Déclaration de M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, sur les missions des diverses politiques agricoles, les négociations internationales dans le cadre de l'OMC, sur les politiques publiques d'aide aux pays en voie de développement, Paris le 7 octobre 2004.

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Circonstance : Colloque "Mondialisation : quelles politiques agricoles" à Paris le 7 octobre 2004

Texte intégral

Monsieur le Directeur Général,
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Madame et Messieurs les ministres,
Madame et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs,
Tout d'abord, merci, Monsieur le Président, d'avoir ainsi mis l'agriculture à l'honneur en organisant aujourd'hui un colloque abordant, sans complaisance ni raccourcis, ce que vous me permettrez d'appeler la question agricole.
En prenant mes fonctions il y a maintenant 2 ans et demi, j'ai été frappé de constater à quel point des univers aussi interdépendants que l'agriculture, la mondialisation et la pauvreté étaient, dans la pratique, des sujets cloisonnés et combien était manifeste l'absence de coopération des acteurs et des organisations internationales compétents.
Les trois thèmes de discussion que vous avez choisis : des politiques agricoles, pour quoi faire ; les effets des négociations engagées dans le cadre de l'OMC ; les pays en développement ; résument exactement les différents aspects de la réflexion qu'il reste à conduire dans la société internationale, et à laquelle vous contribuez très utilement.
L'agriculture sert à nourrir les hommes. Elle sert aussi à occuper et entretenir l'espace, dans toutes les dimensions sociales, territoriales et environnementales que cela comporte. Du fait de cette double vocation, elle ne peut s'en remettre au seul fonctionnement du marché.
La politique agricole, ce n'est pas l'antithèse du marché, c'est l'affirmation de ses limites. Le marché est indispensable pour encourager l'initiative, la recherche constante de la qualité et de la satisfaction du consommateur, l'utilisation appropriée des moyens de production. C'est un outil, ce n'est pas une fin en soi.
De la même manière, le commerce international est indispensable pour assurer une meilleure satisfaction des attentes des consommateurs, pour permettre une meilleure diffusion des productions, dans un équilibre offre demande sur les marchés locaux d'autant plus approximatif que la production agricole est particulièrement exposée aux aléas climatiques. Là encore, il s'agit d'un outil, et non d'une fin en soi.
Il faut donc en tirer les conséquences politiques dans les enceintes internationales compétentes, en particulier à l'OMC, où l'existence même des politiques agricoles est parfois implicitement remise en cause.
A l'échelle internationale, il existe un consensus quant à la nécessité de réduire la pauvreté et la faim dans le monde. C'est ce que l'on appelle l'objectif du millénaire. Car il y a encore aujourd'hui plus de 800 millions de personnes souffrant de malnutrition, dont 95 % dans les pays en développement et qui, pour les trois quarts, vivent en milieu rural. Certes, le nombre des mal nourris a baissé de 20 millions de personnes au cours des dix dernières années. Néanmoins, ce résultat encourageant dissimule mal des écarts considérables : alors que des progrès importants ont été effectués en Asie, la situation devient de plus en plus critique pour l'Afrique subsaharienne, où la malnutrition progresse de façon importante.
Quelles peuvent être les contributions respectives des politiques agricoles, des politiques commerciales, des politiques de développement, mais aussi des politiques internes aux pays, pour atteindre l'objectif du millénaire ?
Le bilan des vingt dernières années est sans appel : de nombreuses politiques agricoles stabilisant les prix et les revenus dans les pays en développement ont été démantelées, notamment en Afrique, ; le plus souvent, les inégalités internes aux pays, notamment dans l'accès à l'éducation, au crédit, au foncier, aux infrastructures, ont perduré ou se sont accrues ; l'excessive spécialisation sur quelques productions à l'exportation, y compris sur des produits pour lesquels le Nord ne peut être taxé de concurrence déloyale (café, cacao), s'est révélée redoutable pour les pays qui y ont eu recours, dans le contexte d'une concurrence croissante entre pays du Sud sur le plan de la production et d'une demande mondiale en stagnation.
En matière de politiques commerciales, donc, le développement du commerce international ne garantit nullement, en soi, la réduction de la pauvreté. Ce qui était vrai en Irlande au milieu du 19e siècle, demeure vrai dans un pays comme le Brésil, où coexistent une puissante agriculture exportatrice et une population de plus de 20 millions de personnes sous-alimentées, notamment en milieu rural.
Cela pose d'ailleurs la question de la lutte contre les inégalités dans l'action des organisations internationales. De mon point de vue, les politiques agricoles doivent être au point de départ de la lutte contre la malnutrition dans les pays en développement. Les gouvernements de ces pays doivent être encouragés et soutenus dans la définition et la conduite de politiques agricoles fortes, à un échelon national ou régional, permettant tout à la fois d'assurer la sécurité des approvisionnements dans le respect des préférences alimentaires et de stabiliser les populations en milieu rural. C'est tout le sens de l'action que mène et doit continuer de mener la FAO avec l'appui des institutions de Bretton Woods, dont le degré actuel de coordination avec la FAO est sans doute perfectible.
Il faut donc encourager le développement des cultures vivrières et l'adoption de politiques commerciales cohérentes, passant, si nécessaire, par des phases de protection du marché intérieur, comme l'a fait l'Europe lors de la mise en place de la politique agricole commune.
