Interviews de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "Le Parisien" du 16 octobre 2004, "France-Soir" du 10 novembre et "La Tribune" du 23, sur le projet de réforme des licenciements économiques, la loi de cohésion sociale et l'action intersyndicale interprofessionnelle.

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Média : France soir - La Tribune - Le Parisien

Texte intégral

Le Parisien 16 octobre 2004
Très critique sur le projet gouvernemental de réforme des licenciements, le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, n'en reste pas moins prudent quant à une possible mobilisation syndicale. Il souhaite que les autres centrales réagissent. Ses explications à notre journal.
La délégation de la CGT a claqué la porte, hier, après la présentation de l'avant-projet de réforme des licenciements. Pourquoi ?
Bernard Thibault : Il fallait marquer le coup ! La manière dont le gouvernement s'est conduit dans cette affaire est inqualifiable. Cela fait dix-huit mois que l'on discutait sans résultat à sa demande avec le Medef pour négocier de nouvelles dispositions sociales en cas de restructurations d'entreprise. Or, la semaine même où nous rencontrons le Premier ministre, nous découvrons que le projet de loi est un véritable " copié-collé " des revendications du Medef. Ceci est une véritable provocation.
En quoi, selon vous, la réforme du licenciement est-elle dangereuse pour les salariés ?
L'objet de notre négociation avec le Medef était, je le rappelle, de faire face au scandale de certains plans de licenciement privant les salariés de tout droit. 80 % des licenciés économiques ne bénéficient pas de plan social, en particulier dans les petites entreprises. C'est pour de nouveaux droits en faveur des salariés que nous étions censés négocier. De son côté, le Medef n'a eu de cesse, lui, que d'imposer une plus grande flexibilité et facilité de licenciement. Il ne pouvait donc pas y avoir d'accord.
Ça c'est le point de vue patronal, mais que reprochez-vous concrètement au projet gouvernemental ?
Beaucoup de choses. Par exemple, nous pouvons aujourd'hui contester juridiquement le bien-fondé de certains licenciements économiques, comme par exemple les licenciements boursiers uniquement destinés à accroître la rentabilité financière d'une entreprise. Or, le projet du gouvernement prévoit de nous priver de ce moyen de contestation en légalisant, en quelque sorte, un critère de rentabilité opposable par l'employeur à tout salarié. Autrement dit, on suggère par ce biais de légaliser le " salarié-kleenex ". C'est inadmissible.
Selon nos informations, le gouvernement pourrait reculer sur plusieurs points de son projet, dont celui concernant la sauvegarde de la compétitivité. Qu'en pensez-vous ?
Compte tenu du nombre de mesures programmées, je ne pense pas qu'une correction de tel ou tel paragraphe suffise. Mais nous serons attentifs à la manière dont le gouvernement va réagir. Dès lors que les cinq confédérations syndicales ont confirmé leur désaccord de fond avec ce texte, il n'y a que deux hypothèses : 1. Ou le gouvernement ouvre de vraies négociations. 2. Ou il maintient la philosophie générale de sa loi qui, même avec des corrections, va désorganiser le droit du travail. Dans ce dernier cas, nous organiserons la mobilisation nécessaire.
Raffarin veut aller vite sur ce dossier. Peut-il vous prendre de court ?
J'aimerais savoir en tout cas comment le gouvernement va justifier qu'une loi défende d'un côté la cohésion sociale, et de l'autre généralise la précarité au travail ! Il y a là une incohérence politique flagrante qui n'échappera pas à l'opinion.
Va-t-on dès lors vers la bataille du licenciement ?
Si le gouvernement confirme son orientation, il est évident qu'il y aura une bataille pour empêcher une nouvelle précarisation des salariés. Dans un premier temps, il faudra que les organisations syndicales se concertent pour décider ensemble les initiatives à envisager. Dans tous les cas de figure, la CGT fera face si le gouvernement nous met au défi.
Propos recueillis par Jean-Marc Plantade
Interview reproduite avec l'aimable autorisation du journal Le Parisien. Tous droits de reproduction et de diffusion réservés au journal.

