Texte intégral
Je suis très heureux de me retrouver parmi vous pour ouvrir, au nom du gouvernement, ce colloque organisé par le SGCI dans le cadre des diverses manifestations marquant le cinquantième anniversaire de sa création.
Je sais que Dominique Strauss-Kahn aurait, lui aussi, aimé saluer vos travaux. Je vous demande de bien vouloir l'excuser, car il a dû partir pour les Etats-Unis en compagnie du Premier ministre.
Je voudrais maintenant dire quelques mots sur le thème que vous avez choisi et qui me paraît devoir susciter une réflexion stimulante.
Un colloque consacré à "la conscience européenne" aurait, en effet, de quoi étonner l'universitaire Paul Hazard, lui qui terminait "la crise de la conscience européenne" par ces trois remarques:
"Qu'est-ce que l'Europe? Un acharnement de voisins qui se battent.(...)
Qu'est-ce que l'Europe? Un enchevêtrement de barrières, et devant chacune d'elles, des gens dont le métier est de demander les passeports et de faire payer des impôts. (...)
Qu'est-ce que l'Europe? Une pensée qui ne se contente jamais."
Certes, il s'interrogeait sur la transition entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, mais il le faisait quelques années à peine avant le second conflit mondial, ce qui donne à son propos un ton prémonitoire. Alors que nous célébrons le cinquantenaire du SGCI, c'est-à-dire cinquante ans de construction européenne, je mesure l'extraordinaire chemin parcouru en ce que seule la troisième remarque reste d'actualité. Oui, l'Europe est bien encore cette pensée qui ne se contente jamais.
Je suis convaincu que le thème de la "conscience européenne" est d'une brûlante actualité extrêmement forte du point de vue de la construction européenne.
Nous sommes aujourd'hui dans un phase de transition.
D'un côté, l'Europe vient, avec la décision sur la monnaie unique, de faire quelque chose d'important, elle vient de prendre une décision comme elle n'en avait, probablement, jamais pris. Le passage à l'euro n'est pas une décision technique, monétaire, c'est un geste d'une portée considérable : onze pays qui renoncent à leur souveraineté monétaire, c'est un acte sans précédent. De l'autre côté, nous avons lancé le processus d'élargissement. C'est un défi extraordinaire. Dans quelques années, l'Europe, avec vingt-cinq ou trente pays, sera pour la première fois établie, rétablie dans sa géographie. Il y a là, dans ce double mouvement, même pour les plus blasés, une dimension historique majeure. Nous sommes en plein dans le sujet. Or, en même temps, il nous faut bien constater un blocage politique. Non seulement l'union politique n'est pas au rendez-vous, mais, dans son fonctionnement quotidien, l'Union est invalide. Nous le vivons ensemble avec Jean Vidal, également conseiller pour affaires européennes du Premier ministre. Elle va vers la paralysie. C'est pourquoi nous plaidons pour une réforme urgente des institutions.
Nous sommes ainsi entre deux moments. L'Europe économique est en voie d'achèvement - je ne dis pas que, sur ce terrain, il n'y ait plus rien à entreprendre, mais l'essentiel est acquis et nous connaissons les lignes des développements futurs. L'Europe politique est à naître. Mais là, il y a un autre paradoxe. Les conditions objectives sont réunies pour franchir le pas, tandis que j'ai le sentiment que les conditions subjectives, elles ne le sont pas encore.
En effet, pour bâtir l'Europe politique, il faut aussi que l'Europe ait conscience d'elle même, de ce qu'elle est et de ce qu'elle veut. A quoi sert, par exemple, l'outil que constitue la politique étrangère et de sécurité commune s'il n'est pas au service d'une ambition? A l'inverse, en l'absence d'une ambition internationale, comment imaginer adapter et réformer l'instrument dont nous disposons ? Cette dialectique exige des citoyens européens un dialogue avec eux. C'est naturellement à travers ses citoyens que l'Europe prend conscience d'elle même. De ce point de vue la conscience européenne ne se sépare pas de l'identité européenne. Et cela joue un rôle majeur dans l'émergence d'une Europe politique.
