Texte intégral
le 18 novembre 2004 à la Confédération.
En conclusion, je voudrais d'abord remercier chaleureusement au nom de toute la CFDT Pierre Rosanvallon, Pascal Lamy, Edmond Maire et Jean-François Trogrlic pour la réflexion pertinente que chacun nous a apportée aujourd'hui comme ils l'ont souvent fait dans la CFDT ou à ses côtés, je voudrais aussi les remercier pour la passion, l'enthousiasme et l'énergie qu'ils nous invitent à partager.
Je veux maintenant revenir sur notre histoire et les clés qu'elle nous livre pour construire l'avenir.
Il y a quarante ans l'ambition fondatrice de ceux qui ont fait la CFDT était de créer une grande organisation syndicale, ouverte à tous et toutes.
Cela venait en conclusion d'une évolution entamée de longue date pour l'indépendance à l'égard de toute église, de toute chapelle doctrinale ou philosophique, comme de tout parti politique.
Cela prenait place aussi dans le mouvement pour construire une organisation représentative, ancrée dans la réalité du travail dans toute sa diversité.
Enfin, une organisation syndicale démocratique. Je dirai doublement démocratique :
- démocratique dans son mode de fonctionnement, de gouvernement, de débats
- démocratique par le projet syndical qu'elle entendait promouvoir.
Un projet syndical visant à développer une action syndicale au service de l'émancipation, collective mais aussi individuelle, faisant appel à l'autonomie et à la responsabilité de chacun.
- Un projet syndical visant la construction d'une société plus juste, à la construction d'un monde dans lequel la violence, l'oppression, la misère feraient place à plus de solidarité, plus de liberté, où les inégalités les plus criantes, les plus violentes auraient disparues.
En quarante ans, le monde a profondément changé.
Dans bien des domaines, les changements et les évolutions qui ont eu lieu ont été positifs. Nous nous réjouissons par exemple des formidables progrès technologiques qui ont permis la modernisation de notre société : l'accès facilité à l'information, au savoir et à la culture. Nous nous réjouissons aussi de l'allongement de l'espérance de vie, de la paix retrouvée et de la construction de l'Europe.
En même temps nous sommes confrontés à de nouvelles réalités insupportables, préoccupantes, des réalités que nous avons parfois du mal à déchiffrer et à combattre. Les nouvelles formes du capitalisme, les nouvelles inégalités, les nouvelles formes de violence et d'exploitation, les nouvelles formes d'exclusion et de discrimination.
Incontestablement une des caractéristiques les plus lourdes de conséquence de notre époque tient aujourd'hui dans la perte d'espoir en l'avenir et toutes les interrogations sur le progrès social qui en découlent.
Les générations des années 60-80 ont cru, à tort ou à raison, aux utopies, qu'on les baptise parmi bien d'autres " socialisme démocratique, autogestion " et espéré dans la transformation du monde.
Aujourd'hui, l'espoir en l'avenir a laissé place au doute, à l'inquiétude, à la crainte d'un monde plus difficile aujourd'hui et plus encore demain. Reconnaissons toutefois que cette vision pessimiste de notre société qui regarde moins vers l'avenir que dans le rétroviseur n'est pas celle de toutes les régions du monde.
L'enjeu aujourd'hui, est bien de recréer l'espoir, non pas en fonction d'une nouvelle utopie, pas davantage en annonçant des lendemains catastrophiques, mais sur un principe de réalité, de mobilisation réaliste; en montrant et démontrant que des objectifs ambitieux sont atteignables, que des réformes positives sont possibles, qu'elles ont du sens et modifient les rapports entre les hommes en société. N'est-ce pas ce que nos anciens appelaient le " réalisme techniquement révolutionnaire "?
C'est bien en remobilisant les énergies, en leur offrant une perspective attractive qu'on recréera confiance en l'avenir.
Ce principe de réalité et de responsabilité, a toujours été au cur de la démarche de la CFDT, même lors des épisodes que l'on pourrait considérer comme les plus " fous " de son histoire.
Analyser et dire ce qui est, conduire une stratégie du possible, affirmer contre tout populisme et démagogie ce réalisme tranquille, défendre contre tout corporatisme et tout court-termisme une vision de l'intérêt général et durable des salariés.
1964 est une référence aussi à un autre titre : celle des choix difficiles, des désaccords qu'ils suscitent parfois accompagnés de départs. Le choix de la déconfessionnalisation, c'est aussi le refus d'une évolution par une minorité de 10 %. C'était le choix non désiré mais assumé d'un affaiblissement provisoire de l'organisation pour mieux la renforcer ensuite.
