Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordées aux radios françaises et à la télévision russe NTV le 4 février 2000, sur la personnalité de M. Poutine, sur la responsablité de la Russie dans la recherche d'une solution au conflit tchétchène et sur l'avenir de la coopération avec l'Occident.

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Circonstance : Voyage officiel en Russie de M. Hubert Védrine, le 4 février 2000

Média : NTV - Presse étrangère - Télévision

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC LES RADIOS FRANCAISES, à Moscou le 4 février 2000


Q - Quelle impression avez-vous eue de V. Poutine ?
R - J'ai eu le sentiment de quelqu'un qui est très conscient des réalités internationales d'aujourd'hui, un patriote habité par l'idée de redonner à son pays toute la place qui lui revient. Un homme qui, sur la Tchétchénie, argumente avec beaucoup de conviction pour essayer de faire comprendre que son pays n'a pas eu d'autre choix que de mener l'action qu'il mène aujourd'hui, et qui se sent à cet égard incompris par les pays européens et notamment par la France, mais qui, malgré tout, écoute, et m'a écouté avec beaucoup d'attention et beaucoup d'intensité même. Je lui ai expliqué pourquoi la France avait dû désapprouver, réprouver, critiquer un certain nombre de choses dans cette politique russe envers la Tchétchénie. Non pas que nous n'ayons jamais contesté la souveraineté russe sur la Tchétchénie - nous n'avons jamais contesté non plus le droit pour un gouvernement de lutter contre le terrorisme - mais nous avons réprouvé les conséquences terribles et cruelles pour les populations civiles, le fait que les organisations humanitaires spécialisées n'aient pas pu travailler normalement, que les journalistes n'aient pas accès et surtout qu'il n'y ait pas d'autre perspective en dehors de cette opération militaire massive.
Alors justement, aujourd'hui, avec les résultats obtenus, les Russes sont dans une situation où ils peuvent prendre les initiatives politiques que nous demandons depuis des semaines et des semaines. Ils nous disent qu'ils n'ont pas d'interlocuteurs du côté tchétchène mais cela ne les empêche pas, puisque c'est un morceau de la Fédération de Russie, de dresser une perspective d'avenir pour les Tchétchènes et de dire quelle sera la situation des institutions, le statut de la Tchétchénie demain dans la Fédération de Russie où il y a beaucoup de situations et que les autonomies sont variables et parfois très importantes. J'ai quand même souligné que c'était à la fois leur responsabilité et peut-être le moment, aujourd'hui.
Q - Après Gorbatchev et Eltsine il y a une nouvelle génération d'hommes d'Etat russes qui arrive. Est-ce que cela va faire de cet homme-là quelqu'un de beaucoup plus difficile à gérer comme partenaire, pour l'Europe et pour la France ?
R - Je n'en suis pas sûr. Je pense qu'après les années qui viennent de s'écouler, de toute façon, tout successeur de Boris Eltsine aurait dû montrer que les choses étaient reprises en main, que le pays était gouverné et qu'il y avait un Etat russe qui fonctionne. Lequel reste d'ailleurs largement à bâtir et à construire. Et c'est là où la question de la coopération avec l'Europe, avec la France, avec l'Occident se pose comme étant un sujet d'avenir. Donc, de toute façon, nous aurions eu à passer par cette phase. Je ne pense pas qu'il faille en avoir peur. Je pense que c'est une nécessité pour la Russie, à cette étape, et que même dans une économie libérale moderne, il faut un Etat capable d'assurer des fonctions de base et elles ne sont pas correctement assurées dans la Russie d'aujourd'hui. Je pense que M. Poutine incarne ce besoin et ce moment, comme toute autre personnalité russe de premier plan l'aurait incarné aussi, parce que c'est le moment, plus encore que l'homme, qui veut cela.
Q - Il y a une nouvelle donne en Tchétchénie : les Russes semblent contrôler Grozny. Est-ce que par rapport à cette nouvelle situation, vous avez le sentiment que le message de la France -- qui appelle à une solution politique -- a été entendu par M. Poutine ?
R - En précisant directement face à M. Poutine, que la France n'avait jamais contesté la souveraineté russe sur la Tchétchénie, et en soulignant que c'était le moment, peut-être, de dessiner l'avenir politique de la Tchétchénie, j'espère avoir mieux fait entendre le message français par rapport à cela. Et je crois que M. Poutine a maintenant la responsabilité de définir l'étape suivante. En tout cas, nous aurons réussi en ce qui concerne la France, je crois, à la fois à dire ce qui devait être dit sur la Tchétchénie, à le dire avec netteté, avec franchise, et en même temps, à continuer, comme c'est notre intérêt, notre dialogue avec la Russie, sur le long terme, parce que nous avons aussi besoin d'une stratégie qui aide à renforcer, à stabiliser ce grand pays qui est notre voisin et qui le sera toujours, en tant qu'Européens. Nous devons avoir les deux objectifs et être capables de mener les deux choses en même temps.
