Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Europe 1 le 24 septembre 2004, sur la position du commissaire européen sur l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne et sur son souhait d'une consultation à ce sujet.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Dans le débat sur la Turquie dans l'Europe, c'est la phrase-clé du jour : le commissaire européen en charge de l'Elargissement dit qu'il n'y a plus d'obstacles. Quel est votre sentiment ?
R- Premièrement, il faut voir que ce n'est pas une décision, parce que ce n'est pas au commissaire européen de prendre la décision. La décision se prendra en deux étapes : le 6 octobre - c'est très bientôt -, la Commission européenne, dans son ensemble, collégialement, décidera de donner un avis favorable à l'ouverture des négociations ou pas. Et il y a beaucoup de discussions et de tensions à l'intérieur de la Commission. Plusieurs commissaires ont dit qu'ils étaient pour, qu'ils ont réfléchi et que maintenant ils sont réservés, prudents, qu'il y a tout de même des risques importants dans la décision qui va être prise. Et puis la décision définitive, c'est le 17 décembre, où le Conseil des chefs d'Etat et de Gouvernement va faire son choix. Or cette décision du 17 décembre ne peut se prendre qu'à l'unanimité. Cela veut dire que chacun des chefs d'Etat et de Gouvernement, et en particulier le président de la République française, va détenir la clé de cette décision, qui est si importante et, je crois, si risquée pour l'avenir. Voilà donc le calendrier.
Q- Avant d'en venir aux risques sur l'avenir, on a concrètement vu, là, que l'Europe faisait progresser la liberté en Turquie. Un nouveau code pénal va réprimer la torture, mieux protéger les minorités et l'Europe a réussi à écarter cette criminalisation de l'adultère.
R- Cela est vrai naturellement, mais la véritable question, c'est de savoir pourquoi il y a tellement de tensions entre la société turque et les sociétés européennes. Quelle est la demande profonde que la société turque exprime aujourd'hui et qui fait que son Premier ministre ou sa majorité ou son Gouvernement sont obligés de proposer des mesures contre lesquelles il faut se battre à ce point ? Eh bien, si l'on y réfléchit, on verra qu'il y a là le choc de deux cultures, radicalement différentes l'une de l'autre. Et pour en venir aux risques, ce que craignent ceux qui, comme moi, sont réservés ou opposés à l'adhésion de la Turquie, c'est que le choc de ces deux cultures fassent en réalité éclater l'Europe. Et que cette Europe qui a tellement besoin d'unité pour pouvoir s'exprimer sur la scène du monde, qu'elle soit en réalité devenue paralysée, impuissante, faute d'identité et faute de volonté. Parce que derrière tout cela, il y a naturellement une grande ombre que tout le monde voit : c'est le choix des Etats-Unis, qui souhaitent - on ne peut pas leur reprocher absolument - que l'Europe existe le moins possible et qui sont donc - on l'a vu avec le Président Bush - des acteurs décidés, déterminés, de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Je crois que la Turquie est un grand voisin, que nous avons beaucoup à faire ensemble. Qu'il soit un accord privilégié entre l'Europe et la Turquie, mais que pour autant, nous ne pouvons pas admettre la Turquie au sein de l'Europe, parce que nous allons changer la nature de l'Europe.
Q- Le problème est que des citoyens qui, aujourd'hui, sont d'accord avec vous, pensent que jamais ils n'auront à se prononcer sur cette décision. Et ils peuvent donc penser que la seule manière de bloquer ce processus en cours, c'est de dire "non" à la Constitution européenne.
R- C'est un problème - vous avez parfaitement raison de le dire - qui menace l'issue du référendum. Et c'est la raison pour laquelle, pour vider ce problème et éviter ce risque, l'UDF demande qu'avant que le président de la République exprime la décision de la France, que le Gouvernement vienne devant l'Assemblée nationale, accepte un débat suivi d'un vote, pour que les Français, par leurs représentants, puissent exposer les problèmes et dire leurs mots, de manière que cette décision ne se prenne pas derrière leur dos, sans qu'on leur dise, en leur nom - car c'est une décision qui engage profondément leur avenir... Je pense que les citoyens français ont envie d'exprimer deux choses : d'une part, naturellement, ils respectent la Turquie, c'est un grand Etat ; et d'autre part, ils considèrent à juste titre, avec beaucoup d'arguments fondés, que la Turquie n'est pas européenne et que l'Europe doit être européenne. Si l'Europe n'est pas européenne, elle ne sera pas tout à fait l'Europe, et donc, il y a en effet de grands risques.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 27 septembre 2004)