(Source http://www.cgt.fr, le 26 octobre 2004)
FRANCE SOIR Le 10 novembre 2004
Q - SNCF, La Poste, la métallurgie : la CGT se met à signer des accords. Est-ce un tournant historique ?
Bernard Thibault. Sur cette image d'une CGT non signataire des accords qui lui sont soumis, je réaffirme que c'est loin d'être la réalité. Prenons le bilan de la négociation collective tel qu'il est recensé au ministère du Travail : la CGT signe 80 % des accords d'entreprise et 30 % des accords de branche.
Q - Mais au niveau national, c'est très loin d'être le cas
B. T. Cela renvoie davantage aux sujets qui ont été sur la table ces dernières années. Les textes, comme les retraites ou l'indemnisation des demandeurs d'emploi, représentaient-ils une avancée sociale ? Avec le recul, quand je vois la crise qui a alimenté les organisations syndicales signataires, je me dis que nous avons eu raison. Mais il ne s'agit pas d'une posture de principe : cela ne nous a pas empêché de signer les accords sur la formation et sur l'égalité professionnelle.
Q - Sur quels sujets seriez-vous prêts à signer de grands accords nationaux ?
B. T. Il faudrait déjà que le Medef accepte le principe de véritables négociations interprofessionnelles par exemple sur la pénibilité au travail. Je rappelle que lors du conflit des retraites, nos interlocuteurs s'y étaient engagés expliquant même que l'allongement de la durée de cotisation serait compensé par une discussion particulière sur ce sujet. Or, nous n'avons rien vu venir ! Si ces jours-ci, le Medef rivalise d'effets d'annonce en matière de négociations, nous ne connaissons ni leur calendrier, ni les intentions réelles de l'organisation patronale. Celle-ci ne cesse par ailleurs de vouloir substituer aux négociations interprofessionnelles, des relations sociales de plus en plus compartimentées, entreprise par entreprise.
Q - Sur la pénibilité, vous êtes donc demandeur d'un accord ?
T. B. Mais oui ! Dans le secteur de la construction ou les transports urbains, nous avons des entreprises qui travaillent à la chaîne ou en 3/8. Et pour ces salariés, obtenir une reconnaissance des travaux pénibles est la première revendication.
Q - Après l'accord historique sur la prévention des conflits, la SNCF devrait engager des discussion sur la prévisibilité du trafic. La CGT est-elle prête à continuer de signer ?
B. T. Avant de s'interroger sur des compléments ou de nouvelles procédures, il faut laisser cet accord produire ses premiers effets. L'accord sur la prévention des conflits change la culture de l'entreprise : auparavant, il fallait en passer par la grève avant que des discussions sur les revendications puissent s'engager. Notre souhait est de parvenir à des accords similaires dans d'autres entreprises de transport en région. Le texte de l'Union des transports publics (UTP), qui sera soumis le 7 décembre aux organisations syndicales, méritera la comparaison avec celui de la SNCF. S'il reste dans le même esprit, pourquoi pas l'approuver ?
Q - La CFDT fête ses 40 ans. Depuis les retraites en mai 2003, vous êtes toujours fâchés ?
B. T. Nous étudions les conclusions du dernier conseil national de la CFDT. Sur les rapports intersyndicaux, cela n'annonce pas de grand horizon réjouissant. La CFDT insiste sur l'idée que deux pôles syndicaux existent en France et qu'ils sont inconciliables : l'un dit réformiste, l'autre dit contestataire. Ce n'est pas notre vision.
Q - Pas de réconciliation, donc ?
B. T. Je crains que dans les prochains mois, la CFDT s'enferme dans ses certitudes et s'isole.
Propos recueillis par Michaël Moreau.
(Source http://www.cgt.fr, le 15 novembre 2004)
LA TRIBUNE 23 novembre 2004
La Tribune- Pourquoi les syndicats donnent-ils l'impression de ne pas se faire entendre ?