Q - Notre otage dans le Caucase. En avez-vous parlé avec M. Poutine. A quoi s'engage-t-il sur ce dossier ?
R - J'en ai parlé avec M. Poutine qui est parfaitement au courant de la situation. Nous sommes en liaison quotidienne à ce sujet et je l'ai senti désireux de tout faire pour que cette affaire connaisse un heureux dénouement et que M. Fleutiaux retrouve la liberté le plus tôt possible. Je l'ai senti vraiment investi de cette responsabilité et désireux d'avoir ce résultat.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2000)
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ENTRETIEN AVEC LA CHAINE DE TELEVISION RUSSE "NTV", à Moscou, 4 février 2000
Q - Vos impressions sur M. Poutine
R - Le président par intérim m'a paru un homme très au fait des problèmes internationaux, très déterminé, très attentif à la question européenne, très désireux que la politique menée par la Russie en ce moment en Tchétchénie soit comprise - c'est un sujet sérieux entre la Russie et notamment les pays occidentaux - et très attaché à ce que la Russie, dans le monde d'aujourd'hui, occupe toute la place qui lui revient. Il m'a paru en même temps extrêmement attentif à ce qui peut être dit par la France sur tous ces sujets. Donc, j'ai eu au total une forte impression.
Q - Sur le changement de génération incarné par Vladimir Poutine
R - Je veux dire par là que, ne serait-ce que par son âge, c'est un homme qui représente la Russie. L'Union soviétique est loin déjà et la question d'aujourd'hui c'est la place de la Russie dans le monde, dans les 10/20 années qui viennent, et c'est un homme qui me paraît de plain-pied avec cette question. Il paraît en même temps conscient de ses responsabilités et il sera devant des choix et des décisions très considérables. Il est très important pour nous de savoir comment il analyse cette situation, quels sont ses projets, et qu'il entende notre analyse.
Q - Sur le contenu du message du président de la République remis au président par intérim
R - Le message portait sur le développement des contacts au plus haut niveau entre la France et la Russie.
Q - Combien a duré votre entretien avec Vladimir Poutine ?
R - Une heure et demi.
Q - Sur le problème tchétchène. Qu'aviez-vous à l'esprit en employant le terme "problème colonial" ?
R - Le type de conflit, d'affrontements sans fin, avec des opérations militaires pour reprendre le contrôle des villes, des routes, ensuite des montagnes, suivies d'interminables guérillas, de nouvelles actions militaires qui ne sont jamais complètement finies. Quand j'ai employé cette expression, je n'ai jamais entendu contester le fait que la Tchétchénie fasse partie de la Fédération russe.
Je voudrais en profiter pour dire quelle est exactement notre position. La Tchétchénie fait partie de la Russie, les gouvernements ont le droit, ils ont même le devoir, de lutter contre le terrorisme. En même temps, nous avons été extrêmement choqués par la cruauté de cette guerre et par le fait que les populations civiles en étaient très largement victimes. Nous avons pensé que, sur le plan humanitaire, sur le plan de l'aide aux populations, de l'accès des organisations internationales spécialisées, des journalistes par exemple, les choses auraient pu être faites autrement. Et nous continuons à souhaiter que les choses s'arrêtent, que les populations civiles soient épargnées et qu'on aide, au plus tôt et avec tous les moyens, tous ceux qui en ont besoin. En même temps, nous avons toujours dit que les moyens purement militaires ne suffiraient pas et qu'il fallait à un moment ou à un autre élaborer une solution politique.
On nous dit : mais on ne peut pas négocier une solution politique parce qu'il n'y pas d'interlocuteurs valables. Je dirai que, d'abord historiquement, tout montre que, quand on cherche des interlocuteurs, on finit par en trouver, mais je dirai aussi que, même sans interlocuteurs pour le moment, les autorités russes peuvent parfaitement définir ce que peut être l'avenir de la Tchétchénie demain, toujours dans la Fédération russe, mais avec son propre statut. Après tout, à l'intérieur de la Fédération russe il y a une très grande variété de situations institutionnelles. Les autorités russes peuvent le faire d'elles-mêmes et la situation qui semble être en train de s'instaurer sur le terrain à partir de maintenant crée cette opportunité. Nous souhaitons que les autorités russes saisissent cette occasion et définissent un avenir pour la Tchétchénie. Ce n'est pas à nous d'en dire plus, en fait c'est une affaire russe, mais je crois que nous avons le droit d'exprimer cette attente et ce souhait et que c'est conforme à la très grande qualité de nos relations.
Q - Quelle a été la réponse de M. Poutine ?
R - D'abord il m'a écouté avec beaucoup d'attention et il s'est livré à quelques réflexions et quelques ouvertures devant moi, mais je ne veux pas parler pour lui, je ne peux pas parler à sa place.
Q - Mais êtes-vous satisfait de ses réponses ?
R - Il ne s'agit pas de savoir si cela nous arrange, mais je ne peux que vous redire que je crois que la situation actuelle, le moment où nous sommes par rapport à cette guerre, devrait permettre aux autorités russes d'aller de l'avant sur le plan politique.
