Texte intégral
Messieurs les ministres, Messieurs et Mesdames les ambassadeurs, chers collègues,
Laissez-moi tout d'abord vous dire le plaisir que j'ai à vous accueillir, avec Renaud Donnedieu de Vabres, aujourd'hui à Paris.
En vous réunissant, mon objectif était de faire mieux connaissance mais surtout d'approfondir avec vous un thème rarement évoqué à Bruxelles dans les enceintes commerciales et qui en France nous tient à coeur.
La culture reflète en effet particulièrement bien ce qui nous réunit en tant qu'États de l'Europe : chacun, nous avons notre propre culture, chacun dans l'Europe nous sommes attachés à la défendre, chacun nous avons des politiques nationales dans ce domaine. Et chacun est en même temps conscient que cette diversité n'interdit pas l'action commune au sein de l'Europe, et peut-être même qu'elle la favorise. De ce point de vue d'ailleurs, l'élargissement représente un enrichissement considérable de l'Europe. Je me réjouis par avance de tout ce que j'ai à découvrir de vos pays.
. Chacun nous avons notre culture : regardons avec quel soin toute nouvelle présidence de l'UE profite de ses fonctions pour faire connaître aux autres États membres sa culture, ses traditions... J'attends avec impatience les dégustations de fromage hollandais ;
. Chacun aussi est attaché à défendre sa culture : l'Europe ne nivelle pas, elle ne contraint pas ses membres à se plier à la culture majoritaire, elle parvient parfois à valoriser ces différences ou au moins à faire comprendre la personnalité de chaque culture des États de l'Union ;
. Et pourtant cela n'interdit pas les actions communes : au contraire, c'est l'approfondissement de nos différences de cultures qui fait la force de notre engagement dans l'Europe, au service de nos biens les plus précieux, la paix et la liberté.
La culture, moteur du commerce
Avant d'entrer dans des questions plus techniques, je voudrais insister sur un aspect quasiment philosophique de nos fonctions de ministres du commerce, pour essayer d'analyser les liens qui unissent la culture et le commerce. Je serais d'ailleurs intéressé que sur ce point nous comparions nos expériences.
Le commerce est un instrument de compréhension entre les hommes et donc de paix. Pardonnez-moi cette introduction emphatique et tautologique mais je crois utile de rappeler que notre action à tous a un sens. Certes des négociations commerciales peuvent parfois se révéler difficiles, nous en avons l'expérience à l'OMC en ce moment. Mais leur finalité est cependant pacifique : " le commerce unit les hommes " disait Napoléon qui savait ce qu'est la guerre. Autrefois, les traités de commerce s'intitulaient " traités de commerce, d'amitié et de paix ". Et l'Europe en est la plus belle manifestation : son berceau de naissance, ce n'était après tout qu'une union douanière - même si elle a porté par la suite de beaux fruits.
Pour des ministres du commerce extérieur, la culture constitue un instrument de promotion sans égal du commerce. La meilleure leçon nous en a été donnée par les États-Unis au sortir de la deuxième guerre mondiale. Le gouvernement américain a conclu en 1948 des accords avec la France, les accords " Blum Byrnes ", du nom des ministres qui les ont conclus. Avec ces accords, les États-Unis acceptaient d'annuler les dettes de guerre de la France et de lui faire des prêts sans intérêt. La contrepartie, c'était l'introduction de films et de séries américaines dans les cinémas français.
Les États-Unis, qui sont des maîtres en la matière, avaient donc bien compris que la culture véhicule un mode de consommation. Si ce mode de consommation parvient à créer l'envie de celui qui consomme la culture, il crée une consommation nouvelle à l'étranger. Et c'est-à-dire de l'exportation.