Évoquer l'identité européenne c'est en appeler immanquablement à la carte magique, la culture. Et naturellement l'Europe a, de ce côté, des alliés substantiels -pour reprendre les mots du poète. On peut même égrener leur noms. Dante, Goethe, Shakespeare. Galilée, Descartes, Kepler. Spinoza, Erasme, Leibniz. Mais aussi Homère, Platon, Aristote. Et, plus encore, Averroès, Maimonide, Al Farabi, ... Rien ne me permet d'arrêter cette liste, mais aussi longtemps qu'on la poursuive on n'évitera pas de limiter cette haute société à quelques membres. Cette démarche, même éclairé, même prudente, risque d'aboutir à un élitisme eurocentriste. C'est pourquoi il faut encore élargir le débat.
Être européen pour moi, c'est adhérer à un projet, à l'Europe comme dessein. Adhésion sans allégeance: le débat est vital dans la constitution de cette identité. Ce n'est pas renoncer à ce que l'on est. Au contraire, être européen est une certaine forme d'affirmation de soi, une affirmation sans arrogance, mais sans esquive. L'identité européenne n'est pas une identité de substitution, elle impose d'être d'abord fidèle à soi-même. Français, Comtois, Catalan, Berlinois, Danois, que sais-je?... Portugais. J'ai accompagné, récemment, le Premier ministre au Portugal. Voilà un pays qui a rejoint l'Union, il y a finalement si peu de temps, et qui témoigne, dans tous les domaines, d'une intégration parfaitement réussie : le Portugal est européen, pleinement européen, et surtout très heureux d'être européen. En même temps je ne connais pas de pays plus attaché à son histoire que ce pays-là. Que disent les Portugais ? Qu'ils sont la première Nation d'Europe, qu'ils ont inventé le Monde. J'ai envie de dire que c'est en étant fidèles à l'épopée des "Lusiades" de Camoens, qu'ils sont européens et qu'en étant européens, ils deviennent, mieux encore, portugais. J'utilise cette métaphore. Elle vaut évidemment pour nous-mêmes.
Conscience européenne ? Identité européenne ? Il faudrait s'interroger sur la façon dont elles naissent. Ne nous leurrons pas, il ne s'agit pas d'un processus de laboratoire. Nous n'en connaissons pas la chimie. Ce n'est pas dire que nous ne pouvons rien faire. Ainsi, quand le Traité de Maastricht institue la citoyenneté européenne c'est un lien nouveau entre les Européens qui se noue. Autre exemple : la monnaie unique provoquera, à n'en pas douter, un sentiment d'appartenance renforcée, quand à partir de 2002 chacun aura dans sa poche les mêmes pièces de monnaie. Quant à l'ensemble des règles communautaires, il traduit et suscite une imbrication concrète des sociétés civiles. Cependant le mouvement n'est pas univoque. S'il engendre l'enthousiasme et entraîne l'adhésion, il éveille aussi la peur et provoque le repli sur soi. C'est la raison pour laquelle je considère qu'une des missions principales de ce gouvernement est de rendre l'Europe populaire, de marquer que, dans sa présence quotidienne, elle est au service des peuples, de faire que le plus grand nombre se reconnaisse et participe à sa construction.
Au-delà des campagnes de communication nécessaires et qui doivent être réussies, qui doivent être de vraies "campagnes de conviction", je crois que nous pouvons prendre des initiatives pour rendre à l'Europe une âme. Je n'évoquerai que deux points.