Cela n'a pas été la seule fois où la CFDT a pu connaître des secousses sérieuses et des tangages. Ce fut le cas en 78 avec le recentrage, en 95 avec la Sécu, puis en 2003 avec les retraites. Chaque fois que la CFDT a été confrontée à ces choix difficiles, elle a été en butte aux critiques, elle a connu ces débats internes éventuellement accompagnés de départs même si on les regrette parfois.
Ces moments, difficiles pour les militants, sont utiles s'ils servent à clarifier. Non pas la clarification pour exclure mais la clarification pour s'expliquer, faire l'analyse des points faibles et de ceux qui peuvent devenir les points forts. Bref pour faire progresser toute la CFDT.
C'est un nouveau chapitre de cette histoire tumultueuse que nous venons de vivre et qui a donné lieu à une première phase de débats qui aura duré un an et auxquels ont participé plus de 15 000 adhérents et responsables, des débats dont le rapport " Débattre pour se renforcer " a fidèlement rendu compte. Le Conseil national d'octobre dernier a clairement affirmé la volonté de toute la CFDT de poursuivre cette démarche participative engagée avec les militants pour donner un nouvel élan à notre stratégie d'action.
Trois axes seront au menu des débats que nous voulons mener dans toutes les unions régionales et les fédérations avec les responsables de syndicats :
D'abord, redonner un contenu fort et concret à notre critique sociale et alimenter ainsi nos objectifs de transformation sociale et notre action revendicative dont le travail dans toutes ses dimensions doit devenir le centre de gravité.
Ensuite, mettre en uvre plus fortement notre conception du syndicalisme et traduire ainsi plus concrètement la confrontation qu'il nous faut avoir avec les autres organisations syndicales comme avec nos partenaires et interlocuteurs sociaux et politiques.
Enfin, créer les conditions d'un fonctionnement plus participatif qui soit aussi un nouveau ressort pour renouer avec une dynamique de croissance et de renforcement.
Ce travail de réflexion, d'élaboration, de débats, d'échanges et de confrontations, internes et externes, sur ces questions ne fait que commencer. Quelques éléments le nourrissent déjà et la table ronde de ce soir nous a aidé à avancer dans notre réflexion. Il nous faut la poursuivre sans éluder les questions difficiles et pour certaines encore sans réponse.
Énoncer clairement ce que veut la CFDT, cela signifie que nous soyons capables d'avancer une critique sociale aiguisée de ce monde, de la manière dont il tourne, de ce qui le rend inacceptable, de dire de ce qu'il faut changer et d'énoncer comment nous entendons nous y prendre.
Nous avons à construire une nouvelle critique du capitalisme, celle d'un capitalisme mondialisé, un capitalisme financier de moins en moins régulé, dont la gouvernance est en crise et sans vision de long terme de ses dirigeants.
À l'appui de cette critique, nous devons définir les conditions d'un réel contre pouvoir syndical dans les entreprises qui conduise celles-ci à assumer leur responsabilité sociale dans et hors de leurs murs, dans le cadre national comme dans le cadre européen et mondial.
Nous avons à regarder de plus près où se cachent les nouvelles inégalités, souvent où le syndicalisme est peu présent et peu sollicité. Elles doivent être la priorité dans les luttes sociales que nous voulons mener.
Nous avons à refonder les responsabilités individuelles et collectives, à forger de nouvelles solidarités, à en tracer les nouvelles frontières entre le professionnel, le collectif et le national, entre les générations
Nous devons toujours davantage nous appuyer sur le fil rouge de notre critique fondamentale du travail. La critique du travail a toujours été au cur de notre réflexion et de nos combats, qu'il s'agisse hier du travail taylorisé sur la chaîne industrielle, de la durée du travail ou aujourd'hui du travail aux multiples facettes du monde des services.
Parce que le travail est le premier moyen de l'autonomie, le plus fort ressort de l'intégration, un temps fondamental d'épanouissement individuel, un cadre essentiel de construction du collectif, nous voulons faire de la question du travail, l'axe qui fédère notre action revendicative, qui donne sens et contenu à notre projet de transformation sociale, à notre lutte au quotidien pour le plein-emploi.
Être réformiste c'est vouloir donner forme à la société. Ce n'est pas simplement réformer ce qu'il faut changer pour faire disparaître ce qui est insupportable en termes d'inégalités, d'injustices, de conditions de vie inacceptables. C'est aussi vouloir construire une société nourrie par une dynamique démocratique, qui prenne mieux en compte la société civile dans sa complexité, dans sa diversité comme dans sa conflictualité. Là aussi, l'idée du contrat social pour donner forme à la société, n'a rien perdu de sa nécessité même si les mots pour l'énoncer peuvent changer. Y renoncer serait renoncer à changer cette société.