La culture, en tout cas c'est mon expérience, c'est ce qui donne envie d'un pays, de ses produits, de sa façon de vivre et de consommer. C'est exactement cela dont le commerce a besoin une envie d'autre chose. Transmettre sa culture à un étranger, c'est déjà l'introduire dans son monde. Nous sommes plusieurs États autour de cette table à produire du vin : et nous savons alors combien le vin, c'est à la fois de la culture et du commerce. Pour la France, c'est même l'un de ses principaux postes d'exportation : nous vendons la valeur d'une bonne centaine d'Airbus chaque année sous forme liquide et alcoolisée. La culture, c'est du commerce en puissance.
Chacun, nous avons cette expérience que les salons commerciaux à l'étranger sont des vecteurs d'exportation essentiels : non seulement parce que notre offre commerciale s'y trouve regroupée, mais aussi parce que ce regroupement traduit une culture qui forme un tout. C'est l'envie de la culture d'un autre pays qui constitue l'élément attirant d'un salon.
Je suis d'ailleurs frappé que, malgré le nivelage culturel dû à la mondialisation, ou peut-être à cause de lui, la culture conserve un aussi fort pouvoir d'attraction. Je l'ai constaté encore l'hiver dernier à Strasbourg : la présence de stands des Pays-Bas au marché de Noël de ma ville a provoqué une nette augmentation du chiffre d'affaires. Et tous nous avons l'expérience que le succès d'un film ou d'une série télévisée déclenche des comportements de consommateurs parfois massifs et surprenants.
J'insiste sur cet aspect de notre activité parce que, pour ma part, j'en ai tiré une conclusion : c'est que pour développer le commerce extérieur de mon pays, j'ai besoin que ce pays maintienne et développe une culture forte. Je veux dire par là que j'ai, en tant que ministre du commerce extérieur, un intérêt réel, même s'il est différent de mon collègue de la culture, à ce que la culture de mon pays soit vivace et dynamique. C'est pour moi une condition de la vitalité des exportations françaises. Indépendamment de la position de mon pays sur cette question, j'ai l'intime conviction de la nécessité, pour mon activité, de maintenir et de développer nos politiques culturelles.
Le commerce, moteur de culture ?
Peut-on en déduire qu'il faut encourager le commerce de la culture pour développer le commerce, comme la culture ? Est-ce que l'OMC, en particulier, nous aide en cela ? Eh bien la réponse est non. Les principes généraux de l'OMC s'opposent à la diversité culturelle.
1) l'exemple du cinéma
Dans un monde où l'OMC n'existerait pas, on constaterait facilement que le commerce de la culture encourage le commerce tout court. L'ouverture à la culture des autres crée la consommation, donc l'enrichissement. Je remarque d'ailleurs que l'Europe vérifie l'exactitude de ce constat : nous allions un niveau élevé de PIB à une ouverture très large à la culture des autres. La présence des films américains en France est incomparablement plus élevée que ne l'est celle des films français aux États-Unis, même en relativisant ce taux en fonction de la taille des deux pays, et je ne parle pas des films des autres pays européens. L'Europe est en pratique infiniment plus ouverte que ses partenaires mondiaux dits " libéraux " à la culture des autres. C'est un paradoxe intéressant.
2) Raisonnement par l'absurde
Mais, depuis la négociation des accords d'Uruguay, nous savons que les règles de l'OMC nous imposent des contraintes et que nous devons répondre à cette question avec précaution.
Si l'on voulait encourager le commerce de la culture, dans la technique des négociations de l'OMC, cela signifierait libéraliser les échanges, en supprimant ce qui y fait obstacle. Techniquement, cela voudrait dire
- que l'on s'interdirait alors de réserver des quotas nationaux à certains produits comme des chansons ou des films, car cette pratique serait discriminatoire, ce qui est prohibé ; or nous avons recours largement à ces quotas en Europe, sur les chaînes de télévision polonaises, hongroises, françaises, slovènes par exemple. Ces quotas sont d'ailleurs également pratiqués dans plusieurs pays étrangers, comme en Australie ;
- cela signifierait que l'on s'interdit également, pour la même raison, de distribuer des subventions à certains produits culturels, ou que l'on s'oblige à les distribuer à tous ceux qui se présentent sur votre territoire, ce qui revient au même ;
- et enfin l'on s'interdirait d'avoir des accords préférentiels avec certains pays, ce qui est pourtant naturel lorsque l'on partage certains éléments de culture ou d'histoire communes. Nombreux sont les pays d'Europe à les pratiquer.