Les politiques d'aide publique au développement doivent permettre de surmonter les divers obstacles à la mise en uvre de telles politiques : insuffisance des infrastructures, de l'accès au crédit (notamment par l'intervention du micro-crédit, qui présente une très grande utilité dans le secteur agricole), de la formation, de la gestion des services publics, notamment dans le domaine vétérinaire. Ces politiques doivent également se préoccuper de la stabilisation des prix des produits de base, conformément à la proposition présentée l'an dernier par le président de la République lors du sommet Afrique-France, puis lors du Sommet du G 8 d'Evian.
L'OMC, quant à elle, doit contribuer à cet effort collectif, et ce dans deux directions.
Elle doit, tout d'abord, reconnaître la légitimité des politiques agricoles, en posant notamment que la libéralisation totale des échanges dans ce secteur ne constitue pas un objectif, même à très long terme.
Elle doit ensuite prendre acte des différences considérables qui existent entre les pays selon leur degré de développement, et accepter une plus grande différenciation entre trois ensembles :
- les pays développés, dont l'objectif prioritaire est de faire régner les conditions d'une concurrence équitable, entre eux et vis-à-vis du monde en développement. La mission de l'OMC n'est pas de conduire à l'extinction progressive des aides, mais à leur réorientation vers des formes qui limitent les distorsions de concurrence ;
- les pays émergents, qui ont besoin de s'insérer davantage dans le commerce international, et doivent pour cela disposer d'un meilleur accès au marché, à la fois dans les pays du Nord et entre eux ;
- les pays en développement vraiment pauvres, qui ne sont pas encore en mesure de tirer véritablement parti de l'échange international, et qui doivent voir reconnu leur droit de protéger leur agriculture, au moins pendant la phase de décollage, ainsi que le bénéfice de préférences commerciales spécifiques, dans les pays du Nord comme dans les pays émergents. Ces préférences doivent être juridiquement consacrées par les textes de l'OMC, au lieu d'être constamment battues en brèche, comme c'est le cas actuellement.
Je constate d'ailleurs avec un grand intérêt l'évolution de la réflexion économique sur l'impact des préférences sur le commerce et le développement.
Alors que la doctrine dominante dans les institutions de Bretton Woods voit dans les préférences commerciales des mécanismes enfermant les pays pauvres dans une spécialisation artificielle ? tandis que la libéralisation générale est parée de tous les avantages ? les travaux d'économistes français montrent que les préférences peuvent constituer un instrument utile et pertinent pour le développement des pays pauvres,.
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Je ne voudrais pas conclure mon propos sans une remarque sur l'organisation de la société internationale. La spécialisation des organisations est inévitable. Tout aussi inévitable est la juxtaposition d'organisations sectorielles -l'union postale universelle, l'organisation internationale de l'aviation civile, mais aussi l'organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture - et d'organisations thématiques, telles que l'organisation mondiale du commerce, l'organisation mondiale de la propriété intellectuelle ou la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement.
Par la force des choses, les décisions des unes ont des conséquences sur l'action des autres. Il n'y a là rien d'étonnant, ni de critiquable. Cela invite simplement à une coordination étroite entre ces organisations.
En revanche, il est de notre responsabilité collective de veiller à ce qu'une de ces organisations ne s'approprie pas de facto un sujet pour lequel elle n'a qu'une compétence partielle.
L'existence à l'OMC d'un règlement contraignant des différends, l'ampleur des enjeux commerciaux dans de nombreux secteurs, la plus grande facilité à équilibrer des intérêts plutôt qu'à concilier les valeurs, la maturité nécessaire pour gérer internationalement un bien collectif, font que nous devons rester vigilants face au risque d'une trop grande emprise de cette organisation.
C'est d'ailleurs ce que le bon sens commande : l'OMC serait-elle en mesure d'assumer des arbitrages sur des sujets de société comme l'environnement ou la santé, sous prétexte que ces sujets ont aussi une dimension commerciale ?
Plus qu'à une difficulté liée à la hiérarchie des normes internationales, dont la Cour internationale de justice de La Haye reste l'arbitre en dernier recours, nous pouvons être exposés au risque que l'OMC soit un jour victime de son succès et qu'elle se trouve confrontée au choix impossible entre la légitimité et la puissance.
Les antidotes existent. Elles ne sont sans doute pas assez spectaculaires pour retenir l'attention du plus grand nombre. C'est le renforcement de la société internationale, par la création d'organisations internationales fortes dans des domaines où elles manquent cruellement - je fais référence à l'environnement -, par une coordination plus étroite entre ces différentes enceintes et par une prise de conscience des pays les plus industrialisés que le développement du commerce international ne saurait désormais constituer une raison valable pour abandonner le terrain de l'aide publique au développement.
De ce point de vue, l'initiative récemment présentée par le président de la République en faveur du financement du développement, à partir de l'excellent rapport de Jean-Pierre Landau, représente une étape nécessaire sur la voie de la réalisation des objectifs du millénaire.
Je vous remercie.
(Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 8 octobre 2004)