Bernard Thibault. C'est vrai qu'il est légitime de se demander pourquoi les organisations syndicales françaises ne sont pas au diapason du climat social. Il règne une grande insatisfaction sur la manière dont la politique économique et sociale est conduite par le gouvernement Raffarin. Les enquêtes d'opinion le confirment. Les préoccupations centrales touchent à l'emploi et au pouvoir d'achat. Le climat est donc plutôt à l'amertume, à l'inquiétude, ou au désaccord. Aussi, j'ai du mal à me faire à l'idée que les organisations syndicales soient si absentes aujourd'hui, alors que l'Assemblée nationale va réformer des aspects très importants du droit du travail. Le projet de loi sur les restructurations et les licenciements soumis au Parlement est très largement inspiré des revendications présentées par le Medef au mois de mars, que tous les syndicats avaient refusé. Nous avons proposé aux uns et aux autres de nous concerter pour réagir en conséquence. Malheureusement, la plupart de nos interlocuteurs considérant que le Medef n'avait pas obtenu entièrement satisfaction choisissent de faire le dos rond. Nous nous sommes donc retrouvés un peu seuls à nous opposer à la philosophie générale de ce texte. Mais ce n'est pas pour autant que nous allons abandonner ce terrain là. Aujourd'hui, nous organisons une journée d'information et de mobilisation par entreprise. Nous avons bien conscience d'être au cur d'un affrontement plus global sur le droit du travail, d'une volonté de flexibiliser et de précariser davantage le marché du travail. Cette bataille ne se limitera pas à cet horizon législatif.
Q - Vous ne croyez pas à un divorce entre le Medef et le gouvernement ?
BT. C'est de l'intox, un simili psychodrame... Ce que le président du Medef n'a sans doute pas accepté, c'est que Matignon n'ait pas été capable de tenir toutes ses promesses. En fait, il a obtenu 85 % à 90 % de ce qu'il demandait. Certains articles du projet de loi sur les restructurations sont exactement libellés comme les demandes que nous a proposé le Medef en mars lors des négociations. C'est du copier/coller. Ce n'est pas du procès d'intention, ce sont des faits. Le gouvernement n'est pas pro-patronal. Il est pro-Medef. C'est la conséquence de la stratégie de lobbying du Medef, pour obtenir de la majorité politique des décisions qu'il ne pouvait pas obtenir par la négociation. Il y a une vraie offensive patronale sur la conception et la réglementation du travail. Nous sommes ainsi confrontés à une volonté à la fois politique et patronale de grignoter étape par étape des aspects importants du droit social dans notre pays. Et cela me semble être l'enjeu dominant pour le syndicalisme français et européen. Est-ce qu'on accepte que le pouvoir unilatéral de l'employeur s'impose à chaque salarié ou est-ce qu'on tient bon sur le principe des conventions et des droits collectifs, la hiérarchie des normes ? C'est le gros défi qui nous est lancé, aux uns et aux autres. Et je ne crois pas que nous puissions y faire face en ordre dispersé.
Q - Redoutez-vous les arbitrages de Jean-Pierre Raffarin sur les 35 heures ?
B.T. Je remarque qu'encore une fois le Premier ministre se pare d'une volonté de dialogue alors que nous serons de nouveau mis devant le fait accompli d'arbitrages qu'il annoncera le 9 décembre. De toutes façons, le gouvernement ne va pas revendiquer une loi remettant tout à plat. Il cherche, sans passer par une loi générale à remettre en cause l'acquis des 35 heures. Le régime applicable aux heures supplémentaires, le jour férié travaillé font partie de ses moyens. Ainsi, le lundi de Pentecôte travaillé est une manière de changer la réglementation sur la durée du travail. C'est un jour de travail volé aux salariés. Et si les salariés le décident, nous organiserons avec eux un arrêt de travail ce jour-là.
Q - Considérez-vous que toute action intersyndicale interprofessionnelle est aujourd'hui impossible ?
