Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec "Le Journal du dimanche" du 13 juin 2004, sur la crise en Irak et les relations franco-américaines.

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

Il faut mettre nos relations avec les États-Unis en perspective. Celle de l'histoire et de l'avenir, celle de deux pays qui ne se sont jamais fait la guerre, qui sont amis et alliés depuis le début et pour toujours. C'est le plus important, le plus durable. Cette amitié est indéfectible, et cette alliance, pour autant qu'elle ne signifie pas allégeance, est également durable, même si elle doit être constamment rénovée et sans doute rééquilibrée entre Européens et Américains. S'agissant de l'Irak, depuis la fin du conflit ouvert nous avons agi et plaidé pour qu'il soit gouverné par les Irakiens dans une pleine souveraineté, pour que la communauté internationale retrouve son unité dans le cadre du droit international fixé par les Nations unies, et enfin pour préparer la reconstruction politique et économique de ce pays. Sur ces trois sujets, il y a de vraies avancées dans la dernière résolution. Naturellement, celle-ci n'est pas tombée du ciel. Elle a fait l'objet d'un vrai dialogue entre nous bien sûr, mais aussi avec nos partenaires européens et les autres membres du Conseil de sécurité. C'était sans doute la première fois dans cette crise irakienne. Voilà pourquoi il y a eu cinq versions différentes et successives du texte, au terme desquelles, en même temps que se mettait en place le nouveau gouvernement irakien, les points auxquels nous tenions ont été inscrits.
Q - Comme par exemple ?
R - Le transfert de tous les pouvoirs au nouveau gouvernement, à la seule exception de la sécurité qui est confiée pour un certain temps à la force multinationale. C'est vrai que nous avions souhaité aller plus loin et proposé que les opérations militaires les plus importantes de la force multinationale soient soumises à l'accord des Irakiens. Tony Blair avait même évoqué un droit de veto. Sans aller jusque là, les Américains ont fait un pas dans ce sens. Nous en sommes restés là, en espérant qu'on tiendra compte du sentiment des Irakiens. Deuxième point où nous avons fait bouger les lignes : la définition d'un processus politique avec des élections générales en janvier 2005, et la date du 31 décembre 2005, pour l'adoption d'une nouvelle Constitution. Donc, s'agissant de la souveraineté effective, crédible, sincère, nous avons obtenu satisfaction. Maintenant que ce cadre est fixé, observons l'évolution de la situation sur le terrain et restons vigilants.
Q - Sur les dividendes pétroliers de l'Irak, la France avait des exigences précises, ont-elles été satisfaites ?
R - Avec cette nouvelle résolution, le gouvernement irakien retrouve la responsabilité sur ses ressources naturelles. Comme d'autres pays en transition ou en reconstruction, il travaillera sous le contrôle ou dans le cadre d'un appui des organisations internationales. Quant au contrôle et à la gestion de ses ressources comme des autres secteurs de l'économie, le gouvernement irakien sera réellement responsable et souverain.
Q - Sur d'autres questions, comme un possible rôle attribué à l'Otan en revanche, là, Paris et Washington divergent toujours.
R - Au moment où est consacrée la souveraineté de ce gouvernement, ce ne serait pas un bon signal que l'OTAN vienne sur le terrain afficher son drapeau. Ni pour l'Irak, ni pour cette région. Ce serait même contradictoire avec le processus de restauration de la souveraineté irakienne.
Q - Vous avez donc globalement l'impression que les rapports sont meilleurs ?
R - Depuis un an ou deux, sur tous ces sujets, les Américains comprennent mieux que nous voulons contribuer au débat en cours et que c'est de l'intérêt de tous de privilégier le dialogue. Il en est de même pour ce conflit autrement tragique entre Israéliens et Palestiniens, qui menace d'emporter la stabilité de cette région et du monde entier. Au-delà, les États-Unis doivent comprendre ce que nous faisons en Europe : quelle que soit la difficulté de travailler à vingt-cinq nations, les Européens vont avoir envie et besoin de s'organiser pour être ensemble un acteur politique global. Ce sont les outils de cette future puissance que nous avons inscrits dans la Constitution européenne. Mon sentiment est que les Européens vont avoir davantage confiance en eux-mêmes pour faire de la politique ensemble. Ils vont le faire, à la fois par la volonté d'un certain nombre de leurs dirigeants mais aussi sous la nécessité qu'impose le monde instable et dangereux où nous vivons. Qu'on le veuille ou non, l'Europe va s'organiser pour sa propre sécurité et pour peser de tout son poids dans la nouvelle organisation du monde. Il est de notre intérêt à tous, Américains compris, qu'il n'y ait pas une seule superpuissance dans le monde. Je veux faire le pari de la confiance des Européens en eux-mêmes, et celle des Américains à l'égard de l'Europe.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 juin 2004)