Texte intégral
Nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer les trente ans du Centre d'analyse et de prévision. C'est en effet en 1974 que le Centre a été créé par Michel Jobert. Un ministre qui a marqué la politique étrangère française de son empreinte. Un esprit libre, parfois ironique, qui savait que l'action politique se construit toujours en partant de l'analyse lucide des faits. C'est aussi l'occasion de rendre hommage à Thierry de Montbrial, le fondateur du CAP, et à Jean-Louis Gergorin, son successeur, qui l'ont implanté au sein d'un ministère au départ quelque peu réticent. Nous ne devons pas oublier pour autant ceux qui ont pris le relais : Philippe Coste, Jean-Marie Guehenno, Bruno Racine, Michel Foucher et, aujourd'hui, Gilles Andréani.
Le CAP a ainsi trouvé progressivement toute sa place. S'est créée autour de lui, au fil des années, une communauté pluridisciplinaire : chercheurs, diplomates, analystes, dont beaucoup sont réunis ici.
Aujourd'hui, comme hier, nous avons besoin de cet enrichissement de la diplomatie par l'apport de la recherche, et de la recherche par une réflexion orientée vers l'action. La diplomatie n'est rien si elle n'est pas capable de peser sur l'évolution du monde. Elle est d'abord une bataille des idées, dans un monde confronté à des défis de plus en plus nombreux.
Et le monde est sans aucun doute aujourd'hui plus compliqué, plus difficile à déchiffrer.
Certes, la guerre froide avait ses dangers, et, au-dessus de tous les autres, le danger nucléaire. Mais elle avait aussi ses certitudes. Ce monde, la France en assumait les contraintes tout en critiquant ses excès : la course aux armements, l'étouffement des nations par les blocs, l'ignorance du sort des plus faibles. Elle jouissait ainsi de ce qu'Hubert Védrine a appelé une "niche stratégique".
Tout cela n'est plus. Le décor est tombé, dévoilant un monde en effet plus complexe, déjà au travail derrière la guerre froide. Nous le discernons mieux aujourd'hui à travers trois séries de faits : économiques, démographiques et stratégiques, sur lesquels, les uns et les autres, vous travaillez.
Le fait économique, c'est le basculement du centre de gravité mondial vers l'Asie. En 1800, l'Asie était le premier centre de production de richesses au monde. La Chine représentait, à elle seule, plus du tiers du PIB mondial.
Après une parenthèse de deux siècles, les deux dernières décennies amorcent un rééquilibrage. Il conduira inévitablement la Chine à retrouver sa place de première puissance économique mondiale.
Il y a, à cela, une explication au moins : la mondialisation. L'explosion du commerce, des investissements internationaux, a permis à la Chine, après le Japon et les dragons d'Asie du Sud-Est, d'emprunter une trajectoire de croissance fondée sur le développement des exportations. Elle sera sans doute suivie de l'Inde, dont le décollage économique s'affirme.
Mais, inversement, la mondialisation dessine la carte des zones restées à l'écart du circuit des échanges : l'Amérique andine, l'Afrique subsaharienne, les Balkans, le Caucase notamment. J'observe que cette carte recoupe, assez largement, celle des conflits contemporains.
Et puis il y a une exception : le Moyen-Orient. Malgré une plus grande ouverture géographique et des échanges pétroliers, il est resté à l'écart de la croissance mondiale. Il a ainsi reçu, dans les années 1990, moins d'investissements directs que Singapour... Depuis vingt ans, le PIB par habitant y a reculé.
Il est donc légitime de poser la question de sa réforme, y compris politique. Encore faut-il le faire sans condescendance, sans méconnaître l'histoire, la géographie et la culture complexe de cette zone.
Le second fait est démographique, c'est la dépression de la population européenne.
L'Europe du XIXème siècle déversait son trop-plein d'hommes sur les pays neufs et l'Amérique. Elle représentait en 1900 20 % de la population mondiale ; aujourd'hui, nous sommes à 12 %. Ce sera peut-être 7 % en 2050. Du trop-plein, on est passé à l'insuffisance, particulièrement à l'Est et au Sud de l'Europe. La Russie, en 2050, aura probablement cent millions d'habitants, moins et même sensiblement moins que la Turquie.
Comment les Européens, sur leur petit cap, avec 7 % de la population mondiale, pourront-ils peser ? Certainement pas si leurs volontés et leurs ressources restent divisées entre une trentaine d'Etats agissant en solitaire. Les Européens n'ont pas d'autre choix que l'Europe.
Le troisième fait est stratégique, avec la multiplication des tensions et des conflits. La guerre froide ordonnait le monde autour d'un conflit central. Depuis quinze ans, une violence éparse, diffuse, incertaine lui a succédé, sans système : les conflits sont locaux ou régionaux, les failles stratégiques sont multiples.
Ces tensions se présentent comme autant de strates successives :
Nous avons d'abord eu à faire face à l'héritage non résolu de la guerre froide : dans les Balkans, le Caucase ou en Asie centrale, l'effondrement du système communiste européen a laissé, à nu, une lisière de questions nationales sans réponse. Partout, nous avons assisté au même enchaînement : après l'empire, le dégel et la libération de tensions trop longtemps contenues ou niées ; puis le nationalisme et l'autoritarisme. Ce cycle a heureusement été interrompu dans les Balkans, mais nous devons rester vigilants.