La rencontre organisée, il y a quelques jours, par Claude Allègre, avec ses homologues allemand, britannique et italien, "vers l'université européenne" s'inscrit tout à fait dans cette direction. J'y ai proposé l'idée d'un "acte unique de l'Europe de la connaissance". L'objectif est de parvenir réellement à la liberté de circulation et d'établissement des étudiants, des diplômés et des professeurs. C'est une manière très concrète de souligner que l'Europe ne se limite pas à la liberté de circulation des biens et des capitaux. Je crois que c'est aussi une garantie pour la formation européenne de la jeunesse. Cette jeunesse, de Bologne à Heidelberg, de Salamanque à Prague, témoignerait ainsi de l'existence d'une Europe plus ouverte, plus mobile, d'une Europe plurilingue et multiculturelle.
Les jeunes ce ne sont pas seulement les étudiants. N'oublions pas que la jeunesse est en même temps confrontée à des formes spécifiques, insupportables, du chômage et de l'exclusion. Qu'elle est porteuse d'aspirations sociales, culturelles et politiques particulières. L'Europe a déjà commencé à se mobiliser sur ces questions. Je pense, notamment, au Conseil européen extraordinaire sur l'emploi, qui a fait explicitement de la lutte contre le chômage des jeunes un des objectifs prioritaires de l'Union. Mais cela reste en-deçà de nos ambitions pour la jeunesse européenne. Je sais que vous aurez cet après-midi une table ronde sur "la jeunesse, enjeu de la construction européenne". Je m'en réjouis, et je peux vous dire que je serai particulièrement attentif aux résultats de vos réflexions, parce que je suis convaincu que rien ne sera possible si nous ne sommes pas capables de faire de la construction européenne un enjeu de la jeunesse, un enjeu pour la jeunesse.
Je suis également attaché à l'idée de retremper le "pacte fondateur" entre l'Union et les différents peuples qui la constituent, par l'adoption d'une Déclaration des Droits politiques et sociaux du citoyen européen, dans laquelle chacun pourrait se reconnaître et à laquelle chacun pourrait se référer. Pourquoi ne pas imaginer, puisque nous sommes dans une année préélectorale, que le prochain Parlement européen s'efforce d'élaborer une déclaration solennelle de ce type ? Ses éléments existent déjà, sous une forme éparse, dans les textes constitutifs de l'Union, comme dans le Traité d'Amsterdam, ce qui constitue, à mon sens une bonne raison de le ratifier, contrairement à ce que certaines voix laissent entendre. On pourrait me rétorquer que cela relève de l'ordre du symbole. Mais rassembler dans un document unique ces droits, cela permet de les expliciter, de les rendre lisibles, d'en faire, en fin de compte, un instrument de mobilisation démocratique. Ensuite la symbolique a toute sa part dans la constitution de sociétés humaines. Qu'on se rappelle la Déclaration française de 1789 ou de la Déclaration américaine des Droits de 1791. C'est aussi cela que nous visons quand nous parlons de conscience européenne. C'est aussi utile quand certains évoquent la préférence nationale que nous n'avons pas à faire nôtre.
Avant de conclure, je souhaite dire un mot de commentaire sur la proposition originale formulée par la fondation "Notre Europe" présidée par Jacques Delors, selon laquelle chaque grande formation politique désignerait un candidat à la Présidence de la Commission lors des élections au Parlement Européen. Je vois les objections - sérieuses - qu'elle peut susciter et qui doivent être examinées. Mais cette proposition constitue une voie pragmatique éventuelle pour répondre au déficit d'expression populaire, comme au manque d'identification du pouvoir en Europe. Il me semble qu'on ne peut à la fois plaider pour une Europe politique et écarter d'un revers de la main cette suggestion. Le grand mérite à mes yeux et encore une fois, je m'exprime à titre strictement personnel, de la proposition de Jacques Delors est d'inviter les organisations politiques à ouvrir le débat. Elles doivent s'en saisir. Chacun comprend que le statu quo, dans ce domaine, n'est plus permis.
