l'évidence comprendre que la révolte gronde. Dire cela n'est pas exonérer les dirigeants de ces pays des erreurs de politique économique qu'ils peuvent avoir commises. C'est simplement constater qu'entre la tolérance dont les marchés faisaient preuve hier à l'égard de politiques aventureuses et leur pusillanimité d'aujourd'hui, il n'y a pas de proportion.
Déjà certains, comme la Malaisie, ont fait le choix de tourner le dos à l'ouverture internationale. Et ailleurs, de nombreuses voix s'élèvent pour critiquer sans souci de distinction les incendiaires et les pompiers. Il ne faut pas nous le cacher : la mondialisation suscitait des réticences, à des degrés divers, mais partout dans le monde. Après les crises récentes, qui illustrent les dangers d'une libéralisation non maîtrisée, ces réticences vont nécessairement se renforcer. La libéralisation internationale, qui faisait l'objet d'un consentement tacite tant qu'elle s'accompagnait de croissance et semblait offrir des chances de développement, risque de se trouver contestée dans son principe dès lors que les perspectives se renversent. La crise actuelle constitue ainsi pour le système international un test politique particulièrement exigeant.
En France même, les appréhensions que suscite la mondialisation sont bien connues. Parmi les sociétés industrielles, la nôtre est en effet l'une de celles qui ont le plus de difficulté à l'affronter. Complexes nés d'un passé d'une grande puissance qui se verrait aujourd'hui contestée, peur d'être condamnés à jouer perdant dans un jeu dont les règles nous échappent, alarme face à la corrosion des solidarités qui, dans les années soixante ou soixante-dix, s'organisaient autour de la croissance, crainte qu'avec l'emprise des marchés, les gouvernants se trouvent privés des instruments de l'action publique : même si quantité d'entreprises françaises démontrent chaque jour qu'elles peuvent créer des emplois en restant compétitives, ce réflexe reste trop fréquent. Les événements récents ne peuvent, ici encore, que renforcer les appréhensions.
J'ajouterai enfin que si l'économie s'est mondialisée, la contestation de la mondialisation aussi. C'est une leçon et un héritage du débat sur l'AMI. Pour la première fois, une négociation internationale s'est déroulée sous la surveillance de groupes de citoyens actifs et informés, en particulier grâce au développement de l'Internet. Les textes en discussion ont été diffusés largement et presque instantanément. Les intervenants du débat public ont une expertise et une connaissance des textes et des enjeux souvent supérieurs, au moins en France, à celles des milieux professionnels. Il faudra en tenir compte. On ne négociera plus après l'AMI, comme avant l'AMI. D'une certaine manière, la défaite de l'AMI est une victoire de la mondialisation.
Quelles conclusions faut-il en tirer ? J'en retiendrai pour ma part trois. La première est que les crises récentes ne doivent pas nous faire oublier les bénéfices de l'ouverture commerciale et financière. L'ouverture aux échanges est un facteur fondamental de la diffusion des technologies et de l'efficacité productive, elle est donc un ingrédient essentiel de la croissance. C'est vrai pour une économie industrielle comme la France, dont tout atteste qu'en dépit des réticences qui ont, depuis le Marché commun, accompagné chacune des étapes de son ouverture, elle a globalement très bien réussi son insertion internationale. C'est vrai plus encore des économies émergentes, pour lesquelles l'ouverture reste le meilleur moyen de franchir à pas de géant les étapes du développement. De même, il faut dire très clairement que la circulation internationale des capitaux est nécessaire. Elle peut, elle doit, contribuer à la croissance dans les pays en développement à forts besoins d'investissement comme dans les pays développés et à fort taux d'épargne. Sur ces différents points, les travaux du CEPII sont d'ailleurs sans ambiguïté.
