Déclaration de M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur, sur les efforts de la France en faveur de l'évolution des politiques commerciales au service du développement des pays les plus pauvres, Paris le 3 juin 2004.

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Circonstance : Séminaire "Commerce et développement" au Haut conseil de la coopération internationale à Paris le 3 juin 2004

Texte intégral

C'est avec plaisir que je me retrouve parmi vous aujourd'hui, pour l'ouverture du séminaire annuel du Haut conseil de la coopération internationale. Le thème de cette année, "Commerce et développement", me tient particulièrement à coeur. Je suis en effet responsable pour la France des négociations commerciales, notamment multilatérales, en ma qualité de ministre délégué au Commerce extérieur. C'est à ce titre que, depuis deux ans, je m'efforce d'agir pour mieux mettre le commerce au service du développement. Ce sont mes réflexions dans ce domaine que je vais m'efforcer de synthétiser devant vous.
1 - La France et l'Europe ont une tradition de politique commerciale au service du développement
L'aide au développement constitue traditionnellement un axe prioritaire des gouvernements français. Notre proximité géographique, culturelle et traditionnelle avec de nombreux pays en développement nous donne, plus qu'à d'autres pays dans le monde, une véritable responsabilité dans ce domaine. A l'instigation du Président de la République, la France est redevenue le premier donateur rapporté à sa richesse parmi les pays de l'OCDE. Elle est, au-delà des chiffres, une force de proposition sur les financements innovants du développement, comme l'a démontré il y a deux mois le séminaire international organisé ici même.
Le développement est donc une dimension essentielle de notre politique extérieure. Nous y défendons une "vision" du monde : en faveur de plus de justice et d'équité dans les relations internationales. En faveur aussi d'une "gouvernance mondiale" qui progresse mais reste à parachever.
Le commerce constitue également dans la tradition française non seulement un moyen d'enrichissement et de croissance, mais aussi un instrument efficace au service du développement : c'est en cela une véritable politique. Elle doit apporter sa contribution à la "vision" mondiale que nous défendons. Notre puissance exportatrice - la France est le quatrième exportateur mondial de services, le cinquième de marchandises industrielles, le quatrième importateur de marchandises et le cinquième de services - nous permet de jouer depuis longtemps un rôle actif à Bruxelles pour mettre pleinement la politique commerciale au service du développement.
C'est d'ailleurs largement sous l'impulsion française que l'Europe a démontré que le commerce pouvait devenir un instrument dans les politiques de développement. Dans les années 60, l'Europe a ainsi créé le premier système de préférences généralisées, qui réserve des avantages douaniers particuliers aux pays en développement ; et elle a conclu la première convention de Lomé, au bénéfice des pays d'Afrique Caraïbe Pacifique, qui visait à favoriser leur insertion dans les échanges internationaux.
L'intégration du commerce dans le développement a ainsi été pratiquée activement par l'Europe. Aujourd'hui, les Européens sont les premiers importateurs mondiaux de produits des pays en développement. Le total de ce que nous importons en provenance de ces pays est supérieur à la somme des importations en provenance de ces mêmes pays réalisées par les Etats-Unis, le Japon, le Canada et l'Australie. Seule au monde, l'Europe a décidé de supprimer tous ses droits de douane et limitations quantitatives aux importations des pays les plus pauvres.
Cette mesure a immédiatement produit des effets : en 2002, entrée en vigueur de la mesure, les importations de l'Europe en provenance des PMA ont augmenté de 6 % par rapport à 2001, soit deux fois plus vite que les importations totales de l'Europe. Dans le même temps, les importations américaines en provenance des PMA reculaient de 4 %. Et leurs importations en provenance des pays bénéficiant de leur programme spécial AGOA, imitation tempérée de la mesure européenne, baissaient de 20 %.
2 - Dans le débat mondial, c'est plutôt le développement qui a été mis au service du commerce...
En dépit de ces résultats visibles atteints par l'Europe, le débat mondial auquel je participe à l'OMC demeure profondément marqué par la primauté de l'échange sur toute autre considération. Le commerce reste avant tout regardé comme un moyen de se procurer la prospérité économique. L'accroissement du commerce mondial doit rendre plus riches ceux qui commercent. Par une facilité de raisonnement, la libéralisation des échanges devient la panacée du développement. La doxa des pays riches se résume dans la fameuse formule : "trade not aid". Et plusieurs pays à l'intérieur même de l'Europe se rallient volontiers à cette formule.
