Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, député PS, à "RMC" le 19 novembre 2004 sur la réforme de l'éducation nationale présentée par François Fillon, sur la privatisation des services publics, sur le dispositif militaire français en Côte d'Ivoire, sur le "non" prôné par Laurent Fabius à la Constitution européenne.

Prononcé le

Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

[...]
Q- La réforme Fillon : avez-vous suivi le ministre de l'Education nationale hier soir ?
R- Oui, bien sûr. Vous savez que dans l'opposition, on a toujours tendance à vouloir être contre. Mais honnêtement, je n'ai pas trouvé de fil directeur, je n'ai pas trouvé quelque chose qui soit vraiment emballant. Il y a des mesures, certaines d'ailleurs, on peut être pour : faire commencer une langue étrangère un peu plus tôt, très bien, volontiers - même plus que volontiers, c'est nécessaire. Développer encore l'informatique dans les écoles, tout cela, d'accord. Le problème, c'est que l'on ne voit pas la ligne directrice, et puis surtout, il faut voir les choses en face : on ne voit pas les moyens. Parce que, par ailleurs, à l'Assemblée, le budget de l'Education nationale, je vois bien ce qu'il en est : l'argent n'est pas là. Il y a une mystification dans cette histoire. Il y a eu un rapport récemment, de l'inspection générale de l'Education nationale, qui disait que dans les cinq ans qui viennent, il y aura entre 93 et 95.000 départs à la retraite. Et là, on nous que pour les remplacer, il va y avoir 85.000 postes ; où sont passés les 10.000 qui manquent ? C'est juste du remplacement, ce n'est pas des profs en plus. Donc, on voit que tout cela, honnêtement, c'est faible.
Q- Oui, mais à chaque réforme de l'Education nationale, on dit que l'on manque de moyens, quelle que soit l'opposition. Ce n'est pas toujours une affaire de moyens l'Education nationale.
R- Non, vous avez raison, ce n'est pas toujours une affaire de moyens, mais c'est quand même une affaire de moyens. Parce qu'on ne peut pas dire "on a un projet formidable, on ne met pas les sous". Là, il y a eu des coupes. Le reproche principal - c'est par cela que j'ai commencé -, c'est qu'il n'y a pas de ligne. Pour moi, il y a deux choses sur lesquelles on va dans le mur. La première, c'est l'enseignement supérieur. Quand on regarde les cent plus grandes universités dans le monde, il n'y a plus de françaises, il n'y a pas beaucoup d'européennes et pratiquement plus de françaises et dans cinq ans, il n'y aura plus du tout de françaises. Si on veut gagner cette bataille - vous savez on parle d'économie, de l'innovation, de la connaissance, tout cela -, il faut que nos grandes universités soient présentes, et il n'y a pas d'argent. L'autre bout de la chaîne, la petite enfance : il y a pleins d'études aujourd'hui, qui montrent que c'est entre 1 et 5 ans que les gamins acquièrent ce que l'on appelle un peu pompeusement le "capital cognitif", c'est-à-dire la capacité d'apprendre. Donc après, s'ils ne l'apprennent pas là, on peut faire ce que l'on veut dans le reste de l'éducation, ils seront toujours en retard. Et quand ils arriveront sur le marché du travail, ils seront déclassés. Il faut mettre le paquet à un bout sur l'université, à l'autre bout sur la petite enfance ; ça, c'est une ligne directrice. J'admets que l'on puisse la discuter, mais au moins, il y aune idée, il y a une ligne, on veut aller quelque part. Dans la réforme qui est là, on ne veut aller nulle part. Et d'ailleurs, ils vont réussir : ils n'iront nulle part.
Q- Autre actualité : EDF et GDF deviennent des sociétés anonymes.
R- Cela a été un grand débat. Vous savez que je suis minoritaire dans mon parti sur cette histoire-là ! La position du PS, aujourd'hui, c'est qu'il ne faut que cela devienne des sociétés dans lesquelles le capital est ouvert. Je m'étais exprimé sur cette question avant que le parti ne tranche ; maintenant, il a tranché, je suis cette ligne-là. Ce qui me parait le plus important, ce n'est pas tellement la structure du capital de l'entreprise publique, c'est la mission de service public. Ca, c'est très important. Je pense qu'il faudrait, à l'Assemblée nationale, redéfinir pour les services publics leurs missions de service public : que doivent-ils faire ? Par exemple, dans le téléphone, pareil pour l'électricité, servir à tous les points de la France, à des tarifs qui sont compatibles avec les usagers, un produit de qualité. L'électricité, on a parfois l'impression que c'est partout la même qualité : ce n'est pas vrai. Selon qu'il y ait des coupures ou pas de coupure, selon qu'il y ait des variations dans la tension etc., l'électricité est de plus ou moins bonne qualité, pareil pour le téléphone. Donc, ce qui est très important pour moi, c'est qu'il y ait des services publics et que l'on définisse clairement quelle est la mission du service public. Après les problèmes financiers, c'est une autre question. Je ne dis pas qu'elle est secondaire, mais elle est pour moi moins importante.
Q- Est-ce que la France a besoin de changer de Premier ministre ?