Ce raisonnement fait mieux voir le danger : supprimer les obstacles aux échanges, les libéraliser en respectant les principes fondamentaux de l'OMC, ce serait renoncer aux moyens de développer des politiques culturelles. Mon collègue de la culture a bien montré le caractère vital de ces instruments pour la culture, et il nous appartient d'en mesurer l'importance pour notre commerce extérieur.
Cela explique la position prise par l'Europe en 1994 dans le cycle de Marrakech, et qu'elle a réitérée à l'entrée dans le nouveau cycle des négociations de l'OMC : les produits culturels ne doivent pas être traités comme des marchandises ou des services comme les autres. Ils doivent être exclus de la négociation. A défaut, leur existence serait menacée puisqu'ils ne pourraient plus bénéficier de dispositifs de soutien et de développement.
Faire partager cet engagement à l'Europe élargie
C'est cette position que l'Europe tient dans les négociations de l'OMC ; c'est ce que l'on appelle la " diversité culturelle ". C'est une dénomination qui porte bien son nom : son objectif est de favoriser la diversité des cultures, de lutter contre l'appauvrissement culturel provoqué par la mondialisation. Personnellement, je souhaite vous faire partager mon adhésion à ce point de vue.
Dans une vision minimaliste, l'engagement pour la " diversité culturelle " européenne se traduit par le refus d'engager la moindre négociation de libéralisation des services culturels à l'OMC. Notre culture ne peut être considérée comme un objet de commerce stricto sensu, comme des chaussures ou des services bancaires : nous voulons l'extraire de la négociation, nous nous interdisons de la considérer dans le champ de la négociation.
Bien sûr nous savons tous combien les produits culturels sont, comme je l'ai dit, un moteur du commerce. Ils représentent même, Renaud Donnedieu de Vabres l'a rappelé, le second poste d'exportation de services des États-Unis. Disney réalisait en 2002 un chiffre d'affaires équivalent à la moitié de celui de Boeing. La puissance économique d'Hollywood, soutenue d'ailleurs par certains mécanismes de subventions publiques comme le révèle la condamnation par l'OMC du régime fiscal FSC (foreign sales corporations) en témoigne largement.
Eh bien c'est précisément la puissance exportatrice du premier exportateur mondial qui nous conduit en France à avoir une conception plus étendue de la " diversité culturelle ". En version minimale, la " diversité culturelle " n'est que la préservation des politiques culturelles nationales. En version française, la " diversité culturelle " c'est la promotion de toutes les cultures du monde. Et nous ne limitons pas le champ de la culture au cinéma : nous avons une vision qui se veut la plus large possible et comprend notamment le secteur de la musique.
C'est par l'encouragement à cette diversité des cultures que nous voulons lutter contre l'uniformisation du monde.
Or tout autour de nous va dans le sens de l'uniformisation et du renoncement des pays à maintenir et développer leurs cultures. Je pense d'abord à la Corée et à la Nouvelle-Zélande, deux pays soucieux de préserver leurs belles cultures, et qui ont commis l'erreur de libéraliser leur secteur culturel à l'OMC en 1994. Ils ont dû renoncer à leur intention d'établir ensuite des quotas obligatoires, sous la menace d'un recours des États-Unis à l'OMC.