Vous allez consacrer votre matinée à une table ronde que vous avez intitulée: "l'Europe, le citoyen et le fonctionnaire". Sans m'immiscer dans vos débats à venir, moi qui suis, maintenant, plus coutumier de "l'Europe" et du "citoyen", je voudrais vous dire un mot du "fonctionnaire", que je suis, que je reste. Après tout, ce colloque organisé par le SGCI est une forme d'hommage à tous les agents publics qui ont travaillé au cours de ces cinquante dernières années au sein de cette institution. Ils sont souvent critiqués, eux et les autres, notamment ceux de Bruxelles, qui sont perçus comme l'incarnation de ce qu'on a coutume d'appeler "le déficit démocratique" ou pire encore, "la dérive technocratique". C'est à la mode actuellement, par exemple pour la chasse, de critiquer souvent des décisions qui n'ont pas été prises pas des technocrates, mais par des politiques. Je ne mets pas en cause la légitimité de ces critiques. Je sais, et eux aussi, que, collectivement, nous les méritons, parfois.
Mais je veux attirer votre attention sur un instrument juridique adopté par les "Quinze" : la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés et son protocole relatif à la corruption des fonctionnaires des Communautés. Je m'arrête un instant sur ce protocole. Je n'ai pas de doute que sa portée pratique est parfaitement réduite. Mais il a un sens politique fort. Il n'y a pas de bureaucratie ou de technocratie bruxelloise qui vivrait en état d'apesanteur. Il y a bien, pour reprendre les termes de la Déclarations des Droits de 1789, des agents publics auxquels "la société a droit de demander compte". Et dans ce cas la "société" c'est celle des citoyens européens. Cette obligation fonde la noblesse et l'exigence du service public. Soyez donc fiers de ce que vous faîtes au service de l'Europe, au service de la France en Europe.
L'enjeu politique, pour nous, doit être de donner à la société le désir de demander des comptes, c'est l'objectif des idées que je viens de lancer.
C'est parce que l'Europe se constituera comme un espace d'intervention démocratique de ses citoyens que l'Europe politique devient possible./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 septembre 2001
Je sais que Dominique Strauss-Kahn aurait, lui aussi, aimé saluer vos travaux. Je vous demande de bien vouloir l'excuser, car il a dû partir pour les Etats-Unis en compagnie du Premier ministre.
Je voudrais maintenant dire quelques mots sur le thème que vous avez choisi et qui me paraît devoir susciter une réflexion stimulante.
Un colloque consacré à "la conscience européenne" aurait, en effet, de quoi étonner l'universitaire Paul Hazard, lui qui terminait "la crise de la conscience européenne" par ces trois remarques:
"Qu'est-ce que l'Europe? Un acharnement de voisins qui se battent.(...)
Qu'est-ce que l'Europe? Un enchevêtrement de barrières, et devant chacune d'elles, des gens dont le métier est de demander les passeports et de faire payer des impôts. (...)
Qu'est-ce que l'Europe? Une pensée qui ne se contente jamais."
Certes, il s'interrogeait sur la transition entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, mais il le faisait quelques années à peine avant le second conflit mondial, ce qui donne à son propos un ton prémonitoire. Alors que nous célébrons le cinquantenaire du SGCI, c'est-à-dire cinquante ans de construction européenne, je mesure l'extraordinaire chemin parcouru en ce que seule la troisième remarque reste d'actualité. Oui, l'Europe est bien encore cette pensée qui ne se contente jamais.
Je suis convaincu que le thème de la "conscience européenne" est d'une brûlante actualité extrêmement forte du point de vue de la construction européenne.
Nous sommes aujourd'hui dans un phase de transition.