La seconde conclusion est que la mondialisation, et les débats qui l'entourent, sont pour la France une occasion d'affirmer sa spécificité. Non par un repli bougon sur elle-même, ou en cultivant la nostalgie d'un âge d'or. Mais en étant conforme à sa tradition, qui est de proposer et de construire. Depuis plusieurs siècles, la France est un grand acteur de la mondialisation des idées, et des principes de liberté et de justice. Elle a été une grande puissance mondiale, reste un acteur de tout premier plan, et a vocation à retrouver, avec l'Europe, un rôle conforme à sa tradition. Elle est de ces quelques nations qui ont une idée de ce que doit être l'organisation économique et politique du monde, et n'ont pas renoncé à la faire partager. Je crois donc que les responsables politiques de ce pays se doivent d'offrir à nos partenaires une vision des régulations internationales qu'il faut mettre en place pour maîtriser la mondialisation, de proposer aux Français les éléments d'un contrat social régénéré, et de poser les principes d'une redéfinition des missions de l'État dans une économie beaucoup plus étroitement intégrée à l'espace mondial.
La troisième conclusion est précisément que la mondialisation doit être organisée et maîtrisée. La crise actuelle vient nous rappeler qu'aucun marché ne fonctionne bien sans règles et sans institutions. Ainsi que je l'ai dit lors de la réunion du comité intérimaire du FMI, il y a quelques semaines à Washington, l'alternative est claire. Si nous savons faire évoluer les règles et réformer les institutions de notre économie mondialisée, nous créerons un cadre solide pour la croissance. Si nous échouons à le faire, et à faire ainsi fonctionner les marchés au bénéfice du développement, nous créerons les conditions d'un rejet d'une libéralisation perçue comme porteuse d'instabilité. C'est dans cet esprit qu'il y a dix-huit mois le gouvernement de Lionel Jospin a pris, en matière européenne, une initiative sur la coordination des politiques économiques. C'est dans cet esprit qu'il a pris, il y a un mois, une initiative en faveur d'un nouveau Bretton Woods. Le parallèle n'est d'ailleurs pas fortuit : mettre en place les régulations dont l'économie mondiale a besoin est, par son ambition et son enjeu, une tâche comparable à la construction européenne.
Les chantiers de la mondialisation
J'en viens aux grands chantiers auxquels nous devons nous consacrer pour réussir cette mondialisation. J'en distinguerai quatre. Trois sont classiques : les échanges, les financements, les changes. J'en ajouterai un quatrième, qui l'est moins : la gestion de l'environnement global.
En matière de commerce et d'investissement, l'AMI auquel je faisais allusion à l'instant marque sans doute la fin d'une époque : celle du démantèlement des protectionnismes, de ce que certains économistes ont appelé shallow intégration, l'intégration de surface, dont il faut bien considérer qu'elle est pour l'essentiel achevée. Scories mises à part, le débat n'oppose plus guère protectionnistes et partisans de la libéralisation. Il porte sur les modalités de la deep intégration, l'intégration profonde, c'est à dire sur les conditions de la concurrence, les droits et les devoirs des Etats et des entreprises, la gouvernance des institutions internationales, la place des citoyens dans le processus de mondialisation. Il porte aussi sur la montée des inégalités et des insécurités qui accompagne le processus de mondialisation. Il faut rendre ce débat positif, agir pour que la mondialisation et les règles internationales qu'il faut mettre en place ne se réduisent pas à un mouvement d'allégement des contraintes et des incertitudes pesant sur les entreprises. Ce mouvement a une dimension humaine, sociale et environnementale. Il faut les prendre en compte : ce sera l'enjeu des prochaines négociations multilatérales.
En matière financière, la question qui nous est posée est au fond simple. Contrairement à ce que croient beaucoup de nos concitoyens, la finance n'est pas un jeu de hasard. C'est une activité essentielle pour le développement, qui doit être organisée en sorte que dans un espace aussi vaste que possible, l'épargne soit allouée aux meilleurs usages productifs. Le bilan que nous pouvons dresser de la globalisation financière est à cet égard décevant : la vérité est que nous n'avons pas su créer les conditions d'une allocation internationale efficace, alors même que nos baby-boomers vieillissant et la jeunesse des pays en développement y ont dans le long terme un intérêt partagé. A la suite de la crise asiatique, une intense réflexion internationale s'est engagée, à laquelle j'ai contribué en présentant le 23 septembre un mémorandum au nom du gouvernement français. La liste des problèmes est bien connue, elle évoque l'index d'un manuel d'économie : asymétries d'informations, aversion pour le risque, aléa moral, prêteur en dernier ressort.... Ces problèmes sont réels et complexes, ils doivent être évalués de manière exhaustive, mais ils ne doivent pas nous arrêter. Je crois en effet qu'après tant d'années où le dogmatisme libéral tenait lieu de réflexion, la crise nous offre paradoxalement une occasion exceptionnelle de répondre concrètement aux défis que pose la construction d'un ordre financier international. Le chantier est ouvert, je m'attacherai à ce qu'avec nos partenaires du G7, comme avec l'ensemble de la communauté internationale, nous puissions prochainement aboutir à des décisions effectives : nous attendons en particulier beaucoup de la mission de H. Tietmeyer sur la supervision des banques et hedge-funds.