Les années 1990 ont ensuite fait de l'Afrique la première victime de la violence. Depuis 1990, trois guerres sur quatre, quatre victimes sur cinq des conflits armés ont été et sont africaines.
Avec, au-delà des statistiques, un cortège de drames humanitaires alimentés par la pauvreté et la maladie, la pression démographique, les rivalités ethniques, la faiblesse des Etats. Certaines sociétés africaines s'enlisent dans l'état de guerre, souvent impossible à distinguer de la criminalité pure.
Le terrorisme international est devenue une menace globale depuis le 11 septembre 2001. C'est une menace qui doit être combattue sans faiblesse. Mais on ne la combattra efficacement qu'en la comprenant : par qui sommes-nous attaqués ? Comment se défendre du terrorisme de masse dans un contexte d'Etat de droit ? Comment prévenir le risque qu'il accède aux armes de destruction massive ?
La mouvance terroriste islamiste radicale est devenue globale. Elle recherche des sympathies dans le monde musulman. Si elle y réussit, si elle devient une force politique véritable, elle sera alors une menace stratégique de premier ordre.
Jusqu'où ? Pour l'heure, parler de guerre contre le terrorisme relève plutôt de la métaphore. Mais si nous combattons le terrorisme dans le mépris du droit et des réalités politiques du Moyen-Orient, cette guerre pourrait devenir réalité.
Enfin, il y a la grande inconnue pour l'avenir en raison du bouleversement des équilibres en Asie : montée de la Chine ; menace proliférante nord-coréenne ; nucléarisation de fait de l'Asie du Sud. De plus en plus, les pays de la région devront trouver leurs propres mécanismes de sécurité. Mais l'Amérique reste très présente tandis que l'Europe ignore encore trop souvent l'Asie. Elle doit donc s'y investir résolument. Elle a un modèle et une expérience à proposer qui pourraient aider les pays de cette région à s'organiser en zone de paix et de stabilité.
Face à ces bouleversements économiques, démographiques et stratégiques, nos modes d'intervention et les structures mêmes du système international sont-ils adaptés ? Je ne le crois pas.
Cette mondialisation des tensions pose d'abord le problème de nos modes d'intervention.
Nous sommes dans une époque où les risques locaux peuvent se diffuser rapidement selon des voies imprévues jusqu'au coeur du monde développé, comme on l'a vu le 11 septembre à New York et Washington ou le 11 mars à Madrid.
Une époque où la violence est multiforme, empruntant les visages du terrorisme global ou de la criminalité transnationale. Le visage nouveau des atteintes massives à l'environnement. Celui, longtemps oublié, des grandes pandémies.
A insécurité globale, réponse globale. Sans doute. Mais cela ne répond pas au nouveau dilemme du monde développé : celui de l'intervention, qu'elle soit humanitaire ou sécuritaire.
A quel moment l'inaction devient-elle coupable ? Dans quelle mesure intervenir dans des conflits qui ne sont pas les nôtres ? Avec quelle autorité et quelle légitimité ? Faut-il aller, comme l'a évoqué Kofi Annan, jusqu'au renouvellement du concept de tutelle pour des pays privés de structures étatiques ? Comment réaffirmer le préalable de la sécurité dans les stratégies de développement ?
Nous voilà au coeur des questions non résolues de l'après guerre froide. Depuis 1990, nous avons connu l'interventionnisme humanitaire, avec ses espoirs, ses chimères, ses limites. Aujourd'hui, en Irak, l'intervention armée pure et simple apporte elle aussi ses désillusions.
Mais les deux types d'intervention se heurtent, l'une comme l'autre, aux difficultés qu'éprouve tout acteur extérieur dans des régions où le nationalisme reste une force déterminante.
Voilà qui pose aussi, avec acuité, la question du rôle des grandes institutions internationales.
Conçues au lendemain de la seconde guerre mondiale, comme l'ONU, elles ont enfin pu répondre à leur vocation d'origine. La construction européenne notamment est allée au-delà des rêves de ses fondateurs, en unifiant le continent.
Mais les institutions internationales héritées de l'après guerre ne coïncident plus forcément avec les réalités de la puissance. Ainsi, comment concilier le rôle des Nations unies avec le poids et le rôle des Etats-Unis, et avec la tentation unilatérale ? Comment faire vivre une relation transatlantique dans laquelle Américains et Européens ne sont plus unis par une menace imminente ?
D'où ce paradoxe : jamais le système international n'a connu autant de normes et d'institutions, jamais il n'aura été aussi organisé ; jamais, cependant, la question de la légitimité de l'action internationale n'a été aussi aiguë. Le monde est en quête de normes et de structures. Mais la puissance restera une réalité incontournable de la vie internationale.
Il nous faut donc naviguer entre deux écueils : l'impasse de la force sans le droit, l'utopie du droit sans la force.
Face à ces transformations du monde et autant de questions qui interpellent autant d'acteurs, autant de notions, je ne crois pas à des réponses simples. Plus que jamais, l'action doit s'appuyer sur une réflexion libre, en profondeur, qui puisse faire émerger les idées novatrices dont notre action internationale a besoin et qui justifie la confiance faite au CAP.