Pour donner vie à cette ambition, il nous faut convaincre les millions de salariés de l'utilité de l'action collective. Les batailles que nous voulons mener ne peuvent être livrées sans la mobilisation du plus grand nombre des salariés, de toutes les catégories de salariés.
Le syndicalisme tout entier est concerné par ce défi.
Des adhérents plus nombreux et mieux organisés pour débattre et agir, c'est la condition de rapports de force plus équilibrés qui obligeront le patronat comme ceux qui nous gouvernent, quelle que soit leur appartenance politique, à tenir compte de l'avis et des intérêts de ceux qui travaillent.
Le monde d'aujourd'hui n'est peut être pas plus dur que celui d'hier mais il est sans aucun doute plus complexe. C'est en tout cas un autre monde. Notre génération, de syndicalistes comme celles qui l'ont précédé doit mettre en forme un horizon de propositions dynamiques et cohérentes. Heureusement elle ne part pas de rien, elle a l'acquis de ce qui nous a été transmis par nos aînés, par ceux qui ont fait la CFDT, les valeurs qu'ils nous ont transmises, leur histoire, leur expérience. Elle a aussi tout un héritage de réflexions, de positions élaborées par les syndicats, les fédérations, les unions régionales, actées en congrès qui sont autant de références pour poser de nouveaux jalons. Ces apports nous sont précieux au moment où nous assumons la relève.
À nous, maintenant de réinventer un projet syndical pour ces temps nouveaux, de recréer l'espoir dans le monde que nous voulons, de faire vivre notre réformisme de conquête.
(Source http://www.cfdt.fr, le 24 novembre 2004)
Le Monde du 19 novembre 2004
Voici quarante ans et quelques jours, naissait la CFDT, le " D " de démocratie venant remplacer le " C " de chrétien. Si elle a traversé depuis de nombreuses mutations et pas mal de tempêtes, elle est toujours restée fidèle à ses valeurs d'autonomie, d'émancipation, de justice et de solidarité, ainsi qu'à la promesse qu'elle s'était faite en 1964 : celle d'un syndicalisme démocratique, fait de débats et de confrontations. Mais les anniversaires ne sont pas seulement des rendez-vous avec soi-même, ils doivent être aussi l'occasion de pointer ce qui a changé. Et ce qui a changé, en quarante ans, c'est d'abord la société française. Voilà ce qu'il faut considérer si nous voulons tourner le syndicalisme vers l'avenir.
La société française ne s'organise plus seulement de manière pyramidale. Au-delà des grandes catégories socio-professionnelles (ouvriers, employés, cadres, etc.) se dessinent de nouvelles divisions : compétitifs, protégés, précaires et exclus. L'organisation de la production et du travail, le jeu des sous-traitances et des externalisations, la généralisation du CDD et des différentes formes d'emploi précaire dans certains secteurs, la désindustrialisation et la compétition internationale, les inégalités de formation et de capital culturel La combinaison de tous ces facteurs - et d'autres encore - a accouché d'une société nouvelle, dont le processus de modernisation a fait des heureux, mais aussi de nombreux laissés pour compte. Une société d'autant plus dure qu'elle s'est transformée en remettant toujours à plus tard la nécessaire redéfinition des solidarités qui assuraient sa cohérence, et en sacrifiant en grande partie son ascenseur social.
Certains ont ainsi les moyens de se projeter dans l'avenir, de compter sur un emploi stable ou relativement stable, d'accéder au crédit, de choisir leur quartier, d'accompagner leurs enfants dans les études, de voyager. D'autres sont cantonnés dans les quartiers de relégation, les petits boulots, la menace du chômage, le manque de formation, et la conviction que l'avenir ne sera pas tellement meilleur que le présent.
Ces positions ne rendent bien sûr pas compte de toute la diversité des situations, mais elles marquent les deux extrémités d'un spectre social où la sécurité reste le bien le plus injustement distribué, et l'anxiété le mal le plus répandu. Dans cette nouvelle société française, les inégalités les plus dures ne concernent pas seulement le niveau de revenu, la nature du travail et la place occupée dans le système de production, mais aussi les chances de mobilité, de réalisation, d'autonomie, et la possibilité d'être défendu socialement et politiquement. Car l'insécurité sociale a également sa géographie syndicale et politique : les oubliés de la modernisation et de la mondialisation sont encore trop rarement affiliés à un syndicat, ils s'abstiennent volontiers lors des consultations électorales ou encore choisissent un vote de colère, aux marges du débat démocratique. La " crise de la représentation " sur laquelle nous faisons des gammes depuis des années, c'est d'abord le nombre croissant de nos compatriotes que l'offre politique et sociale n'intéresse plus, et qui sont condamnés à l'expression par procuration, via quelques porte-parole auto-proclamés.