La question monétaire a sans doute été un peu négligée dans les réflexions internationales qui se sont engagées après la crise asiatique. Elle est pourtant essentielle, tant entre les pays industriels que pour les pays émergents, et la France est par tradition très attentive à cette dimension. Après des années au cours desquelles la construction monétaire européenne a mobilisé toute nos énergies, le temps est venu de remettre sur le métier l'organisation monétaire internationale. Non, bien sûr, qu'il faille imaginer qu'une fois faite, l'union monétaire se transposera ipso facto au niveau global. Mais pour deux raisons très immédiates.
La première est qu'avec l'apparition de l'euro, les relations monétaires internationales devront trouver un nouvel équilibre. Ce que sera cet équilibre, je ne le sais pas exactement. Je ne doute pas qu'à terme, il se caractérisera par un certain partage des fonctions de la monnaie internationale entre le dollar et l'euro, peut être aussi d'autres monnaies, mais je ne peux dire si les taux de change seront alors plus ou moins volatils. Ce que je sais en revanche est que la transition vers ce nouvel équilibre devra être organisée, parce qu'elle sera en elle-même un facteur de volatilité des monnaies, et que la zone euro ne pourra se désintéresser de son taux de change. C'est pourquoi je crois essentiel que les ministres des Finances de la zone euro décident rapidement des modalités de la représentation externe de la zone, et qu'ils se mettent en état d'activer si besoin les dispositions du traité relatives à la politique de change. Les nouveaux dirigeants allemands, et notamment Oskar Lafontaine, ont récemment indiqué qu'ils partageaient cette préoccupation. Je m'en réjouis et j'y vois le gage d'un partenariat franco-allemand sur la question de la politique de change de l'euro. Le premier point d'application de la refondation d'un système monétaire international, c'est en effet aujourd'hui la gestion ordonnée de la parité euro-dollar : il appartient aux gouvernements, dont la responsabilité en la matière est prévue par l'article 109 du traité de Maastricht, et aux banques centrales, des deux côtés de l'Atlantique, de gérer la politique économique et la politique monétaire en conséquence. Notre priorité, à brève échéance, doit être de garantir que la naissance de l'euro se fera dans un contexte de stabilité monétaire internationale.
La seconde est que les politiques de change des pays émergents ont été mises en cause par la crise. Longtemps, l'accrochage au dollar est apparu comme la solution la plus simple, et depuis quelques années, beaucoup de pays avaient privilégié des stratégies d'ancrage nominal. La crise vient mettre en cause ces certitudes. Elle invite à une réflexion internationale sur les stratégies de change des pays émergents, dans un contexte qui sera transformé par l'apparition de l'euro. Pour les pays fortement intégrés à l'espace européen, a fortiori pour ceux qui ont vocation à s'y fondre, l'euro constituera une référence naturelle, et nous avons nous-mêmes intérêt à étendre la zone de stabilité monétaire européenne en facilitant un accrochage à l'euro des pays qui commercent beaucoup avec nous, à commencer par les pays d'Europe centrale. Il appartiendra à chaque pays de déterminer, en fonction de sa situation, le degré de flexibilité qu'il souhaite conserver vis-à-vis de l'euro. Il reviendra aux autorités européennes de fixer les modalités précises de leur coopération avec ces pays. Enfin d'autres pays, dont la structure d'échange est diversifiée, pourront trouver intérêt à prendre comme référence un panier de monnaies dont l'euro ferait naturellement partie.