Les pays développés se donnent ainsi bonne conscience. En réalité, le commerce reste encore aujourd'hui une chasse gardée des pays les plus riches : un nombre restreint réalise l'essentiel des échanges et négocie des libéralisations progressives des échanges. Cela aboutit à des accords multilatéraux particulièrement protecteurs des intérêts de leurs entreprises. Beaucoup d'économistes, par exemple, font une évaluation très critique de l'accord sur la propriété intellectuelle, l'accord ADPIC (accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), conclu en 1994 : ils jugent cet accord très déséquilibré au détriment des pays en développement. C'est ce qui a d'ailleurs conduit à sa remise en cause majeure à Doha. Les pays pauvres, confrontés à de graves épidémies, risquaient de ne plus pouvoir se fournir en médicaments en raison du coût des brevets. Une prise de conscience internationale, à laquelle la France a pris une part active, s'est heureusement faite devant la gravité du problème, et a permis de dégager un accord satisfaisant.
Le commerce international continue cependant à laisser peu de place aux pays en développement. Le total du commerce extérieur du continent africain, si l'on en retire celui du Maghreb et de l'Afrique du Sud, est équivalent à celui de la Finlande, soit 0,8 % des échanges mondiaux ! Loin de s'améliorer, la place de l'Afrique dans le commerce mondial n'a cessé de se dégrader, passant de 3,3 % du commerce mondial en 1980 à 1,6 % en 2000.
Face à ce constat, on est tenté de s'interroger : le commerce est-il au service du développement, ou n'est-ce pas plutôt le développement qui est service du commerce, en servant de justification à la libéralisation des échanges ?
C'est la question que je me suis maintes fois posée en entendant notamment mes collègues australien et néo-zélandais appeler à la suppression des subventions agricoles et à une plus grande ouverture du marché agricole européen. Mon collègue australien était allé jusqu'à interpeller le gouvernement français dans un quotidien du soir par le titre accrocheur "l'Europe affame les pauvres". L'examen avait en réalité montré qu'à la suite du précédent cycle de l'OMC, toutes les parts de marché mondiales agricoles dont l'Europe s'était retirée avait été gagnées par les grands exportateurs du groupe de Cairns, notamment par l'Australie et la Nouvelle-Zélande ! L'Afrique n'y a rien gagné, au contraire.
L'actualité des négociations internationales impose une meilleure prise en compte du développement par les pays développés.
L'insuffisante prise en compte des questions de développement à l'OMC, combinée avec l'entrée massive de ces pays dans l'organisation (aujourd'hui ils y sont très majoritaires : plus d'une centaine sur 148 membres) a conduit à plusieurs bouleversements majeurs dans le débat commercial international en l'espace de cinq ans :
* un résultat négatif, l'échec de Seattle, provoqué par la menace américaine de sanctions contre les pays qui ne respecteraient pas les normes fondamentales du travail ; la question des conditions de travail est alors sortie du champ des négociations et restera pour longtemps en dehors ;
* le lancement d'un cycle à Doha explicitement consacré au développement ;
* un accord, celui sur les médicaments dont j'ai déjà parlé. Il manifeste, par une exception éclatante, la capacité de la communauté internationale à dépasser le débat commercial pour élaborer une règle d'intérêt général mondial ;
* l'émergence de la voix africaine, avec la revendication des pays producteurs de coton qui a largement contribué à l'échec de Cancun ;
* et l'apparition des pays émergents, le G20, comme force politique majeure dans la négociation, avec des revendications spécifiques.
Dans ce tableau profondément bouleversé, la France n'a cessé de développer une vision politique au service du développement, et de faire des propositions.
a) Tout d'abord, la France n'a jamais cessé d'appeler à l'instauration de règles internationales pour accompagner la libéralisation commerciale. Notre expérience réussie de la construction européenne nous imprègne ici : nous avons pu vérifier que la libéralisation n'est vraiment profitable que si elle s'accompagne de politiques communes. A l'OMC, ces politiques communes devraient, selon nous, prendre la forme d'un accord sur l'investissement, pour encourager les investisseurs à s'établir dans les pays en développement, ou d'un accord sur la concurrence, pour empêchant les pratiques excessivement prédatrices des multinationales, ou encore d'un accord sur la transparence des marchés publics ou la facilitation des échanges. On retrouve là tous les thèmes de négociation dits de Singapour. Je suis convaincu de la nécessité, à terme, de parvenir à des accords dans ces différents domaines, au-delà des péripéties du cycle en cours.
b) De plus, lors du G8 d'Evian, le Président de la République a proposé que la politique commerciale concentre son effort de développement sur l'Afrique. Une récente étude de la banque mondiale nous confirme que c'est ce continent qui concentrera la pauvreté au XXIème siècle.