Voulons-nous laisser les choses en l'état en nous contentant de coller des rustines ici ou là ? Voulons-nous être uniquement les infirmiers du social, les urgenciers d'une guerre qui nous dépasse ? Ou bien voulons-nous contribuer à redonner forme à notre société ? Voilà la question.
C'est cette question que m'ont posée de nombreux militants CFDT depuis plus d'un an que je vais à leur rencontre. Nous avions ouvert ce grand cycle de débat après la réforme des retraites et les remous qu'elle avait causés dans nos rangs. Nous nous sommes expliqués et, je le crois, nous nous sommes compris. Notre réponse est : redonnons forme à la société.
Car c'est cela, être réformiste. Ce n'est pas promouvoir le dialogue social comme une méthode sans contenu. Le réformisme ne se réduit pas à une leçon de solfège technocratique à l'usage des seuls négociateurs et gouvernants. Au contraire, il est et il fut toujours chargé d'une critique sociale et d'une visée transformatrice dont la négociation et le compromis sont des instruments, et non la finalité.
Redonner forme à la société, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie d'abord que notre société a perdu forme. La société française a pris un nouveau visage, mais elle n'a pas su ou pas voulu se donner une nouvelle cohérence. Les équilibres qui avaient été mis en place pendant les Trente glorieuses ont été rompus : ils correspondaient à une économie et à des aspirations collectives qui se sont profondément transformées. Mais ils n'ont pas été remplacés pour autant. Du coup, on continue à parler de la société française, mais on la décrit en pièces détachées, à travers ses fractures, ses inégalités, ses tensions, ses éclats. Alors que la priorité devrait être de déterminer son dénominateur commun, de la rassembler et de formuler les termes d'un nouveau compromis collectif entre l'économique et le social. Alors que l'urgence est de recoudre la trame de nos villes, de définir ce que l'école doit à nos enfants, de bâtir de nouvelles solidarités intergénérationnelles et de construire des objectifs communs aux différentes catégories de salariat qu'a générées le capitalisme contemporain.
Cette société retrouvera réellement forme si nous réglons leur compte aux injustices les plus criantes qu'elle a laissé s'installer depuis une vingtaine d'années. La plus manifeste et la plus générale d'entre elles est, selon moi, le peu de chance donné aux individus de piloter réellement leur vie. Loin de l'idéal de liberté, d'autonomie et d'individualisme vanté chaque jour par les médias, la réalité sociale est pour beaucoup celle de destins consignés : par une école qui trie et sélectionne beaucoup trop tôt, par des villes de plus en plus morcelées, par des identités donnant lieu à de multiples formes de discrimination, par une organisation du travail qui ne permet ni de se former tout au long de la vie ni de s'armer pour faire face au risque de chômage.
Le travail est ainsi aujourd'hui l'un des lieux où se cumulent le plus grand nombre de déceptions alors qu'il devrait être au cur de la réalisation collective et de l'épanouissement individuel. Le travail autour duquel nous avons construit la plupart des protections sociales contre le chômage, la vieillesse impécunieuse ou la maladie, est aujourd'hui, non seulement très inégalement protecteur, mais très peu émancipateur.
Cette situation ne se règlera pas avec, d'un côté, le silence des politiques et, de l'autre, quelques couplets du discours managérial sur l'entreprise, la responsabilité, l'initiative et l'esprit d'équipe.
Le syndicalisme a t-il les moyens d'une telle ambition dans un pays où il ne pèse guère plus de 8 % des salariés ? Il est évident que de tels défis appellent des syndicats plus forts et plus représentatifs. Au cours de son histoire, la CFDT a prouvé que la faiblesse syndicale n'est pas une fatalité. Fédérer plus largement et créer une nouvelle dynamique de transformation sociale est possible si nous sommes en mesure de dire quelle forme nous voulons donner à la société.
La construction d'un horizon mobilisateur demande courage et lucidité. Elus, syndicalistes, employeurs, société civile, ont montré récemment qu'ils étaient capables de s'entendre sur des constats. C'est à l'étape suivante qu'il faut à présent s'atteler : faire ensemble l'apprentissage de l'exercice de la transformation, afin que la définition de nouvelles solidarités collectives produise moins de ruptures et plus de sens commun. L'essentiel est bien de dégager l'objectif autour duquel s'organiseront les discussions à venir. Et cet objectif, pour nous, reste celui d'une société plus juste, plus solidaire et plus émancipatrice. Le même, en somme, que nos aînés de 1964. Car si la société a changé, notre ambition et nos valeurs n'ont pas pris une ride.