D'un côté, l'Europe vient, avec la décision sur la monnaie unique, de faire quelque chose d'important, elle vient de prendre une décision comme elle n'en avait, probablement, jamais pris. Le passage à l'euro n'est pas une décision technique, monétaire, c'est un geste d'une portée considérable : onze pays qui renoncent à leur souveraineté monétaire, c'est un acte sans précédent. De l'autre côté, nous avons lancé le processus d'élargissement. C'est un défi extraordinaire. Dans quelques années, l'Europe, avec vingt-cinq ou trente pays, sera pour la première fois établie, rétablie dans sa géographie. Il y a là, dans ce double mouvement, même pour les plus blasés, une dimension historique majeure. Nous sommes en plein dans le sujet. Or, en même temps, il nous faut bien constater un blocage politique. Non seulement l'union politique n'est pas au rendez-vous, mais, dans son fonctionnement quotidien, l'Union est invalide. Nous le vivons ensemble avec Jean Vidal, également conseiller pour affaires européennes du Premier ministre. Elle va vers la paralysie. C'est pourquoi nous plaidons pour une réforme urgente des institutions.
Nous sommes ainsi entre deux moments. L'Europe économique est en voie d'achèvement - je ne dis pas que, sur ce terrain, il n'y ait plus rien à entreprendre, mais l'essentiel est acquis et nous connaissons les lignes des développements futurs. L'Europe politique est à naître. Mais là, il y a un autre paradoxe. Les conditions objectives sont réunies pour franchir le pas, tandis que j'ai le sentiment que les conditions subjectives, elles ne le sont pas encore.
En effet, pour bâtir l'Europe politique, il faut aussi que l'Europe ait conscience d'elle même, de ce qu'elle est et de ce qu'elle veut. A quoi sert, par exemple, l'outil que constitue la politique étrangère et de sécurité commune s'il n'est pas au service d'une ambition? A l'inverse, en l'absence d'une ambition internationale, comment imaginer adapter et réformer l'instrument dont nous disposons ? Cette dialectique exige des citoyens européens un dialogue avec eux. C'est naturellement à travers ses citoyens que l'Europe prend conscience d'elle même. De ce point de vue la conscience européenne ne se sépare pas de l'identité européenne. Et cela joue un rôle majeur dans l'émergence d'une Europe politique.
Évoquer l'identité européenne c'est en appeler immanquablement à la carte magique, la culture. Et naturellement l'Europe a, de ce côté, des alliés substantiels -pour reprendre les mots du poète. On peut même égrener leur noms. Dante, Goethe, Shakespeare. Galilée, Descartes, Kepler. Spinoza, Erasme, Leibniz. Mais aussi Homère, Platon, Aristote. Et, plus encore, Averroès, Maimonide, Al Farabi, ... Rien ne me permet d'arrêter cette liste, mais aussi longtemps qu'on la poursuive on n'évitera pas de limiter cette haute société à quelques membres. Cette démarche, même éclairé, même prudente, risque d'aboutir à un élitisme eurocentriste. C'est pourquoi il faut encore élargir le débat.
Être européen pour moi, c'est adhérer à un projet, à l'Europe comme dessein. Adhésion sans allégeance: le débat est vital dans la constitution de cette identité. Ce n'est pas renoncer à ce que l'on est. Au contraire, être européen est une certaine forme d'affirmation de soi, une affirmation sans arrogance, mais sans esquive. L'identité européenne n'est pas une identité de substitution, elle impose d'être d'abord fidèle à soi-même. Français, Comtois, Catalan, Berlinois, Danois, que sais-je?... Portugais. J'ai accompagné, récemment, le Premier ministre au Portugal. Voilà un pays qui a rejoint l'Union, il y a finalement si peu de temps, et qui témoigne, dans tous les domaines, d'une intégration parfaitement réussie : le Portugal est européen, pleinement européen, et surtout très heureux d'être européen. En même temps je ne connais pas de pays plus attaché à son histoire que ce pays-là. Que disent les Portugais ? Qu'ils sont la première Nation d'Europe, qu'ils ont inventé le Monde. J'ai envie de dire que c'est en étant fidèles à l'épopée des "Lusiades" de Camoens, qu'ils sont européens et qu'en étant européens, ils deviennent, mieux encore, portugais. J'utilise cette métaphore. Elle vaut évidemment pour nous-mêmes.
