Déclaration de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, sur les propositions de la France pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme diffusés par Internet, Paris le 16 juin 2004.

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Circonstance : Réunion spéciale de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) consacrée à la relation entre la propagande raciste, xénophobe et antisémite sur Internet et les crimes de haine : allocution d'ouverture, à Paris le 16 juin 2004

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Mes premiers mots sont pour vous souhaiter très chaleureusement la bienvenue. J'ai tenu, pour beaucoup de raisons, à ouvrir cette réunion spéciale de l'OSCE, pour la qualité des délégations présentes, et parce que l'enjeu est important.
Toute personne de ma génération a fait un jour au moins un rêve, le même rêve. Ce rêve est celui du grand humaniste africain que fut Léopold Sedar Senghor qui disait : "j'ai rêvé d'un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus".
Et pourtant ! Ce rêve est assez lointain. La lutte n'est pas achevée. L'injustice, l'intolérance frappent encore, autour de nous et parfois chez nous.
Pourquoi cacher la vérité ? Je suis citoyen d'un pays qui vient de connaître, depuis le 1er janvier de cette année, un nombre sans précédent d'actes antisémites. Mais je suis aussi ministre d'un gouvernement qui se bat pour prévenir, identifier, sanctionner et combattre de tels actes.
La France a voulu accueillir cette réunion spéciale de l'OSCE, et je veux remercier le président en exercice, M. le ministre Solomon Passy, le secrétaire général de l'Organisation, les délégués représentant vos 55 pays membres et les six pays partenaires, les représentants de la société civile, les professionnels de l'Internet, chacune et chacun d'entre vous, d'avoir accepté son invitation.
Car nous sommes à un moment particulier, "charnière" de notre combat commun contre l'intolérance. C'est-à-dire, après les très importants travaux de la conférence d'avril dernier à Berlin sur l'antisémitisme, mais avant celle de Bruxelles, en septembre prochain, qui sera consacrée au racisme et à la xénophobie.
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais vous faire part des trois convictions qui animent le combat de la France contre l'intolérance.
La première conviction de la France est qu'il faut dire, entre nous et autour de nous, la vérité sur ce sujet. Elle ne doit être ni déguisée, ni minimisée, ni banalisée.
Or la vérité est que si l'intolérance n'a pas gagné la partie, elle a progressé presque partout en Europe ces dernières années, en s'appuyant notamment sur l'instrument à la fois extraordinaire et nouveau d'Internet.
Il ne s'agit naturellement pas de mettre en cause, d'une manière ou d'une autre, la nature d'Internet. Nous sommes tous conscients, par ailleurs, de la contribution primordiale d'Internet à la diffusion du savoir, à la compréhension des identités, au dialogue entre les hommes.
Mais notre devoir est de souligner que par ses caractéristiques propres - immédiateté et anonymat, notamment - Internet a séduit les réseaux de l'intolérance. Il a placé entre leurs mains son formidable pouvoir d'amplification, de diffusion et de connexion. Une étude récente réalisée au Royaume-Uni et portant sur quinze États membres de l'OSCE démontre qu'en quatre années, de 2000 à 2004, le nombre de sites violents et extrémistes a augmenté de 300 %.
Cette prise en otage d'Internet par les réseaux de l'intolérance appelle donc, de notre part, une réponse qui soit à la hauteur.
Notre deuxième conviction est que nous devons prendre en compte la nocivité des actes d'intolérance dans leur totalité, c'est-à-dire dans leur réalité. En France, nous estimons qu'il existe une relation claire, comme l'indique l'intitulé de notre réunion, entre la propagande raciste, antisémite ou xénophobe d'une part, et les crimes de haine d'autre part.
Voilà pourquoi nous ne sommes pas ici seulement pour réprouver des insultes ou des déclarations abjectes. Nous sommes ici pour combattre des déclarations qui, proférées et parfois répétées, peuvent conduire au crime. Car c'est cette réalité, que l'on retrouve hélas dans de nombreux cas.
Ce qui est en cause n'est pas pour nous la liberté d'expression mais l'appel, l'incitation à des actes. Quand l'insulte mène au crime, elle change de nature ; elle devient un véritable acte de préméditation intellectuelle. J'observe, au passage, que nos différentes nations garantissent la liberté d'expression, sans pour autant la laisser sans limite, à condition que ces limites soient clairement établies par des règles de droit.