(Source http://www.cfdt.fr, le 19 novembre 2004)
En conclusion, je voudrais d'abord remercier chaleureusement au nom de toute la CFDT Pierre Rosanvallon, Pascal Lamy, Edmond Maire et Jean-François Trogrlic pour la réflexion pertinente que chacun nous a apportée aujourd'hui comme ils l'ont souvent fait dans la CFDT ou à ses côtés, je voudrais aussi les remercier pour la passion, l'enthousiasme et l'énergie qu'ils nous invitent à partager.
Je veux maintenant revenir sur notre histoire et les clés qu'elle nous livre pour construire l'avenir.
Il y a quarante ans l'ambition fondatrice de ceux qui ont fait la CFDT était de créer une grande organisation syndicale, ouverte à tous et toutes.
Cela venait en conclusion d'une évolution entamée de longue date pour l'indépendance à l'égard de toute église, de toute chapelle doctrinale ou philosophique, comme de tout parti politique.
Cela prenait place aussi dans le mouvement pour construire une organisation représentative, ancrée dans la réalité du travail dans toute sa diversité.
Enfin, une organisation syndicale démocratique. Je dirai doublement démocratique :
- démocratique dans son mode de fonctionnement, de gouvernement, de débats
- démocratique par le projet syndical qu'elle entendait promouvoir.
Un projet syndical visant à développer une action syndicale au service de l'émancipation, collective mais aussi individuelle, faisant appel à l'autonomie et à la responsabilité de chacun.
- Un projet syndical visant la construction d'une société plus juste, à la construction d'un monde dans lequel la violence, l'oppression, la misère feraient place à plus de solidarité, plus de liberté, où les inégalités les plus criantes, les plus violentes auraient disparues.
En quarante ans, le monde a profondément changé.
Dans bien des domaines, les changements et les évolutions qui ont eu lieu ont été positifs. Nous nous réjouissons par exemple des formidables progrès technologiques qui ont permis la modernisation de notre société : l'accès facilité à l'information, au savoir et à la culture. Nous nous réjouissons aussi de l'allongement de l'espérance de vie, de la paix retrouvée et de la construction de l'Europe.
En même temps nous sommes confrontés à de nouvelles réalités insupportables, préoccupantes, des réalités que nous avons parfois du mal à déchiffrer et à combattre. Les nouvelles formes du capitalisme, les nouvelles inégalités, les nouvelles formes de violence et d'exploitation, les nouvelles formes d'exclusion et de discrimination.
Incontestablement une des caractéristiques les plus lourdes de conséquence de notre époque tient aujourd'hui dans la perte d'espoir en l'avenir et toutes les interrogations sur le progrès social qui en découlent.
Les générations des années 60-80 ont cru, à tort ou à raison, aux utopies, qu'on les baptise parmi bien d'autres " socialisme démocratique, autogestion " et espéré dans la transformation du monde.
Aujourd'hui, l'espoir en l'avenir a laissé place au doute, à l'inquiétude, à la crainte d'un monde plus difficile aujourd'hui et plus encore demain. Reconnaissons toutefois que cette vision pessimiste de notre société qui regarde moins vers l'avenir que dans le rétroviseur n'est pas celle de toutes les régions du monde.
L'enjeu aujourd'hui, est bien de recréer l'espoir, non pas en fonction d'une nouvelle utopie, pas davantage en annonçant des lendemains catastrophiques, mais sur un principe de réalité, de mobilisation réaliste; en montrant et démontrant que des objectifs ambitieux sont atteignables, que des réformes positives sont possibles, qu'elles ont du sens et modifient les rapports entre les hommes en société. N'est-ce pas ce que nos anciens appelaient le " réalisme techniquement révolutionnaire "?
C'est bien en remobilisant les énergies, en leur offrant une perspective attractive qu'on recréera confiance en l'avenir.
Ce principe de réalité et de responsabilité, a toujours été au cur de la démarche de la CFDT, même lors des épisodes que l'on pourrait considérer comme les plus " fous " de son histoire.
Analyser et dire ce qui est, conduire une stratégie du possible, affirmer contre tout populisme et démagogie ce réalisme tranquille, défendre contre tout corporatisme et tout court-termisme une vision de l'intérêt général et durable des salariés.
1964 est une référence aussi à un autre titre : celle des choix difficiles, des désaccords qu'ils suscitent parfois accompagnés de départs. Le choix de la déconfessionnalisation, c'est aussi le refus d'une évolution par une minorité de 10 %. C'était le choix non désiré mais assumé d'un affaiblissement provisoire de l'organisation pour mieux la renforcer ensuite.