Je vois ainsi au moins cinq chantiers prioritaires pour la réflexion de politique étrangère dans les années à venir.
Cinq questions difficiles, qui ont entre elles un trait d'union : l'Europe, qui est aujourd'hui la seule réponse conforme à nos intérêts. Car, qu'il s'agisse de la démographie, de la pauvreté, de l'écologie, de la maladie ou encore de l'insécurité, la capacité que nous autres, Européens, avons de nous mobiliser, de mutualiser nos actions respectives, est un élément crucial pour l'avenir de nos peuples.
Le premier chantier ouvert il y a cinquante ans et dont il faut sans cesse refaire la preuve : comment mettre l'Europe en mesure de répondre aux défis du monde
global ?
La capacité d'action extérieure de l'Europe sera bientôt renforcée, un CAP européen, avec la création d'un poste de ministre des Affaires étrangères et l'extension du champ de la majorité qualifiée.
Mais pour quoi faire ? Certainement pour aller au-delà de son rôle actuel - normatif, institutionnel, économique. Et jeter les bases d'une politique de sécurité globale.
Pour cela, il nous faut surmonter un autre paradoxe. L'Europe est en effet particulièrement bien adaptée pour répondre aux défis de sécurité actuels ; mais elle a été jusqu'ici incapable de mettre en uvre ses ressources d'une façon suffisamment volontaire et cohérente.
Quelles sont ces ressources ? Elles sont considérables. Une capacité unique d'avoir une vision large de la sécurité, qui englobe l'économique et le social, l'aide au développement et l'environnement, la diplomatie et le militaire. Une panoplie complète d'instruments qu'aucune autre organisation d'Etats ne possède au même degré. Et enfin un voisinage - les Balkans, le Moyen-Orient, l'Afrique - qui lui donne à la fois la responsabilité et la faculté d'agir pour le bien commun.
Nous devons mobiliser ces moyens, avec efficacité. Et surmonter les divisions politiques héritées de la guerre d'Irak, la dispersion des instruments de l'Union, la faiblesse de son "leadership" en politique étrangère. La réforme institutionnelle est, à cet égard, une condition nécessaire mais pas suffisante.
Il faudra, pour avancer, l'épreuve de la réalité et l'expérience du succès. L'Europe doit relancer le règlement des problèmes en suspens dans les Balkans. Elle doit mettre au point des méthodes efficaces de prévention des conflits et de consolidation de la paix en Afrique. Elle doit reprendre la main au Proche-Orient, pour une paix juste. Elle doit lutter contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
Elle le fait aujourd'hui, non sans difficulté, dans son dialogue avec l'Iran, conjuguant les ressources institutionnelles et politiques de l'Union européenne et le "leadership" stratégique de trois de ses plus grands Etats. Il y a là un chemin sur lequel nous devons continuer à avancer.
L'Europe est une puissance dans le monde. Elle n'est pas encore une puissance mondiale. C'est ce passage qui est notre grand défi.
Deuxième chantier : Dans ce contexte, comment redéfinir et consolider les liens transatlantiques ?
L'Europe et les Etats-Unis ont, depuis la fin de la guerre froide, repris une part de leur liberté respective.
Certes, la mémoire est active, de part et d'autre. Certes, l'esprit de solidarité demeure. Mais l'alliance est-elle une nécessité ? Elle est d'abord devenue un choix, qui reste à traduire en des actions communes volontaires et, probablement, impossibles à prévoir.
Elle implique également une gestion plus organisée des désaccords éventuels. Un traité pourrait venir sceller cette union refondée. Voici près de dix ans, lors du vingtième anniversaire du CAP, Alain Juppé évoquait l'idée d'une nouvelle Charte pour la communauté atlantique.
Si l'Europe est majeure, et puisqu'elle est désormais unifiée, travaillons à cette idée. Les dix dernières années n'ont rien enlevé à son intérêt, au contraire.
Mais nous devons avancer dans cette voie en étant animés par une conviction : rien ne serait pire que de vouloir opposer, d'une part, une Amérique impériale, forte d'une puissance sans égale et, d'autre part, une Europe libre, prospère et dynamique mais incapable de penser le monde en termes de rapports de force et, moins encore, d'utiliser la force. Il n'y aura de partenariat digne de ce nom entre l'Union européenne et les Etats-Unis que fondé sur le respect de chacun et la conscience que le monde a besoin de droit et d'ordre, de dialogue et de partage.
Aujourd'hui, pour ce qui la concerne, l'Europe a donc une responsabilité historique : celle d'être un partenaire fort, autonome, responsable, membre avec les Etats-Unis et nos autres partenaires, d'une société internationale qui se veut pluraliste et soucieuse de la règle de droit. Le moment doit venir pour l'Europe et les Etats-Unis de sceller un nouveau contrat autour de leurs obligations et de leurs droits respectifs.
Troisième chantier : Comment transformer nos relations avec nos voisins de la Méditerranée ?
Deux cents millions de jeunes vont arriver dans les vingt prochaines années sur le marché du travail dans les pays du partenariat euro-méditerranéen. Cette région concentre tant de richesses présentes et potentielles, comme le pétrole, qui reste l'un des grands enjeux stratégiques du monde. Mais la Méditerranée est aussi le lieu de tensions idéologiques et politiques, de conflits non résolus et de menaces nouvelles.