Conscience européenne ? Identité européenne ? Il faudrait s'interroger sur la façon dont elles naissent. Ne nous leurrons pas, il ne s'agit pas d'un processus de laboratoire. Nous n'en connaissons pas la chimie. Ce n'est pas dire que nous ne pouvons rien faire. Ainsi, quand le Traité de Maastricht institue la citoyenneté européenne c'est un lien nouveau entre les Européens qui se noue. Autre exemple : la monnaie unique provoquera, à n'en pas douter, un sentiment d'appartenance renforcée, quand à partir de 2002 chacun aura dans sa poche les mêmes pièces de monnaie. Quant à l'ensemble des règles communautaires, il traduit et suscite une imbrication concrète des sociétés civiles. Cependant le mouvement n'est pas univoque. S'il engendre l'enthousiasme et entraîne l'adhésion, il éveille aussi la peur et provoque le repli sur soi. C'est la raison pour laquelle je considère qu'une des missions principales de ce gouvernement est de rendre l'Europe populaire, de marquer que, dans sa présence quotidienne, elle est au service des peuples, de faire que le plus grand nombre se reconnaisse et participe à sa construction.
Au-delà des campagnes de communication nécessaires et qui doivent être réussies, qui doivent être de vraies "campagnes de conviction", je crois que nous pouvons prendre des initiatives pour rendre à l'Europe une âme. Je n'évoquerai que deux points.
La rencontre organisée, il y a quelques jours, par Claude Allègre, avec ses homologues allemand, britannique et italien, "vers l'université européenne" s'inscrit tout à fait dans cette direction. J'y ai proposé l'idée d'un "acte unique de l'Europe de la connaissance". L'objectif est de parvenir réellement à la liberté de circulation et d'établissement des étudiants, des diplômés et des professeurs. C'est une manière très concrète de souligner que l'Europe ne se limite pas à la liberté de circulation des biens et des capitaux. Je crois que c'est aussi une garantie pour la formation européenne de la jeunesse. Cette jeunesse, de Bologne à Heidelberg, de Salamanque à Prague, témoignerait ainsi de l'existence d'une Europe plus ouverte, plus mobile, d'une Europe plurilingue et multiculturelle.
Les jeunes ce ne sont pas seulement les étudiants. N'oublions pas que la jeunesse est en même temps confrontée à des formes spécifiques, insupportables, du chômage et de l'exclusion. Qu'elle est porteuse d'aspirations sociales, culturelles et politiques particulières. L'Europe a déjà commencé à se mobiliser sur ces questions. Je pense, notamment, au Conseil européen extraordinaire sur l'emploi, qui a fait explicitement de la lutte contre le chômage des jeunes un des objectifs prioritaires de l'Union. Mais cela reste en-deçà de nos ambitions pour la jeunesse européenne. Je sais que vous aurez cet après-midi une table ronde sur "la jeunesse, enjeu de la construction européenne". Je m'en réjouis, et je peux vous dire que je serai particulièrement attentif aux résultats de vos réflexions, parce que je suis convaincu que rien ne sera possible si nous ne sommes pas capables de faire de la construction européenne un enjeu de la jeunesse, un enjeu pour la jeunesse.