Cela n'a pas été la seule fois où la CFDT a pu connaître des secousses sérieuses et des tangages. Ce fut le cas en 78 avec le recentrage, en 95 avec la Sécu, puis en 2003 avec les retraites. Chaque fois que la CFDT a été confrontée à ces choix difficiles, elle a été en butte aux critiques, elle a connu ces débats internes éventuellement accompagnés de départs même si on les regrette parfois.
Ces moments, difficiles pour les militants, sont utiles s'ils servent à clarifier. Non pas la clarification pour exclure mais la clarification pour s'expliquer, faire l'analyse des points faibles et de ceux qui peuvent devenir les points forts. Bref pour faire progresser toute la CFDT.
C'est un nouveau chapitre de cette histoire tumultueuse que nous venons de vivre et qui a donné lieu à une première phase de débats qui aura duré un an et auxquels ont participé plus de 15 000 adhérents et responsables, des débats dont le rapport " Débattre pour se renforcer " a fidèlement rendu compte. Le Conseil national d'octobre dernier a clairement affirmé la volonté de toute la CFDT de poursuivre cette démarche participative engagée avec les militants pour donner un nouvel élan à notre stratégie d'action.
Trois axes seront au menu des débats que nous voulons mener dans toutes les unions régionales et les fédérations avec les responsables de syndicats :
D'abord, redonner un contenu fort et concret à notre critique sociale et alimenter ainsi nos objectifs de transformation sociale et notre action revendicative dont le travail dans toutes ses dimensions doit devenir le centre de gravité.
Ensuite, mettre en uvre plus fortement notre conception du syndicalisme et traduire ainsi plus concrètement la confrontation qu'il nous faut avoir avec les autres organisations syndicales comme avec nos partenaires et interlocuteurs sociaux et politiques.
Enfin, créer les conditions d'un fonctionnement plus participatif qui soit aussi un nouveau ressort pour renouer avec une dynamique de croissance et de renforcement.
Ce travail de réflexion, d'élaboration, de débats, d'échanges et de confrontations, internes et externes, sur ces questions ne fait que commencer. Quelques éléments le nourrissent déjà et la table ronde de ce soir nous a aidé à avancer dans notre réflexion. Il nous faut la poursuivre sans éluder les questions difficiles et pour certaines encore sans réponse.
Énoncer clairement ce que veut la CFDT, cela signifie que nous soyons capables d'avancer une critique sociale aiguisée de ce monde, de la manière dont il tourne, de ce qui le rend inacceptable, de dire de ce qu'il faut changer et d'énoncer comment nous entendons nous y prendre.
Nous avons à construire une nouvelle critique du capitalisme, celle d'un capitalisme mondialisé, un capitalisme financier de moins en moins régulé, dont la gouvernance est en crise et sans vision de long terme de ses dirigeants.
À l'appui de cette critique, nous devons définir les conditions d'un réel contre pouvoir syndical dans les entreprises qui conduise celles-ci à assumer leur responsabilité sociale dans et hors de leurs murs, dans le cadre national comme dans le cadre européen et mondial.
Nous avons à regarder de plus près où se cachent les nouvelles inégalités, souvent où le syndicalisme est peu présent et peu sollicité. Elles doivent être la priorité dans les luttes sociales que nous voulons mener.
Nous avons à refonder les responsabilités individuelles et collectives, à forger de nouvelles solidarités, à en tracer les nouvelles frontières entre le professionnel, le collectif et le national, entre les générations
Nous devons toujours davantage nous appuyer sur le fil rouge de notre critique fondamentale du travail. La critique du travail a toujours été au cur de notre réflexion et de nos combats, qu'il s'agisse hier du travail taylorisé sur la chaîne industrielle, de la durée du travail ou aujourd'hui du travail aux multiples facettes du monde des services.
Parce que le travail est le premier moyen de l'autonomie, le plus fort ressort de l'intégration, un temps fondamental d'épanouissement individuel, un cadre essentiel de construction du collectif, nous voulons faire de la question du travail, l'axe qui fédère notre action revendicative, qui donne sens et contenu à notre projet de transformation sociale, à notre lutte au quotidien pour le plein-emploi.
Être réformiste c'est vouloir donner forme à la société. Ce n'est pas simplement réformer ce qu'il faut changer pour faire disparaître ce qui est insupportable en termes d'inégalités, d'injustices, de conditions de vie inacceptables. C'est aussi vouloir construire une société nourrie par une dynamique démocratique, qui prenne mieux en compte la société civile dans sa complexité, dans sa diversité comme dans sa conflictualité. Là aussi, l'idée du contrat social pour donner forme à la société, n'a rien perdu de sa nécessité même si les mots pour l'énoncer peuvent changer. Y renoncer serait renoncer à changer cette société.