Je voudrais enfin évoquer la question de l'environnement, parce qu'elle me paraît symboliser beaucoup des problèmes qui se posent à l'économie internationale d'aujourd'hui. La limitation des émissions de gaz à effet de serre est un problème planétaire, l'exemple même de ceux qui appellent une forte coordination internationale parce qu'ils mettent fortement en jeu des externalités. Les solutions esquissées à Kyoto, qui vont dans quelques jours faire l'objet de négociations à Buenos Aires, peuvent être discutées sur tel ou tel point. Leur mise en uvre effective n'est pas encore acquise. Elles n'en représentent pas moins un progrès important dans la prise en compte des contraintes globales et leur décentralisation auprès des Etats et des agents économiques par le jeu des quotas et des mécanismes de flexibilité. Ce qui se joue dans cette négociation est double : c'est d'abord la mise en place d'une régulation internationale contraignante, nécessaire au bien commun. C'est ensuite l'utilisation de mécanismes de marché, les permis négociables, pour assurer une allocation efficace des efforts. En quelque sorte, il s'agit d'instituer un marché - celui des permis - pour pallier la déficience d'un autre - celui des effets de nos actions sur les générations futures. L'ambition de l'exercice est grande, considérable même. Les problèmes sont multiples. Mais l'enjeu est formidable : si nous réussissons, la communauté internationale aura montré qu'elle est capable de coopérer et qu'elle sait utiliser des instruments de marché pour pallier les déficiences du laisser-faire.
Si j'ai choisi d'évoquer devant vous ces défis et ces chantiers, c'est qu'ils dominent les préoccupations internationales des responsables de la politique économique. Mais c'est aussi parce qu'ils concernent les organismes de recherche comme le CEPII. En ces matières, il importe que l'action puisse s'appuyer sur une réflexion approfondie, étayée par les résultats d'une recherche économique au meilleur niveau international. Qu'il s'agisse de négociations commerciales, d'architecture financière, de régulation des changes ou d'environnement, la vieille opposition entre étude et décision n'est plus de saison. Pour être entendus de leurs partenaires, pour formuler des propositions pertinentes, ceux qu'on appelle les décideurs ont besoin de travailler avec ceux qu'on appelle les chercheurs. Ce n'est pas exactement la tradition française, bien que la recherche économique y soit publique. Mais le parcours du CEPII rappelle qu'on peut changer les traditions, et en créer de nouvelles. Cela requiert des efforts de part et d'autre : un effort d'écoute des décideurs ; un effort de qualité et d'ouverture aux préoccupations nouvelles de la part des chercheurs. Mais c'est indispensable. Je souhaite évidemment qu'au cours des vingt prochaines années l'économie mondiale soit un long fleuve tranquille. Mais je suis certain que ce ne sera pas le cas. C'est pourquoi nous aurons besoin du CEPII.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 31 juillet 2002)
Célébrer les vingt ans du CEPII, réfléchir sur l'économie mondiale, c'est un peu une seule et même chose, tant il est vrai que depuis son origine le Centre se consacre précisément à cette réflexion. Si, en 1978, le CEPII a été voulu par Raymond Barre, Premier ministre, mis en place par Michel Albert, alors commissaire au Plan, et pris en mains par Christian Sautter, qui en a assuré la direction jusqu'en 1981, c'est que le besoin se faisait sentir d'un outil d'analyse, de prospective et de proposition sur ce qu'on n'appelait pas encore la mondialisation. La France s'ouvrait aux vents du large, il fallait une vigie.
L'intuition était juste : en vingt ans, l'économie française s'est profondément transformée. Et l'investissement fut fécond : le CEPII a été une excellente vigie. Avec ses études, qui font référence, il a bien servi la réflexion collective ; au carrefour de l'administration économique et de la recherche, et au contact du monde des entreprises, il a joué un rôle important dans les progrès de notre appréhension de la mondialisation ; en plus d'une occasion, il a fait mûrir des idées nouvelles qui ont fait leur chemin dans la politique économique ; par ses recherches, et la diffusion qu'il leur a données, il a contribué à l'influence des idées françaises sur la scène européenne et internationale.