BT. J'espère que rien ne sera impossible. Heureusement, dans certaines professions, nous savons agir ensemble. Mais au niveau interprofessionnel et sur des enjeux comme ceux-là, je constate l'incapacité manifeste de nous mettre d'accord sur des objectifs partagés, et encore moins sur des moyens d'action à développer ensemble. Je regarde les déclarations des uns et des autres. La CFDT, qui vient de tirer le bilan de son année d'introspection après le conflit des retraites et le débat qui s'est instauré en son sein, considère qu'il existe, dans le paysage syndical français deux pôles inconciliables, pour ne pas dire une CGT avec laquelle on ne peut pas faire grand chose. Ce serait assez suicidaire, pour les uns et les autres, compte tenu des prétentions du Medef de s'installer dans un tel schéma. C'est la raison pour laquelle nous ne nous résignons pas à cette situation de division syndicale. De même, il ne faut pas opposer mobilisation et négociation comme la CFDT a tendance à le faire. Sans une mobilisation des salariés, il n'y a aucune chance pour que nous obtenions gain de cause dans des négociations. Les exemples se multiplient. Dans le même temps, cela ne nous empêche pas d'être lucides sur nos propres capacités et sur nos limites. La CGT a de bons résultats aux élections professionnelles mais nous n'avons pas aujourd'hui l'implantation syndicale nous permettant de générer un mouvement suffisamment fort pour être entendu. C'est pourquoi nous lançons un plan de syndicalisation pour l'année prochaine.
Q - Que pensez-vous de la décision du Conseil d'Etat concernant la non représentativité de l'Unsa ?
B.T. A travers sa demande, l'Unsa confirme qu'il y a bien un problème s'agissant des conditions applicables à la représentativité des acteurs sociaux. Et le Conseil d'Etat, qui renvoie la balle aux pouvoirs publics renforce l'urgence d'aborder cette question. Aucun critère objectif et incontestable aujourd'hui ne permet de définir qui, des organisations syndicales, serait ou ne serait pas représentative. C'est un décret de 1966 qui accorde une représentativité irréfragable pour cinq organisations sans jamais demander aux salariés ce qu'ils en pensent. Et c'est là que le système arrive à ses limites. Il n'y a aucune répercussion concrète aujourd'hui du poids des différents acteurs syndicaux. Or pour avoir des relations sociales saines, il faut accepter d'avoir des interlocuteurs disposant de mandats vérifiés démocratiquement, côté salariés, comme côté employeurs. Nous demandons depuis longtemps aux pouvoirs publics d'ouvrir le chantier d'une vraie réforme sur la représentativité des acteurs sociaux, aussi bien du côté des organisations syndicales de salariés que du côté des organisations d'employeurs. Je remarque que la représentativité des employeurs est aussi un sujet de controverse. La place prépondérante que s'octroie le Medef aujourd'hui dans les délégations patronales n'est pas un schéma pleinement partagé.
Q - La renégociation de la convention Unedic va être un dossier social majeur en 2005. Redoutez-vous une remise en cause du système d'indemnisation chômage ?
B.T. On peut penser que le Medef va essayer de passer à la vitesse supérieure quant à sa vision du marché du travail à l'occasion de cette négociation sur l'indemnisation du chômage. Il faut s'y préparer. A nous de prendre les devants, encore une fois, sur un sujet comme celui-là, et, dans une concertation intersyndicale pour regarder quels sont les projets, les revendications que nous pourrions porter en commun avant cette négociation. Il nous faut obtenir de nouvelles sécurités au plan social et professionnel.
Q - Le Medef effectue un retour très en force dans la gestion de l'assurance-maladie. Qu'en pensez-vous ? Quel rôle comptez-vous jouer dans les nouvelles institutions ?
BT. Cela ne m'étonne pas que le Medef ait choisi de revenir, dans la mesure où la réforme s'inspire là aussi de ses souhaits. Il a estimé que les nouvelles institutions de l'assurance maladie lui permettait, plus qu'auparavant encore, d'imposer son point de vue et de tenter de faire évoluer le système de l'intérieur. Et, objectivement, il le fait avec une part d'accord tacite dans le camp syndical. Nous allons nous débattre dans tout cela, avec les moyens qui sont les nôtres pour défendre la Sécurité sociale et les intérêts des salariés.
Propos recueillis par Catherine Delgado et Stéphanie Tisserond
(Source http://www.cgt.fr, le 24 novembre 2004)