Pour donner vie à cette ambition, il nous faut convaincre les millions de salariés de l'utilité de l'action collective. Les batailles que nous voulons mener ne peuvent être livrées sans la mobilisation du plus grand nombre des salariés, de toutes les catégories de salariés.
Le syndicalisme tout entier est concerné par ce défi.
Des adhérents plus nombreux et mieux organisés pour débattre et agir, c'est la condition de rapports de force plus équilibrés qui obligeront le patronat comme ceux qui nous gouvernent, quelle que soit leur appartenance politique, à tenir compte de l'avis et des intérêts de ceux qui travaillent.
Le monde d'aujourd'hui n'est peut être pas plus dur que celui d'hier mais il est sans aucun doute plus complexe. C'est en tout cas un autre monde. Notre génération, de syndicalistes comme celles qui l'ont précédé doit mettre en forme un horizon de propositions dynamiques et cohérentes. Heureusement elle ne part pas de rien, elle a l'acquis de ce qui nous a été transmis par nos aînés, par ceux qui ont fait la CFDT, les valeurs qu'ils nous ont transmises, leur histoire, leur expérience. Elle a aussi tout un héritage de réflexions, de positions élaborées par les syndicats, les fédérations, les unions régionales, actées en congrès qui sont autant de références pour poser de nouveaux jalons. Ces apports nous sont précieux au moment où nous assumons la relève.
À nous, maintenant de réinventer un projet syndical pour ces temps nouveaux, de recréer l'espoir dans le monde que nous voulons, de faire vivre notre réformisme de conquête.
(Source http://www.cfdt.fr, le 24 novembre 2004)
Le Monde du 19 novembre 2004
Voici quarante ans et quelques jours, naissait la CFDT, le " D " de démocratie venant remplacer le " C " de chrétien. Si elle a traversé depuis de nombreuses mutations et pas mal de tempêtes, elle est toujours restée fidèle à ses valeurs d'autonomie, d'émancipation, de justice et de solidarité, ainsi qu'à la promesse qu'elle s'était faite en 1964 : celle d'un syndicalisme démocratique, fait de débats et de confrontations. Mais les anniversaires ne sont pas seulement des rendez-vous avec soi-même, ils doivent être aussi l'occasion de pointer ce qui a changé. Et ce qui a changé, en quarante ans, c'est d'abord la société française. Voilà ce qu'il faut considérer si nous voulons tourner le syndicalisme vers l'avenir.
La société française ne s'organise plus seulement de manière pyramidale. Au-delà des grandes catégories socio-professionnelles (ouvriers, employés, cadres, etc.) se dessinent de nouvelles divisions : compétitifs, protégés, précaires et exclus. L'organisation de la production et du travail, le jeu des sous-traitances et des externalisations, la généralisation du CDD et des différentes formes d'emploi précaire dans certains secteurs, la désindustrialisation et la compétition internationale, les inégalités de formation et de capital culturel La combinaison de tous ces facteurs - et d'autres encore - a accouché d'une société nouvelle, dont le processus de modernisation a fait des heureux, mais aussi de nombreux laissés pour compte. Une société d'autant plus dure qu'elle s'est transformée en remettant toujours à plus tard la nécessaire redéfinition des solidarités qui assuraient sa cohérence, et en sacrifiant en grande partie son ascenseur social.
Certains ont ainsi les moyens de se projeter dans l'avenir, de compter sur un emploi stable ou relativement stable, d'accéder au crédit, de choisir leur quartier, d'accompagner leurs enfants dans les études, de voyager. D'autres sont cantonnés dans les quartiers de relégation, les petits boulots, la menace du chômage, le manque de formation, et la conviction que l'avenir ne sera pas tellement meilleur que le présent.
Ces positions ne rendent bien sûr pas compte de toute la diversité des situations, mais elles marquent les deux extrémités d'un spectre social où la sécurité reste le bien le plus injustement distribué, et l'anxiété le mal le plus répandu. Dans cette nouvelle société française, les inégalités les plus dures ne concernent pas seulement le niveau de revenu, la nature du travail et la place occupée dans le système de production, mais aussi les chances de mobilité, de réalisation, d'autonomie, et la possibilité d'être défendu socialement et politiquement. Car l'insécurité sociale a également sa géographie syndicale et politique : les oubliés de la modernisation et de la mondialisation sont encore trop rarement affiliés à un syndicat, ils s'abstiennent volontiers lors des consultations électorales ou encore choisissent un vote de colère, aux marges du débat démocratique. La " crise de la représentation " sur laquelle nous faisons des gammes depuis des années, c'est d'abord le nombre croissant de nos compatriotes que l'offre politique et sociale n'intéresse plus, et qui sont condamnés à l'expression par procuration, via quelques porte-parole auto-proclamés.