La mondialisation en question
En cette occasion une phrase, pourtant, me vient à l'esprit, celle de Paul Nizan : " j'avais vingt ans, je ne permettrai à personne de dire que c'est le plus bel âge de la vie ". Non, bien sûr, que je veuille l'appliquer au CEPII : je viens de dire tout le bien que je pense de lui, et j'ai d'ailleurs dans mon environnement immédiat deux de ses anciens directeurs, Christian Sautter et Jean Pisani-Ferry - sans compter un troisième Jean-Michel Charpin au Plan - qui veillent à ce que j'en pense du bien !
Mais parce que l'économie mondiale, elle, ne va pas bien. Et que les acquis de l'ouverture internationale sont aujourd'hui remis en question par les secousses successives que nous avons subies depuis un an. Plus d'un tiers de l'économie mondiale se trouve aujourd'hui en récession, souvent sans l'avoir mérité. Or lorsqu'après avoir subi un afflux de capitaux générateur de surchauffe et de frénésie immobilière, tel pays se voit brutalement plongé dans une dépression profonde, coupé de l'accès au marché international des capitaux, et contraint de faire appel à l'aide internationale, ou lorsqu'ailleurs une population entière fait face à la disette, quand on lui avait dit qu'économie de marché rimait avec prospérité, on peut à l'évidence comprendre que la révolte gronde. Dire cela n'est pas exonérer les dirigeants de ces pays des erreurs de politique économique qu'ils peuvent avoir commises. C'est simplement constater qu'entre la tolérance dont les marchés faisaient preuve hier à l'égard de politiques aventureuses et leur pusillanimité d'aujourd'hui, il n'y a pas de proportion.
Déjà certains, comme la Malaisie, ont fait le choix de tourner le dos à l'ouverture internationale. Et ailleurs, de nombreuses voix s'élèvent pour critiquer sans souci de distinction les incendiaires et les pompiers. Il ne faut pas nous le cacher : la mondialisation suscitait des réticences, à des degrés divers, mais partout dans le monde. Après les crises récentes, qui illustrent les dangers d'une libéralisation non maîtrisée, ces réticences vont nécessairement se renforcer. La libéralisation internationale, qui faisait l'objet d'un consentement tacite tant qu'elle s'accompagnait de croissance et semblait offrir des chances de développement, risque de se trouver contestée dans son principe dès lors que les perspectives se renversent. La crise actuelle constitue ainsi pour le système international un test politique particulièrement exigeant.
En France même, les appréhensions que suscite la mondialisation sont bien connues. Parmi les sociétés industrielles, la nôtre est en effet l'une de celles qui ont le plus de difficulté à l'affronter. Complexes nés d'un passé d'une grande puissance qui se verrait aujourd'hui contestée, peur d'être condamnés à jouer perdant dans un jeu dont les règles nous échappent, alarme face à la corrosion des solidarités qui, dans les années soixante ou soixante-dix, s'organisaient autour de la croissance, crainte qu'avec l'emprise des marchés, les gouvernants se trouvent privés des instruments de l'action publique : même si quantité d'entreprises françaises démontrent chaque jour qu'elles peuvent créer des emplois en restant compétitives, ce réflexe reste trop fréquent. Les événements récents ne peuvent, ici encore, que renforcer les appréhensions.
J'ajouterai enfin que si l'économie s'est mondialisée, la contestation de la mondialisation aussi. C'est une leçon et un héritage du débat sur l'AMI. Pour la première fois, une négociation internationale s'est déroulée sous la surveillance de groupes de citoyens actifs et informés, en particulier grâce au développement de l'Internet. Les textes en discussion ont été diffusés largement et presque instantanément. Les intervenants du débat public ont une expertise et une connaissance des textes et des enjeux souvent supérieurs, au moins en France, à celles des milieux professionnels. Il faudra en tenir compte. On ne négociera plus après l'AMI, comme avant l'AMI. D'une certaine manière, la défaite de l'AMI est une victoire de la mondialisation.