L'Europe doit définir avec cette région des relations nouvelles. C'était l'ambition fondatrice du partenariat euro-méditerranéen, une idée à laquelle le CAP a contribué au départ.
Mais l'espoir né de ce projet reste à confirmer : comment promouvoir une réelle entente entre les deux rives de la Méditerranée sans les échanges humains et les facilités de circulation ? Comment achever une ouverture commerciale vers l'Europe qui reste la principale chance de développement de ces pays ? N'est-il pas temps de transformer le partenariat en une véritable communauté euro-méditerranéenne et conjurer ainsi le risque de "l'isolement sur une rive unique" pour reprendre une formule de Dominique de Villepin ?
Concrètement, les programmes de coopération de l'Union européenne doivent devenir un véritable levier de la promotion de l'Etat de droit, de la démocratie, des mécanismes du marché ou encore des initiatives privées.
Mais il faut aller au-delà. L'Europe doit contribuer à la sécurité de la région en commençant par l'urgence, c'est à dire le conflit israélo-palestinien. C'est l'intérêt des Européens. Le risque existe d'une polarisation avec le monde musulman. La crise irakienne l'a exacerbé. Il doit être désamorcé.
Quatrième chantier : Comment faire leur place aux puissances émergentes dans le système multilatéral ?
La redistribution des cartes à l'échelle planétaire oblige le système multilatéral à évoluer. La France a fait de nombreuses propositions : élargissement du Conseil de sécurité, création d'un Conseil de sécurité économique et social qui ferait toute leur place aux grandes économies émergentes. Nous avons été à la pointe de l'élargissement du G8 et de l'accession à ce groupe de nouveaux partenaires ; nous avons favorisé l'élargissement de l'OMC à la Chine et maintenant à la Russie.
Il faut aller au-delà, non seulement dans l'ouverture, mais aussi dans la consolidation du système multilatéral et ce, à deux étages :
- au niveau global, il faut consolider le système des Nations unies : les puissances montantes sont parfois réticentes à l'égard des normes existantes. Il faut ouvrir à ces pays les grandes institutions multilatérales, mais aussi renforcer l'autorité des normes universelles, y compris à leur égard. Je pense en particulier au Traité de non prolifération nucléaire, c'est une base essentielle dont il faut renforcer l'efficacité dans la perspective de la prochaine conférence d'examen de 2005.
- Au niveau régional, l'Europe doit favoriser l'expression des solidarités régionales et diffuser sa culture démocratique, légaliste et multilatéraliste, qui est l'un de ses atouts les plus précieux. Elle doit le faire dans un partenariat confiant et durable avec ceux des pays qui émergent aujourd'hui comme des "chefs de file" naturels dans leurs différentes régions, qu'il s'agisse du Brésil, du Mexique, de l'Inde ou encore de l'Afrique du Sud ou de la Chine.
Cinquième chantier : Comment conforter la mondialisation en la rendant plus juste ?
Quoiqu'on en pense, la mondialisation est un fait, avec des chances mais aussi des risques. Je pense à son impact sur l'environnement, à l'insécurité économique qui résulterait d'une application biaisée des règles du commerce international, aux sentiments d'érosion des souverainetés, des démocraties ou des cultures nationales.
La mondialisation ne profite pas à tous. Certes, elle a changé le destin de certaines nations. Mais elle a également creusé l'écart avec les plus pauvres. C'est pourquoi le maintien de l'aide au développement est un devoir moral. Ses modalités doivent s'adapter au nouveau contexte politique et économique. Le monde développé doit être lucide et généreux.
C'est d'autant plus crucial que le sentiment de dépossession créé par la mondialisation n'est pas simplement économique ; il est aussi culturel. L'ubiquité des images, l'instantanéité des communications mettent en rapport l'extrême misère et l'injustice des zones exclues avec l'opulence du monde développé. Cette mise en relation immédiate est souvent choquante, voire perçue comme une agression, alors que la préservation des identités et de leurs modes de vie est souvent l'ultime dignité des plus pauvres. Nous avons le devoir d'éviter que les extrémismes ne s'alimentent à ces sentiments, en eux-mêmes si légitimes.
Sur ces pistes que je propose à notre réflexion commune, nous n'avons aucune chance de progresser sans recourir à toutes les expertises : celles des administrations chargées des affaires internationales, du système public de recherche, des universités, des organisations non gouvernementales, des instituts indépendants et sans doute aussi du secteur privé. Si l'on ne mobilise pas une communauté française et européenne investie dans l'analyse des questions internationales, nous risquons non seulement de laisser ces questions sans réponse, mais aussi de voir notre diplomatie opérer dans le cadre des concepts et des idées des autres, ce qui serait la vraie marque du recul français et européen.
Il faut donc approfondir notre réflexion pour repenser l'organisation de notre monde. Le défi est immense ; il est à la hauteur des menaces qui se multiplient. Mais il représente en même temps pour l'Europe, notre Europe, une chance d'être enfin à la hauteur de sa vocation et de son destin.