Je pense également à tous ces États qui entrent successivement à l'OMC. La plupart d'entre eux subit des pressions étrangères, évidemment intéressées, qui les conduisent à prendre des engagements de libéralisation à l'OMC. Nous sommes actuellement, et vous le comprendrez, particulièrement soucieux des offres faites par le Cambodge dans le cadre de sa récente adhésion, ou des offres faites par le Vietnam dans son adhésion en cours. Je regrette l'absence d'action commune des pays européens auprès de la Commission pour obtenir le renoncement à ces engagements.
Je pense aussi à ces engagements de libéralisation que les États-Unis négocient de plus en plus à travers des accords bilatéraux de libéralisation, comme avec le Maroc ou l'Australie. Chaque fois ce sont de nouveaux coups portés à la diversité culturelle de notre monde, à la richesse de notre humanité commune, que les populations de ces pays dénoncent vivement.
La diversité culturelle dans le domaine commercial est donc un combat de tous les jours, qui exige attention et ténacité. Mais la diversité culturelle, c'est aussi la lutte contre le piratage audiovisuel - et là, la France se bat aux côtés des États-Unis contre les copies frauduleuses de films et de musiques. J'étais à Rotterdam mardi, j'ai pu constater dans ce port - où arrivent 10 % des marchandises importées en Europe - l'importance des prises de contrefaçon audiovisuelle réalisées par les douaniers. Le piratage audiovisuel est un fléau qui menace aussi la diversité culturelle, nous devons mobiliser la communauté internationale, nos douaniers, nos policiers et nos tribunaux.
Fragilité de l'engagement européen
La position européenne sur la diversité culturelle est donc en réalité fragile : de même qu'il y a en Europe diversité de cultures, il y a également diversité des visions de l'engagement européen. Cela m'est clairement apparu au cours des négociations sur la convention européenne. Mon pays s'est battu avec détermination contre la volonté de la Commission d'obtenir uniformément le vote à la majorité qualifiée pour la négociation et la conclusion des accords commerciaux de l'Union européenne. La France, je dois le rappeler, a vécu la douloureuse expérience d'une proposition de zone de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis, dans laquelle il ne faisait aucun doute que la diversité culturelle n'avait pas d'avenir. C'est la règle de l'unanimité qui nous en a préservés car seule la France s'est opposée à ce projet, mortel pour la culture.
Dans la négociation de la constitution européenne, nous avons finalement réussi à préserver le droit de veto de États membres " dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque les accords commerciaux risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union ". Je ne doute pas que nous devrons faire preuve de la même détermination pour faire respecter cette disposition par la Commission et par le Conseil. J'espère que vos pays prendront parti positivement lorsque la question se posera, au nom de la diversité culturelle.
Un autre terrain qui menace la diversité culturelle est celui des nouvelles technologies. Il faut veiller à ce qu'en libéralisant les télécommunications ou les services informatiques, nous ne portions atteinte à l'intégrité du secteur culturel. Une transmission de film sur internet doit conserver son caractère de service culturel vis-à-vis de l'OMC. Elle ne doit pas être requalifiée en service de télécommunications et d'informatique : ce sont en effet deux secteurs que l'Europe a largement libéralisés à l'OMC.
Conclusion
Pour finir, je voudrais résumer ce qui fonde mes convictions et mon action, en tant que ministre du commerce extérieur, dans le domaine de la diversité culturelle :
- la culture est un moteur de commerce incomparable,
- l'ouverture à la culture des autres accroît les échanges, elle est donc positive,
- mais il faut impérativement faire échapper la culture à la libéralisation à l'OMC car les principes de cette organisation (non-discrimination et traitement national) sont des poisons mortels pour les politiques culturelles,
- et il faut encourager les plus grand nombre possible de pays dans le monde à suivre cette pratique.
Je vais maintenant laisser la parole à M. Musitelli qui va vous présenter les perspectives d'avenir : la négociation de la convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle. Nous pourrons ensuite débattre jusqu'au déjeuner.
(source http://www.sacd.fr, le 13 juillet 2004)