Notre troisième et dernière conviction que je veux exprimer ici, au nom de la France, est qu'une seule réponse ne suffira pas contre les nouvelles méthodes et les nouveaux chemins de l'intolérance.
La réponse de la prévention est indispensable, et en même temps insuffisante. Elle n'est pas sans failles. Les actes d'intolérance se multiplient. Nous devons être capables d'agir directement contre eux, le cas échéant contre ceux qui les commettent. Il y a donc, entre la prévention et l'action, un équilibre à trouver.
Qui doit s'en charger ?
Chacun d'entre nous, d'abord, dans sa responsabilité, là où il se trouve, et avant tout dans le cadre national. C'est l'objectif poursuivi par le gouvernement français depuis deux ans sous l'égide du président de la république et du Premier ministre. Nous avons pris la mesure de ce qui se passait sur notre sol. En aggravant les peines encourues pour des infractions motivées par le racisme, l'antisémitisme ou la xénophobie, en insistant sur la responsabilisation des hébergeurs de sites, en recherchant précisément et systématiquement les discours d'intolérance dans les media. Bref, en mettant en place les outils de vigilance, de veille permanente, mais aussi des moyens de dialogue avec l'industrie et de sanction contre les auteurs.
Toutefois, parce que la réponse française est active, et je crois reconnue comme telle, je suis bien placé pour mesurer les limites de l'action d'une seule nation. Internet n'a pas de frontières, il nous faut donc des instruments. Certains existent, et sont utiles. La France a signé la Convention des Nations unies sur toutes les formes de discrimination raciale. Comme elle a signé, avec son protocole additionnel, la Convention du Conseil de l'Europe contre la cybercriminalité.
En prenant en considération la montée de l'intolérance, en réfléchissant aux moyens de l'enrayer, l'OSCE est totalement dans son rôle, c'est-à-dire dans sa mission de renforcer la sécurité collective.
Elle peut, grâce notamment aux travaux de Berlin, auxquels notre secrétaire d'État aux Affaires étrangères Renaud Muselier a apporté sa contribution, de Paris aujourd'hui, de Bruxelles demain, nous aider à y voir plus clair, tant pour les objectifs que pour les moyens de lutter contre l'intolérance sur Internet.
Les objectifs : nous devons nous fixer collectivement un niveau d'ambition réaliste, mais tout de même à la mesure des discours d'intolérance et des actes qu'ils inspirent. J'ai déjà dit le souhait de la France d'aller au-delà de la simple prévention.
Quant aux moyens, l'OSCE doit devenir leur observatoire, voire leur laboratoire. Un observatoire parce qu'il est nécessaire d'identifier les bonnes pratiques, d'en faire mieux connaître l'intérêt et le fonctionnement. Un laboratoire parce qu'en s'appuyant sur cette expertise, tout un travail de réflexion et de proposition doit être mené à bien, et pourrait déboucher, par exemple, sur un code de conduite.
Pour autant, à ce stade, concentrons-nous moins sur les instruments que sur la procédure. Car il est essentiel, pour aboutir, que celle-ci soit véritablement partenariale, associant à part entière les États, les ONG, les fournisseurs d'accès.
Mesdames et Messieurs,
L'urgence de la montée de l'intolérance, l'ampleur du travail à accomplir, vont faire de la session ministérielle de l'OSCE à Sofia, pendant l'automne, un moment de vérité. Nous devons proposer à nos opinions publiques non seulement une analyse de l'intolérance, mais également des réponses concrètes, actives, opérationnelles pour la faire reculer.
Fidèle à ses valeurs, la France veut privilégier la force d'une réponse conforme au droit, et par le travail collectif des nations. Il nous faut réussir. Car pour nos sociétés, l'intolérance est intolérable, sous quelque forme que ce soit - racisme, xénophobie, antisémitisme. Trois formes distinctes, mais qui doivent être combattues ensemble.
C'est un très grand défi auquel s'est attaquée l'OSCE ; mais c'est une grande chance pour cette organisation, et pour le multilatéralisme effectif en général.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 juin 2004)