Q - Avez vous posé la question de l'otage français, le journaliste Fleutiaux ?
R - J'allais le faire, et c'est lui qui m'en a parlé spontanément. Je lui ai dit que nous attendons beaucoup des autorités russes, nous sommes conscients de ce qu'elles ont tenté jusqu'ici, et nous souhaitons naturellement que cette affaire, très douloureuse pour la famille de ce photographe de Toulouse et pour l'opinion française, connaisse un dénouement heureux et le plus rapide possible.
Q - Sur le sort d'un autre journaliste, russe, A. Babitski, qui aurait été remis aux Tchétchènes en échange de soldats russes
R - Je n'ai pas assez d'éléments sur cette affaire précise pour porter une appréciation.
Q - Votre opinion sur le principe même d'un tel échange.
R - Je préfère ne pas me prononcer sur cette affaire.
Q - La position de la France sur les sanctions à l'encontre de la Russie
R - On ne peut pas faire comme si les choses étaient normales, on peut comprendre certains de vos arguments, mais il y a là des moyens et des méthodes qui ne sont pas acceptables. Ainsi nous avions déjà décidé à Helsinki de concentrer les programmes de coopération entre l'Union Européenne et la Russie sur quelques points essentiels, tout ce qui tourne autour de la consolidation de l'Etat de droit, c'est notre intérêt commun de répondre à cela. On peut être amené à aller plus loin, malheureusement. Il faut bien comprendre qu'on ne le souhaite pas. Ce n'est pas du tout notre vision de l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Russie. Ce sont des relations stratégiques, fondamentales pour l'avenir du continent européen.
Q - Sur la révision de la stratégie de l'aide économique à la Russie que vous préconisez
R - Il me semble que, depuis neuf ou dix ans, l'aide occidentale à la Russie - je pense à l'aide du Fonds monétaire international, de l'Europe, des pays occidentaux pris un par un - a beaucoup apporté à la Russie dans certains cas et, dans d'autres cas, il semblerait que les conseils donnés en matière de politique économique ont finalement conduit à des résultats pervers, qui étaient contraires à ce que l'on voulait obtenir. Nous souhaitons évidemment poursuivre la coopération avec la Russie, ce n'est pas une question de quantité, c'est une question de qualité, en fait. Et, pour mieux ajuster notre approche, il faut aussi que les responsables russes nous disent : voilà quels sont nos projets, voilà quelle est notre stratégie et voilà de quoi nous avons besoin. A partir de là, nous parlerons et nous redéfinirons les bases d'une coopération à long terme.
Q - Sur l'attitude des partenaires européens de l'Autriche
R - Il y a unité des quatorze pays sur le fait de ramener les relations officielles politiques bilatérales au plus bas niveau possible. Ces pays sont d'accord, ils prennent des mesures ensemble, en même temps. Nous regrettons évidemment que nos avertissements et nos mises en garde n'aient pas été entendus. En ce qui concerne le fonctionnement des institutions européennes, c'est différent. L'Autriche est membre de l'Union européenne, et il n'y a aucun moyen d'aucune sorte de lui retirer cette qualité de membre. L'Autriche continue à participer aux réunions européennes malgré cette réprobation. Ce qu'on a déjà fait ces derniers jours a déjà permis d'obtenir un résultat : cela n'a pas permis d'empêcher la formation de ce gouvernement qui comprend l'extrême-droite, mais cela a aidé le président autrichien Klestil à faire signer par les chefs des deux partis un texte fondamental sur la démocratie, le respect des Droits de l'Homme et l'engagement européen. Nous en prenons acte. Et compte tenu des positions de l'un des deux partis de la coalition, nous maintenons les mesures bilatérales dont je viens de parler. Nous allons rester extrêmement vigilants, et continuer à faire pression. Sur ce que je vous ai décrit, il y a accord entre les Quatorze.
Q - La durée de ces mesures...
R - Autant que cela sera nécessaire.
Q - Ce qui est demandé à l'Autriche c'est un changement de Cabinet ou des preuves que ce Cabinet n'est pas si extrémiste qu'il le paraît ?
R - Nous verrons. Mais la première chose c'est d'empêcher que ce gouvernement puisse exercer une influence néfaste sur les décisions européennes. Cela, il ne le pourra pas, parce qu'il y a une unanimité des quatorze autres sur ces grands principes démocratiques et que, de lui-même, ce gouvernement vient de souscrire à un texte fondamental sur ce point. Ce que nous ne souhaiterions pas non plus, c'est que, en Autriche, ce gouvernement puisse mettre en oeuvre une politique qui serait contraire aux principes fondamentaux de l'Europe.
Q - Sur la date d'une visite de M. Poutine en France
R - Les choses ne sont pas arrêtées dans le détail, mais cette perspective est naturellement inscrite dans l'avenir.
Q - Cette année ?
R : Je ne peux pas vous en dire plus, c'est trop tôt.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2000)