Voulons-nous laisser les choses en l'état en nous contentant de coller des rustines ici ou là ? Voulons-nous être uniquement les infirmiers du social, les urgenciers d'une guerre qui nous dépasse ? Ou bien voulons-nous contribuer à redonner forme à notre société ? Voilà la question.
C'est cette question que m'ont posée de nombreux militants CFDT depuis plus d'un an que je vais à leur rencontre. Nous avions ouvert ce grand cycle de débat après la réforme des retraites et les remous qu'elle avait causés dans nos rangs. Nous nous sommes expliqués et, je le crois, nous nous sommes compris. Notre réponse est : redonnons forme à la société.
Car c'est cela, être réformiste. Ce n'est pas promouvoir le dialogue social comme une méthode sans contenu. Le réformisme ne se réduit pas à une leçon de solfège technocratique à l'usage des seuls négociateurs et gouvernants. Au contraire, il est et il fut toujours chargé d'une critique sociale et d'une visée transformatrice dont la négociation et le compromis sont des instruments, et non la finalité.
Redonner forme à la société, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie d'abord que notre société a perdu forme. La société française a pris un nouveau visage, mais elle n'a pas su ou pas voulu se donner une nouvelle cohérence. Les équilibres qui avaient été mis en place pendant les Trente glorieuses ont été rompus : ils correspondaient à une économie et à des aspirations collectives qui se sont profondément transformées. Mais ils n'ont pas été remplacés pour autant. Du coup, on continue à parler de la société française, mais on la décrit en pièces détachées, à travers ses fractures, ses inégalités, ses tensions, ses éclats. Alors que la priorité devrait être de déterminer son dénominateur commun, de la rassembler et de formuler les termes d'un nouveau compromis collectif entre l'économique et le social. Alors que l'urgence est de recoudre la trame de nos villes, de définir ce que l'école doit à nos enfants, de bâtir de nouvelles solidarités intergénérationnelles et de construire des objectifs communs aux différentes catégories de salariat qu'a générées le capitalisme contemporain.
Cette société retrouvera réellement forme si nous réglons leur compte aux injustices les plus criantes qu'elle a laissé s'installer depuis une vingtaine d'années. La plus manifeste et la plus générale d'entre elles est, selon moi, le peu de chance donné aux individus de piloter réellement leur vie. Loin de l'idéal de liberté, d'autonomie et d'individualisme vanté chaque jour par les médias, la réalité sociale est pour beaucoup celle de destins consignés : par une école qui trie et sélectionne beaucoup trop tôt, par des villes de plus en plus morcelées, par des identités donnant lieu à de multiples formes de discrimination, par une organisation du travail qui ne permet ni de se former tout au long de la vie ni de s'armer pour faire face au risque de chômage.
Le travail est ainsi aujourd'hui l'un des lieux où se cumulent le plus grand nombre de déceptions alors qu'il devrait être au cur de la réalisation collective et de l'épanouissement individuel. Le travail autour duquel nous avons construit la plupart des protections sociales contre le chômage, la vieillesse impécunieuse ou la maladie, est aujourd'hui, non seulement très inégalement protecteur, mais très peu émancipateur.
Cette situation ne se règlera pas avec, d'un côté, le silence des politiques et, de l'autre, quelques couplets du discours managérial sur l'entreprise, la responsabilité, l'initiative et l'esprit d'équipe.
Le syndicalisme a t-il les moyens d'une telle ambition dans un pays où il ne pèse guère plus de 8 % des salariés ? Il est évident que de tels défis appellent des syndicats plus forts et plus représentatifs. Au cours de son histoire, la CFDT a prouvé que la faiblesse syndicale n'est pas une fatalité. Fédérer plus largement et créer une nouvelle dynamique de transformation sociale est possible si nous sommes en mesure de dire quelle forme nous voulons donner à la société.
La construction d'un horizon mobilisateur demande courage et lucidité. Elus, syndicalistes, employeurs, société civile, ont montré récemment qu'ils étaient capables de s'entendre sur des constats. C'est à l'étape suivante qu'il faut à présent s'atteler : faire ensemble l'apprentissage de l'exercice de la transformation, afin que la définition de nouvelles solidarités collectives produise moins de ruptures et plus de sens commun. L'essentiel est bien de dégager l'objectif autour duquel s'organiseront les discussions à venir. Et cet objectif, pour nous, reste celui d'une société plus juste, plus solidaire et plus émancipatrice. Le même, en somme, que nos aînés de 1964. Car si la société a changé, notre ambition et nos valeurs n'ont pas pris une ride.
(Source http://www.cfdt.fr, le 19 novembre 2004)