Quelles conclusions faut-il en tirer ? J'en retiendrai pour ma part trois. La première est que les crises récentes ne doivent pas nous faire oublier les bénéfices de l'ouverture commerciale et financière. L'ouverture aux échanges est un facteur fondamental de la diffusion des technologies et de l'efficacité productive, elle est donc un ingrédient essentiel de la croissance. C'est vrai pour une économie industrielle comme la France, dont tout atteste qu'en dépit des réticences qui ont, depuis le Marché commun, accompagné chacune des étapes de son ouverture, elle a globalement très bien réussi son insertion internationale. C'est vrai plus encore des économies émergentes, pour lesquelles l'ouverture reste le meilleur moyen de franchir à pas de géant les étapes du développement. De même, il faut dire très clairement que la circulation internationale des capitaux est nécessaire. Elle peut, elle doit, contribuer à la croissance dans les pays en développement à forts besoins d'investissement comme dans les pays développés et à fort taux d'épargne. Sur ces différents points, les travaux du CEPII sont d'ailleurs sans ambiguïté.
La seconde conclusion est que la mondialisation, et les débats qui l'entourent, sont pour la France une occasion d'affirmer sa spécificité. Non par un repli bougon sur elle-même, ou en cultivant la nostalgie d'un âge d'or. Mais en étant conforme à sa tradition, qui est de proposer et de construire. Depuis plusieurs siècles, la France est un grand acteur de la mondialisation des idées, et des principes de liberté et de justice. Elle a été une grande puissance mondiale, reste un acteur de tout premier plan, et a vocation à retrouver, avec l'Europe, un rôle conforme à sa tradition. Elle est de ces quelques nations qui ont une idée de ce que doit être l'organisation économique et politique du monde, et n'ont pas renoncé à la faire partager. Je crois donc que les responsables politiques de ce pays se doivent d'offrir à nos partenaires une vision des régulations internationales qu'il faut mettre en place pour maîtriser la mondialisation, de proposer aux Français les éléments d'un contrat social régénéré, et de poser les principes d'une redéfinition des missions de l'État dans une économie beaucoup plus étroitement intégrée à l'espace mondial.
La troisième conclusion est précisément que la mondialisation doit être organisée et maîtrisée. La crise actuelle vient nous rappeler qu'aucun marché ne fonctionne bien sans règles et sans institutions. Ainsi que je l'ai dit lors de la réunion du comité intérimaire du FMI, il y a quelques semaines à Washington, l'alternative est claire. Si nous savons faire évoluer les règles et réformer les institutions de notre économie mondialisée, nous créerons un cadre solide pour la croissance. Si nous échouons à le faire, et à faire ainsi fonctionner les marchés au bénéfice du développement, nous créerons les conditions d'un rejet d'une libéralisation perçue comme porteuse d'instabilité. C'est dans cet esprit qu'il y a dix-huit mois le gouvernement de Lionel Jospin a pris, en matière européenne, une initiative sur la coordination des politiques économiques. C'est dans cet esprit qu'il a pris, il y a un mois, une initiative en faveur d'un nouveau Bretton Woods. Le parallèle n'est d'ailleurs pas fortuit : mettre en place les régulations dont l'économie mondiale a besoin est, par son ambition et son enjeu, une tâche comparable à la construction européenne.
Les chantiers de la mondialisation
J'en viens aux grands chantiers auxquels nous devons nous consacrer pour réussir cette mondialisation. J'en distinguerai quatre. Trois sont classiques : les échanges, les financements, les changes. J'en ajouterai un quatrième, qui l'est moins : la gestion de l'environnement global.
En matière de commerce et d'investissement, l'AMI auquel je faisais allusion à l'instant marque sans doute la fin d'une époque : celle du démantèlement des protectionnismes, de ce que certains économistes ont appelé shallow intégration, l'intégration de surface, dont il faut bien considérer qu'elle est pour l'essentiel achevée. Scories mises à part, le débat n'oppose plus guère protectionnistes et partisans de la libéralisation. Il porte sur les modalités de la deep intégration, l'intégration profonde, c'est à dire sur les conditions de la concurrence, les droits et les devoirs des Etats et des entreprises, la gouvernance des institutions internationales, la place des citoyens dans le processus de mondialisation. Il porte aussi sur la montée des inégalités et des insécurités qui accompagne le processus de mondialisation. Il faut rendre ce débat positif, agir pour que la mondialisation et les règles internationales qu'il faut mettre en place ne se réduisent pas à un mouvement d'allégement des contraintes et des incertitudes pesant sur les entreprises. Ce mouvement a une dimension humaine, sociale et environnementale. Il faut les prendre en compte : ce sera l'enjeu des prochaines négociations multilatérales.