Le Président de la République a proposé dans ce cadre la suppression de toutes les formes de subventions à l'exportation des produits agricoles intéressant les pays en développement. Cette proposition a d'ailleurs été reprise par l'Europe. Elle est maintenant sur la table de négociation de l'OMC et du G8. Nous espérons qu'elle sera rejointe par les autres pays développés. L'enjeu est important : face aux 3 milliards de restitutions européennes, il y a aussi 3 milliards de crédit à l'exportation agricole américain dont on ne parle jamais alors qu'ils ont un effet identique aux restitutions. Il y a aussi l'aide alimentaire américaine en nature, et les entreprises commerciales d'Etat du Canada, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Tout cela doit être mis sur le même pied et traité parallèlement. C'est une condition importante pour que les pays en développement tirent réellement bénéfice des suppressions de subventions.
c) Ensuite, nous avons mis en évidence que les règles de l'OMC ne permettent pas de traiter les pays en développement de manière différenciée. Une simple libéralisation, par exemple sous la forme d'un accès aux marchés des pays les plus riches - y compris pour les produits agricoles - n'est pas une réponse satisfaisante. Les pays les plus pauvres ne peuvent y trouver leur compte face à des pays émergents économiquement et commercialement bien plus puissants. De plus, les réductions douanières générales aboutissent à réduire l'avantage particulier accordé par des pays riches aux pays les plus fragiles : c'est ce que l'on appelle l'érosion des préférences. C'est pourquoi la France a proposé que l'OMC prenne des dispositions particulières pour préserver ces avantages comparatifs, notamment en faveur de l'Afrique. Cette suggestion s'est traduite d'abord par un appel des pays émergents à s'ouvrir plus largement aux pays plus pauvres. Et aujourd'hui, la Commission européenne propose un cycle " gratuit " pour les pays du G90 ! Le débat est donc maintenant lancé à l'OMC.
d) Enfin, ce développement de l'économie que nous appelons de nos voeux doit également être durable, ne pas hypothéquer l'avenir. C'est pourquoi l'Europe s'est engagée fermement en faveur d'une plus grande prise en compte des questions environnementales. Il ne s'agit pas d'un protectionnisme déguisé, mais d'assumer des responsabilités pour l'avenir : "Nous n'héritons pas la terre de nos parents, nous l'empruntons à nos enfants" (Léopold Sedar Senghor).
e) Avec toutes ces propositions, nous sommes finalement assez loin des instruments que le cycle de Doha proposait initialement pour répondre aux besoins des pays en développement : une assistance technique et un traitement spécial et différencié très perfectibles. Le débat international sur rôle du commerce dans le développement évolue donc assez rapidement.
Les déclarations récentes du Président de la Banque mondiale et du directeur général de la CNUCED me semblent de ce point de vue significatifs. MM. Wolfensohn et Ricupero prennent en effet leurs distances avec le " consensus de Washington " pour laisser la place à plus de prudence dans le traitement du lien entre libéralisation des échanges et développement. La Cnuced critique ainsi l'extraversion trop précipitée des pays les plus pauvres. Le commerce international est certes un " outil essentiel " du développement, mais les liens entre l'un et l'autre ne sont "ni simples, ni automatiques". Quant à la Banque mondiale, elle fait apparaître que la pauvreté, asiatique au XIXème siècle, sera africaine et XXIème siècle. Les enjeux de développement se situent majoritairement dans l'agriculture pour ces pays, mais, souligne-t-elle, il ne faut pas que les ouvertures de marché soient captées exclusivement par les " grands " comme l'Afrique du Sud ou le Brésil. Enfin, les deux analyses appellent à des politiques d'accompagnement de la libéralisation des échanges : politiques internes structurantes pour affronter la concurrence internationale, soutien à l'investissement international, accroissement de l'aide... bref, il faut que "le développement national précède l'intégration mondiale". Tout cela va, je crois, bien dans le sens de nos propres analyses.
Le PED sont donc aujourd'hui des partenaires incontournables des négociations commerciales. Les accords ne se feront plus à l'OCDE, ou dans le secret des discussions transatlantiques : le G20, le G90 font entendre leur voix. La dimension du développement s'impose à tous les acteurs de ces négociations.
J'espère vous avoir convaincus que les négociations commerciales multilatérales peuvent servir le développement économique de ces pays. J'aimerais, en conclusion, insister sur quelques points :
* faire du commerce un outil efficace du développement nécessite une bonne coordination des efforts des différentes organisations internationales. Il faut éviter que, comme par le passé, politiques de développement et politiques commerciales restent largement étanches. Le rapport que vient de rendre l'Organisation internationale du travail sur la mondialisation peut y contribuer. Il faut poursuivre dans cette voie ;
* la libéralisation du commerce mondial n'a de sens pour le développement que si elle est accompagnée de politiques adaptées, mises en oeuvre par les pays en voie de développement eux-mêmes, avec l'aide de ces institutions internationales et des pays les plus riches ;
* au-delà de ces grandes orientations, c'est aux experts du développement comme à ceux du commerce de travailler ensemble et de dépasser leurs logiques traditionnelles.
Vos travaux, comme l'ensemble de ceux qui sont conduits sous l'autorité du Haut conseil de la coopération internationale, contribueront sans aucun doute à notre réflexion sur l'évolution souhaitable des politiques commerciales au service du développement des pays les plus pauvres.


(Source http://www.minefi.gouv.fr, le 7 juin 2004)