C'est là notre responsabilité collective, et la mienne aujourd'hui en particulier. Voilà pourquoi je serai personnellement attentif à vos réflexions, à vos critiques, à vos suggestions aujourd'hui. Le temps de ce trentième anniversaire ne doit pas être seulement celui de la nostalgie et des souvenirs, mais aussi celui de l'évaluation et de la prospective sur l'avenir, la place et l'organisation du CAP.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2004)
Le CAP a ainsi trouvé progressivement toute sa place. S'est créée autour de lui, au fil des années, une communauté pluridisciplinaire : chercheurs, diplomates, analystes, dont beaucoup sont réunis ici.
Aujourd'hui, comme hier, nous avons besoin de cet enrichissement de la diplomatie par l'apport de la recherche, et de la recherche par une réflexion orientée vers l'action. La diplomatie n'est rien si elle n'est pas capable de peser sur l'évolution du monde. Elle est d'abord une bataille des idées, dans un monde confronté à des défis de plus en plus nombreux.
Et le monde est sans aucun doute aujourd'hui plus compliqué, plus difficile à déchiffrer.
Certes, la guerre froide avait ses dangers, et, au-dessus de tous les autres, le danger nucléaire. Mais elle avait aussi ses certitudes. Ce monde, la France en assumait les contraintes tout en critiquant ses excès : la course aux armements, l'étouffement des nations par les blocs, l'ignorance du sort des plus faibles. Elle jouissait ainsi de ce qu'Hubert Védrine a appelé une "niche stratégique".
Tout cela n'est plus. Le décor est tombé, dévoilant un monde en effet plus complexe, déjà au travail derrière la guerre froide. Nous le discernons mieux aujourd'hui à travers trois séries de faits : économiques, démographiques et stratégiques, sur lesquels, les uns et les autres, vous travaillez.
Le fait économique, c'est le basculement du centre de gravité mondial vers l'Asie. En 1800, l'Asie était le premier centre de production de richesses au monde. La Chine représentait, à elle seule, plus du tiers du PIB mondial.
Après une parenthèse de deux siècles, les deux dernières décennies amorcent un rééquilibrage. Il conduira inévitablement la Chine à retrouver sa place de première puissance économique mondiale.
Il y a, à cela, une explication au moins : la mondialisation. L'explosion du commerce, des investissements internationaux, a permis à la Chine, après le Japon et les dragons d'Asie du Sud-Est, d'emprunter une trajectoire de croissance fondée sur le développement des exportations. Elle sera sans doute suivie de l'Inde, dont le décollage économique s'affirme.
Mais, inversement, la mondialisation dessine la carte des zones restées à l'écart du circuit des échanges : l'Amérique andine, l'Afrique subsaharienne, les Balkans, le Caucase notamment. J'observe que cette carte recoupe, assez largement, celle des conflits contemporains.
Et puis il y a une exception : le Moyen-Orient. Malgré une plus grande ouverture géographique et des échanges pétroliers, il est resté à l'écart de la croissance mondiale. Il a ainsi reçu, dans les années 1990, moins d'investissements directs que Singapour... Depuis vingt ans, le PIB par habitant y a reculé.
Il est donc légitime de poser la question de sa réforme, y compris politique. Encore faut-il le faire sans condescendance, sans méconnaître l'histoire, la géographie et la culture complexe de cette zone.
Le second fait est démographique, c'est la dépression de la population européenne.
L'Europe du XIXème siècle déversait son trop-plein d'hommes sur les pays neufs et l'Amérique. Elle représentait en 1900 20 % de la population mondiale ; aujourd'hui, nous sommes à 12 %. Ce sera peut-être 7 % en 2050. Du trop-plein, on est passé à l'insuffisance, particulièrement à l'Est et au Sud de l'Europe. La Russie, en 2050, aura probablement cent millions d'habitants, moins et même sensiblement moins que la Turquie.
Comment les Européens, sur leur petit cap, avec 7 % de la population mondiale, pourront-ils peser ? Certainement pas si leurs volontés et leurs ressources restent divisées entre une trentaine d'Etats agissant en solitaire. Les Européens n'ont pas d'autre choix que l'Europe.
Le troisième fait est stratégique, avec la multiplication des tensions et des conflits. La guerre froide ordonnait le monde autour d'un conflit central. Depuis quinze ans, une violence éparse, diffuse, incertaine lui a succédé, sans système : les conflits sont locaux ou régionaux, les failles stratégiques sont multiples.
Ces tensions se présentent comme autant de strates successives :
Nous avons d'abord eu à faire face à l'héritage non résolu de la guerre froide : dans les Balkans, le Caucase ou en Asie centrale, l'effondrement du système communiste européen a laissé, à nu, une lisière de questions nationales sans réponse. Partout, nous avons assisté au même enchaînement : après l'empire, le dégel et la libération de tensions trop longtemps contenues ou niées ; puis le nationalisme et l'autoritarisme. Ce cycle a heureusement été interrompu dans les Balkans, mais nous devons rester vigilants.
Les années 1990 ont ensuite fait de l'Afrique la première victime de la violence. Depuis 1990, trois guerres sur quatre, quatre victimes sur cinq des conflits armés ont été et sont africaines.