En matière financière, la question qui nous est posée est au fond simple. Contrairement à ce que croient beaucoup de nos concitoyens, la finance n'est pas un jeu de hasard. C'est une activité essentielle pour le développement, qui doit être organisée en sorte que dans un espace aussi vaste que possible, l'épargne soit allouée aux meilleurs usages productifs. Le bilan que nous pouvons dresser de la globalisation financière est à cet égard décevant : la vérité est que nous n'avons pas su créer les conditions d'une allocation internationale efficace, alors même que nos baby-boomers vieillissant et la jeunesse des pays en développement y ont dans le long terme un intérêt partagé. A la suite de la crise asiatique, une intense réflexion internationale s'est engagée, à laquelle j'ai contribué en présentant le 23 septembre un mémorandum au nom du gouvernement français. La liste des problèmes est bien connue, elle évoque l'index d'un manuel d'économie : asymétries d'informations, aversion pour le risque, aléa moral, prêteur en dernier ressort.... Ces problèmes sont réels et complexes, ils doivent être évalués de manière exhaustive, mais ils ne doivent pas nous arrêter. Je crois en effet qu'après tant d'années où le dogmatisme libéral tenait lieu de réflexion, la crise nous offre paradoxalement une occasion exceptionnelle de répondre concrètement aux défis que pose la construction d'un ordre financier international. Le chantier est ouvert, je m'attacherai à ce qu'avec nos partenaires du G7, comme avec l'ensemble de la communauté internationale, nous puissions prochainement aboutir à des décisions effectives : nous attendons en particulier beaucoup de la mission de H. Tietmeyer sur la supervision des banques et hedge-funds.
La question monétaire a sans doute été un peu négligée dans les réflexions internationales qui se sont engagées après la crise asiatique. Elle est pourtant essentielle, tant entre les pays industriels que pour les pays émergents, et la France est par tradition très attentive à cette dimension. Après des années au cours desquelles la construction monétaire européenne a mobilisé toute nos énergies, le temps est venu de remettre sur le métier l'organisation monétaire internationale. Non, bien sûr, qu'il faille imaginer qu'une fois faite, l'union monétaire se transposera ipso facto au niveau global. Mais pour deux raisons très immédiates.
La première est qu'avec l'apparition de l'euro, les relations monétaires internationales devront trouver un nouvel équilibre. Ce que sera cet équilibre, je ne le sais pas exactement. Je ne doute pas qu'à terme, il se caractérisera par un certain partage des fonctions de la monnaie internationale entre le dollar et l'euro, peut être aussi d'autres monnaies, mais je ne peux dire si les taux de change seront alors plus ou moins volatils. Ce que je sais en revanche est que la transition vers ce nouvel équilibre devra être organisée, parce qu'elle sera en elle-même un facteur de volatilité des monnaies, et que la zone euro ne pourra se désintéresser de son taux de change. C'est pourquoi je crois essentiel que les ministres des Finances de la zone euro décident rapidement des modalités de la représentation externe de la zone, et qu'ils se mettent en état d'activer si besoin les dispositions du traité relatives à la politique de change. Les nouveaux dirigeants allemands, et notamment Oskar Lafontaine, ont récemment indiqué qu'ils partageaient cette préoccupation. Je m'en réjouis et j'y vois le gage d'un partenariat franco-allemand sur la question de la politique de change de l'euro. Le premier point d'application de la refondation d'un système monétaire international, c'est en effet aujourd'hui la gestion ordonnée de la parité euro-dollar : il appartient aux gouvernements, dont la responsabilité en la matière est prévue par l'article 109 du traité de Maastricht, et aux banques centrales, des deux côtés de l'Atlantique, de gérer la politique économique et la politique monétaire en conséquence. Notre priorité, à brève échéance, doit être de garantir que la naissance de l'euro se fera dans un contexte de stabilité monétaire internationale.