Je suis également attaché à l'idée de retremper le "pacte fondateur" entre l'Union et les différents peuples qui la constituent, par l'adoption d'une Déclaration des Droits politiques et sociaux du citoyen européen, dans laquelle chacun pourrait se reconnaître et à laquelle chacun pourrait se référer. Pourquoi ne pas imaginer, puisque nous sommes dans une année préélectorale, que le prochain Parlement européen s'efforce d'élaborer une déclaration solennelle de ce type ? Ses éléments existent déjà, sous une forme éparse, dans les textes constitutifs de l'Union, comme dans le Traité d'Amsterdam, ce qui constitue, à mon sens une bonne raison de le ratifier, contrairement à ce que certaines voix laissent entendre. On pourrait me rétorquer que cela relève de l'ordre du symbole. Mais rassembler dans un document unique ces droits, cela permet de les expliciter, de les rendre lisibles, d'en faire, en fin de compte, un instrument de mobilisation démocratique. Ensuite la symbolique a toute sa part dans la constitution de sociétés humaines. Qu'on se rappelle la Déclaration française de 1789 ou de la Déclaration américaine des Droits de 1791. C'est aussi cela que nous visons quand nous parlons de conscience européenne. C'est aussi utile quand certains évoquent la préférence nationale que nous n'avons pas à faire nôtre.
Avant de conclure, je souhaite dire un mot de commentaire sur la proposition originale formulée par la fondation "Notre Europe" présidée par Jacques Delors, selon laquelle chaque grande formation politique désignerait un candidat à la Présidence de la Commission lors des élections au Parlement Européen. Je vois les objections - sérieuses - qu'elle peut susciter et qui doivent être examinées. Mais cette proposition constitue une voie pragmatique éventuelle pour répondre au déficit d'expression populaire, comme au manque d'identification du pouvoir en Europe. Il me semble qu'on ne peut à la fois plaider pour une Europe politique et écarter d'un revers de la main cette suggestion. Le grand mérite à mes yeux et encore une fois, je m'exprime à titre strictement personnel, de la proposition de Jacques Delors est d'inviter les organisations politiques à ouvrir le débat. Elles doivent s'en saisir. Chacun comprend que le statu quo, dans ce domaine, n'est plus permis.
Vous allez consacrer votre matinée à une table ronde que vous avez intitulée: "l'Europe, le citoyen et le fonctionnaire". Sans m'immiscer dans vos débats à venir, moi qui suis, maintenant, plus coutumier de "l'Europe" et du "citoyen", je voudrais vous dire un mot du "fonctionnaire", que je suis, que je reste. Après tout, ce colloque organisé par le SGCI est une forme d'hommage à tous les agents publics qui ont travaillé au cours de ces cinquante dernières années au sein de cette institution. Ils sont souvent critiqués, eux et les autres, notamment ceux de Bruxelles, qui sont perçus comme l'incarnation de ce qu'on a coutume d'appeler "le déficit démocratique" ou pire encore, "la dérive technocratique". C'est à la mode actuellement, par exemple pour la chasse, de critiquer souvent des décisions qui n'ont pas été prises pas des technocrates, mais par des politiques. Je ne mets pas en cause la légitimité de ces critiques. Je sais, et eux aussi, que, collectivement, nous les méritons, parfois.
Mais je veux attirer votre attention sur un instrument juridique adopté par les "Quinze" : la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés et son protocole relatif à la corruption des fonctionnaires des Communautés. Je m'arrête un instant sur ce protocole. Je n'ai pas de doute que sa portée pratique est parfaitement réduite. Mais il a un sens politique fort. Il n'y a pas de bureaucratie ou de technocratie bruxelloise qui vivrait en état d'apesanteur. Il y a bien, pour reprendre les termes de la Déclarations des Droits de 1789, des agents publics auxquels "la société a droit de demander compte". Et dans ce cas la "société" c'est celle des citoyens européens. Cette obligation fonde la noblesse et l'exigence du service public. Soyez donc fiers de ce que vous faîtes au service de l'Europe, au service de la France en Europe.
L'enjeu politique, pour nous, doit être de donner à la société le désir de demander des comptes, c'est l'objectif des idées que je viens de lancer.
C'est parce que l'Europe se constituera comme un espace d'intervention démocratique de ses citoyens que l'Europe politique devient possible./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 septembre 2001