Avec, au-delà des statistiques, un cortège de drames humanitaires alimentés par la pauvreté et la maladie, la pression démographique, les rivalités ethniques, la faiblesse des Etats. Certaines sociétés africaines s'enlisent dans l'état de guerre, souvent impossible à distinguer de la criminalité pure.
Le terrorisme international est devenue une menace globale depuis le 11 septembre 2001. C'est une menace qui doit être combattue sans faiblesse. Mais on ne la combattra efficacement qu'en la comprenant : par qui sommes-nous attaqués ? Comment se défendre du terrorisme de masse dans un contexte d'Etat de droit ? Comment prévenir le risque qu'il accède aux armes de destruction massive ?
La mouvance terroriste islamiste radicale est devenue globale. Elle recherche des sympathies dans le monde musulman. Si elle y réussit, si elle devient une force politique véritable, elle sera alors une menace stratégique de premier ordre.
Jusqu'où ? Pour l'heure, parler de guerre contre le terrorisme relève plutôt de la métaphore. Mais si nous combattons le terrorisme dans le mépris du droit et des réalités politiques du Moyen-Orient, cette guerre pourrait devenir réalité.
Enfin, il y a la grande inconnue pour l'avenir en raison du bouleversement des équilibres en Asie : montée de la Chine ; menace proliférante nord-coréenne ; nucléarisation de fait de l'Asie du Sud. De plus en plus, les pays de la région devront trouver leurs propres mécanismes de sécurité. Mais l'Amérique reste très présente tandis que l'Europe ignore encore trop souvent l'Asie. Elle doit donc s'y investir résolument. Elle a un modèle et une expérience à proposer qui pourraient aider les pays de cette région à s'organiser en zone de paix et de stabilité.
Face à ces bouleversements économiques, démographiques et stratégiques, nos modes d'intervention et les structures mêmes du système international sont-ils adaptés ? Je ne le crois pas.
Cette mondialisation des tensions pose d'abord le problème de nos modes d'intervention.
Nous sommes dans une époque où les risques locaux peuvent se diffuser rapidement selon des voies imprévues jusqu'au coeur du monde développé, comme on l'a vu le 11 septembre à New York et Washington ou le 11 mars à Madrid.
Une époque où la violence est multiforme, empruntant les visages du terrorisme global ou de la criminalité transnationale. Le visage nouveau des atteintes massives à l'environnement. Celui, longtemps oublié, des grandes pandémies.
A insécurité globale, réponse globale. Sans doute. Mais cela ne répond pas au nouveau dilemme du monde développé : celui de l'intervention, qu'elle soit humanitaire ou sécuritaire.
A quel moment l'inaction devient-elle coupable ? Dans quelle mesure intervenir dans des conflits qui ne sont pas les nôtres ? Avec quelle autorité et quelle légitimité ? Faut-il aller, comme l'a évoqué Kofi Annan, jusqu'au renouvellement du concept de tutelle pour des pays privés de structures étatiques ? Comment réaffirmer le préalable de la sécurité dans les stratégies de développement ?
Nous voilà au coeur des questions non résolues de l'après guerre froide. Depuis 1990, nous avons connu l'interventionnisme humanitaire, avec ses espoirs, ses chimères, ses limites. Aujourd'hui, en Irak, l'intervention armée pure et simple apporte elle aussi ses désillusions.
Mais les deux types d'intervention se heurtent, l'une comme l'autre, aux difficultés qu'éprouve tout acteur extérieur dans des régions où le nationalisme reste une force déterminante.
Voilà qui pose aussi, avec acuité, la question du rôle des grandes institutions internationales.
Conçues au lendemain de la seconde guerre mondiale, comme l'ONU, elles ont enfin pu répondre à leur vocation d'origine. La construction européenne notamment est allée au-delà des rêves de ses fondateurs, en unifiant le continent.
Mais les institutions internationales héritées de l'après guerre ne coïncident plus forcément avec les réalités de la puissance. Ainsi, comment concilier le rôle des Nations unies avec le poids et le rôle des Etats-Unis, et avec la tentation unilatérale ? Comment faire vivre une relation transatlantique dans laquelle Américains et Européens ne sont plus unis par une menace imminente ?
D'où ce paradoxe : jamais le système international n'a connu autant de normes et d'institutions, jamais il n'aura été aussi organisé ; jamais, cependant, la question de la légitimité de l'action internationale n'a été aussi aiguë. Le monde est en quête de normes et de structures. Mais la puissance restera une réalité incontournable de la vie internationale.
Il nous faut donc naviguer entre deux écueils : l'impasse de la force sans le droit, l'utopie du droit sans la force.
Face à ces transformations du monde et autant de questions qui interpellent autant d'acteurs, autant de notions, je ne crois pas à des réponses simples. Plus que jamais, l'action doit s'appuyer sur une réflexion libre, en profondeur, qui puisse faire émerger les idées novatrices dont notre action internationale a besoin et qui justifie la confiance faite au CAP.
Je vois ainsi au moins cinq chantiers prioritaires pour la réflexion de politique étrangère dans les années à venir.