La seconde est que les politiques de change des pays émergents ont été mises en cause par la crise. Longtemps, l'accrochage au dollar est apparu comme la solution la plus simple, et depuis quelques années, beaucoup de pays avaient privilégié des stratégies d'ancrage nominal. La crise vient mettre en cause ces certitudes. Elle invite à une réflexion internationale sur les stratégies de change des pays émergents, dans un contexte qui sera transformé par l'apparition de l'euro. Pour les pays fortement intégrés à l'espace européen, a fortiori pour ceux qui ont vocation à s'y fondre, l'euro constituera une référence naturelle, et nous avons nous-mêmes intérêt à étendre la zone de stabilité monétaire européenne en facilitant un accrochage à l'euro des pays qui commercent beaucoup avec nous, à commencer par les pays d'Europe centrale. Il appartiendra à chaque pays de déterminer, en fonction de sa situation, le degré de flexibilité qu'il souhaite conserver vis-à-vis de l'euro. Il reviendra aux autorités européennes de fixer les modalités précises de leur coopération avec ces pays. Enfin d'autres pays, dont la structure d'échange est diversifiée, pourront trouver intérêt à prendre comme référence un panier de monnaies dont l'euro ferait naturellement partie.
Je voudrais enfin évoquer la question de l'environnement, parce qu'elle me paraît symboliser beaucoup des problèmes qui se posent à l'économie internationale d'aujourd'hui. La limitation des émissions de gaz à effet de serre est un problème planétaire, l'exemple même de ceux qui appellent une forte coordination internationale parce qu'ils mettent fortement en jeu des externalités. Les solutions esquissées à Kyoto, qui vont dans quelques jours faire l'objet de négociations à Buenos Aires, peuvent être discutées sur tel ou tel point. Leur mise en uvre effective n'est pas encore acquise. Elles n'en représentent pas moins un progrès important dans la prise en compte des contraintes globales et leur décentralisation auprès des Etats et des agents économiques par le jeu des quotas et des mécanismes de flexibilité. Ce qui se joue dans cette négociation est double : c'est d'abord la mise en place d'une régulation internationale contraignante, nécessaire au bien commun. C'est ensuite l'utilisation de mécanismes de marché, les permis négociables, pour assurer une allocation efficace des efforts. En quelque sorte, il s'agit d'instituer un marché - celui des permis - pour pallier la déficience d'un autre - celui des effets de nos actions sur les générations futures. L'ambition de l'exercice est grande, considérable même. Les problèmes sont multiples. Mais l'enjeu est formidable : si nous réussissons, la communauté internationale aura montré qu'elle est capable de coopérer et qu'elle sait utiliser des instruments de marché pour pallier les déficiences du laisser-faire.
Si j'ai choisi d'évoquer devant vous ces défis et ces chantiers, c'est qu'ils dominent les préoccupations internationales des responsables de la politique économique. Mais c'est aussi parce qu'ils concernent les organismes de recherche comme le CEPII. En ces matières, il importe que l'action puisse s'appuyer sur une réflexion approfondie, étayée par les résultats d'une recherche économique au meilleur niveau international. Qu'il s'agisse de négociations commerciales, d'architecture financière, de régulation des changes ou d'environnement, la vieille opposition entre étude et décision n'est plus de saison. Pour être entendus de leurs partenaires, pour formuler des propositions pertinentes, ceux qu'on appelle les décideurs ont besoin de travailler avec ceux qu'on appelle les chercheurs. Ce n'est pas exactement la tradition française, bien que la recherche économique y soit publique. Mais le parcours du CEPII rappelle qu'on peut changer les traditions, et en créer de nouvelles. Cela requiert des efforts de part et d'autre : un effort d'écoute des décideurs ; un effort de qualité et d'ouverture aux préoccupations nouvelles de la part des chercheurs. Mais c'est indispensable. Je souhaite évidemment qu'au cours des vingt prochaines années l'économie mondiale soit un long fleuve tranquille. Mais je suis certain que ce ne sera pas le cas. C'est pourquoi nous aurons besoin du CEPII.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 31 juillet 2002)