Cinq questions difficiles, qui ont entre elles un trait d'union : l'Europe, qui est aujourd'hui la seule réponse conforme à nos intérêts. Car, qu'il s'agisse de la démographie, de la pauvreté, de l'écologie, de la maladie ou encore de l'insécurité, la capacité que nous autres, Européens, avons de nous mobiliser, de mutualiser nos actions respectives, est un élément crucial pour l'avenir de nos peuples.
Le premier chantier ouvert il y a cinquante ans et dont il faut sans cesse refaire la preuve : comment mettre l'Europe en mesure de répondre aux défis du monde
global ?
La capacité d'action extérieure de l'Europe sera bientôt renforcée, un CAP européen, avec la création d'un poste de ministre des Affaires étrangères et l'extension du champ de la majorité qualifiée.
Mais pour quoi faire ? Certainement pour aller au-delà de son rôle actuel - normatif, institutionnel, économique. Et jeter les bases d'une politique de sécurité globale.
Pour cela, il nous faut surmonter un autre paradoxe. L'Europe est en effet particulièrement bien adaptée pour répondre aux défis de sécurité actuels ; mais elle a été jusqu'ici incapable de mettre en uvre ses ressources d'une façon suffisamment volontaire et cohérente.
Quelles sont ces ressources ? Elles sont considérables. Une capacité unique d'avoir une vision large de la sécurité, qui englobe l'économique et le social, l'aide au développement et l'environnement, la diplomatie et le militaire. Une panoplie complète d'instruments qu'aucune autre organisation d'Etats ne possède au même degré. Et enfin un voisinage - les Balkans, le Moyen-Orient, l'Afrique - qui lui donne à la fois la responsabilité et la faculté d'agir pour le bien commun.
Nous devons mobiliser ces moyens, avec efficacité. Et surmonter les divisions politiques héritées de la guerre d'Irak, la dispersion des instruments de l'Union, la faiblesse de son "leadership" en politique étrangère. La réforme institutionnelle est, à cet égard, une condition nécessaire mais pas suffisante.
Il faudra, pour avancer, l'épreuve de la réalité et l'expérience du succès. L'Europe doit relancer le règlement des problèmes en suspens dans les Balkans. Elle doit mettre au point des méthodes efficaces de prévention des conflits et de consolidation de la paix en Afrique. Elle doit reprendre la main au Proche-Orient, pour une paix juste. Elle doit lutter contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
Elle le fait aujourd'hui, non sans difficulté, dans son dialogue avec l'Iran, conjuguant les ressources institutionnelles et politiques de l'Union européenne et le "leadership" stratégique de trois de ses plus grands Etats. Il y a là un chemin sur lequel nous devons continuer à avancer.
L'Europe est une puissance dans le monde. Elle n'est pas encore une puissance mondiale. C'est ce passage qui est notre grand défi.
Deuxième chantier : Dans ce contexte, comment redéfinir et consolider les liens transatlantiques ?
L'Europe et les Etats-Unis ont, depuis la fin de la guerre froide, repris une part de leur liberté respective.
Certes, la mémoire est active, de part et d'autre. Certes, l'esprit de solidarité demeure. Mais l'alliance est-elle une nécessité ? Elle est d'abord devenue un choix, qui reste à traduire en des actions communes volontaires et, probablement, impossibles à prévoir.
Elle implique également une gestion plus organisée des désaccords éventuels. Un traité pourrait venir sceller cette union refondée. Voici près de dix ans, lors du vingtième anniversaire du CAP, Alain Juppé évoquait l'idée d'une nouvelle Charte pour la communauté atlantique.
Si l'Europe est majeure, et puisqu'elle est désormais unifiée, travaillons à cette idée. Les dix dernières années n'ont rien enlevé à son intérêt, au contraire.
Mais nous devons avancer dans cette voie en étant animés par une conviction : rien ne serait pire que de vouloir opposer, d'une part, une Amérique impériale, forte d'une puissance sans égale et, d'autre part, une Europe libre, prospère et dynamique mais incapable de penser le monde en termes de rapports de force et, moins encore, d'utiliser la force. Il n'y aura de partenariat digne de ce nom entre l'Union européenne et les Etats-Unis que fondé sur le respect de chacun et la conscience que le monde a besoin de droit et d'ordre, de dialogue et de partage.
Aujourd'hui, pour ce qui la concerne, l'Europe a donc une responsabilité historique : celle d'être un partenaire fort, autonome, responsable, membre avec les Etats-Unis et nos autres partenaires, d'une société internationale qui se veut pluraliste et soucieuse de la règle de droit. Le moment doit venir pour l'Europe et les Etats-Unis de sceller un nouveau contrat autour de leurs obligations et de leurs droits respectifs.
Troisième chantier : Comment transformer nos relations avec nos voisins de la Méditerranée ?
Deux cents millions de jeunes vont arriver dans les vingt prochaines années sur le marché du travail dans les pays du partenariat euro-méditerranéen. Cette région concentre tant de richesses présentes et potentielles, comme le pétrole, qui reste l'un des grands enjeux stratégiques du monde. Mais la Méditerranée est aussi le lieu de tensions idéologiques et politiques, de conflits non résolus et de menaces nouvelles.
L'Europe doit définir avec cette région des relations nouvelles. C'était l'ambition fondatrice du partenariat euro-méditerranéen, une idée à laquelle le CAP a contribué au départ.
Mais l'espoir né de ce projet reste à confirmer : comment promouvoir une réelle entente entre les deux rives de la Méditerranée sans les échanges humains et les facilités de circulation ? Comment achever une ouverture commerciale vers l'Europe qui reste la principale chance de développement de ces pays ? N'est-il pas temps de transformer le partenariat en une véritable communauté euro-méditerranéenne et conjurer ainsi le risque de "l'isolement sur une rive unique" pour reprendre une formule de Dominique de Villepin ?
Concrètement, les programmes de coopération de l'Union européenne doivent devenir un véritable levier de la promotion de l'Etat de droit, de la démocratie, des mécanismes du marché ou encore des initiatives privées.
Mais il faut aller au-delà. L'Europe doit contribuer à la sécurité de la région en commençant par l'urgence, c'est à dire le conflit israélo-palestinien. C'est l'intérêt des Européens. Le risque existe d'une polarisation avec le monde musulman. La crise irakienne l'a exacerbé. Il doit être désamorcé.
Quatrième chantier : Comment faire leur place aux puissances émergentes dans le système multilatéral ?
La redistribution des cartes à l'échelle planétaire oblige le système multilatéral à évoluer. La France a fait de nombreuses propositions : élargissement du Conseil de sécurité, création d'un Conseil de sécurité économique et social qui ferait toute leur place aux grandes économies émergentes. Nous avons été à la pointe de l'élargissement du G8 et de l'accession à ce groupe de nouveaux partenaires ; nous avons favorisé l'élargissement de l'OMC à la Chine et maintenant à la Russie.
Il faut aller au-delà, non seulement dans l'ouverture, mais aussi dans la consolidation du système multilatéral et ce, à deux étages :
- au niveau global, il faut consolider le système des Nations unies : les puissances montantes sont parfois réticentes à l'égard des normes existantes. Il faut ouvrir à ces pays les grandes institutions multilatérales, mais aussi renforcer l'autorité des normes universelles, y compris à leur égard. Je pense en particulier au Traité de non prolifération nucléaire, c'est une base essentielle dont il faut renforcer l'efficacité dans la perspective de la prochaine conférence d'examen de 2005.
- Au niveau régional, l'Europe doit favoriser l'expression des solidarités régionales et diffuser sa culture démocratique, légaliste et multilatéraliste, qui est l'un de ses atouts les plus précieux. Elle doit le faire dans un partenariat confiant et durable avec ceux des pays qui émergent aujourd'hui comme des "chefs de file" naturels dans leurs différentes régions, qu'il s'agisse du Brésil, du Mexique, de l'Inde ou encore de l'Afrique du Sud ou de la Chine.
Cinquième chantier : Comment conforter la mondialisation en la rendant plus juste ?
Quoiqu'on en pense, la mondialisation est un fait, avec des chances mais aussi des risques. Je pense à son impact sur l'environnement, à l'insécurité économique qui résulterait d'une application biaisée des règles du commerce international, aux sentiments d'érosion des souverainetés, des démocraties ou des cultures nationales.
La mondialisation ne profite pas à tous. Certes, elle a changé le destin de certaines nations. Mais elle a également creusé l'écart avec les plus pauvres. C'est pourquoi le maintien de l'aide au développement est un devoir moral. Ses modalités doivent s'adapter au nouveau contexte politique et économique. Le monde développé doit être lucide et généreux.
C'est d'autant plus crucial que le sentiment de dépossession créé par la mondialisation n'est pas simplement économique ; il est aussi culturel. L'ubiquité des images, l'instantanéité des communications mettent en rapport l'extrême misère et l'injustice des zones exclues avec l'opulence du monde développé. Cette mise en relation immédiate est souvent choquante, voire perçue comme une agression, alors que la préservation des identités et de leurs modes de vie est souvent l'ultime dignité des plus pauvres. Nous avons le devoir d'éviter que les extrémismes ne s'alimentent à ces sentiments, en eux-mêmes si légitimes.
Sur ces pistes que je propose à notre réflexion commune, nous n'avons aucune chance de progresser sans recourir à toutes les expertises : celles des administrations chargées des affaires internationales, du système public de recherche, des universités, des organisations non gouvernementales, des instituts indépendants et sans doute aussi du secteur privé. Si l'on ne mobilise pas une communauté française et européenne investie dans l'analyse des questions internationales, nous risquons non seulement de laisser ces questions sans réponse, mais aussi de voir notre diplomatie opérer dans le cadre des concepts et des idées des autres, ce qui serait la vraie marque du recul français et européen.
Il faut donc approfondir notre réflexion pour repenser l'organisation de notre monde. Le défi est immense ; il est à la hauteur des menaces qui se multiplient. Mais il représente en même temps pour l'Europe, notre Europe, une chance d'être enfin à la hauteur de sa vocation et de son destin.
C'est là notre responsabilité collective, et la mienne aujourd'hui en particulier. Voilà pourquoi je serai personnellement attentif à vos réflexions, à vos critiques, à vos suggestions aujourd'hui. Le temps de ce trentième anniversaire ne doit pas être seulement celui de la nostalgie et des souvenirs, mais aussi celui de l'évaluation et de la prospective sur l'avenir, la place et l'organisation du CAP.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2004)