R- C'est une plaisanterie, votre question ! Cela fait des mois qu'elle a besoin de changer de Premier ministre ! Cela fait des mois qu'il est évanescent, cela fait des mois que ce pays n'a plus de Premier ministre qui dirige le pays.
Q- Certains, au PS, ont formulé une forme d'amitié avec L. Gbagbo. Je pense à H. Emmanuelli. Est-ce que le PS devrait condamner ces amitiés-là ?
R- Il y a des socialistes - vous en avez cité un à l'instant - qui ont entretenu avec L. Gbagbo, une amitié ancienne quand il était dans l'opposition, quand il était exilé en France. Je ne l'ai pas connu, je ne l'ai jamais rencontré. Maintenant, depuis, il est au pouvoir en Côte d'Ivoire et on voit ce qui se passe. Et ce qui se passe est évidemment totalement contraire à ce que peut être l'idéal socialiste. Donc, aujourd'hui, dire qu'il y a des liens entre le PS et L. Gbagbo, cela me parait non seulement exagéré mais faux. Je suis extrêmement choqué lorsque je vois là-bas la situation des Français qui y sont encore, les viols, les meurtres qu'il y a eu. Parce qu'on peut raconter ce que l'on veut : je veux bien écouter le chef d'état-major des armées qui dit que dans l'attaque par les avions, L. Gbagbo n'était peut-être pas au courant - c'est possible, s'il le dit, moi je n'ai pas d'information. Mais on ne peut pas me faire croire qu'il n'était au courant de rien sur tout ce qui s'est passé ! Donc, il est clair qu'en Côte d'Ivoire, le sentiment de xénophobie, de chasse anti-français qui s'y trouve est
intolérable.
Q- La France doit-elle maintenir en l'état son dispositif militaire en Côte d'Ivoire ?
R- Oui et non. Elle doit le maintenir, mais je voudrais que ce ne soit pas la France toute seule. Maintenant, il y a un mandat de l'ONU et c'est bien et donc, il faudrait qu'il y ait d'autres troupes que seulement les troupes françaises. Ce n'est pas uniquement une question française que le maintien de la paix en Côte d'Ivoire, c'est une question qui devient internationale.
Q- Parlons d'Europe et du débat au sein du PS. L. Fabius multiplie les déclarations : "J'en ai assez de la dramatisation orchestrée par les tenants du oui", dit-il. Vous dramatisez la situation ?
R- Je ne sais pas si ceux qui prônent le "oui" comme moi, comme B. Delanoë, F. Hollande, M. Aubry, J. Lang ou d'autres dramatisent. Mais ce qui est sûr, c'est que le sujet est un sujet sérieux. On ne peut pas dire que l'on engage l'avenir de l'Europe et que c'est juste anodin, que l'on fait cela comme ça, que cela n'a aucune importance. Voyez-vous, aujourd'hui, si le PS décide de voter "non", alors sans doute la majorité en France sera pour le "non", parce que le PS fera la bascule. Et si la France vote "non", alors le traité ne sera pas mis en uvre en Europe. Si c'est un petit pays par la taille qui vote "non", on peut s'en sortir ; mais si c'est un grand pays, un pays fondateur, la France, alors le traité est à l'eau. Or, on a besoin de ce traité. Donc je trouve irresponsable les dirigeants socialistes qui aujourd'hui prônent le "non" surtout quand ce n'est pas leur position depuis si longtemps. Certains que vous avez cités tout à l'heure, avaient voté pour le "oui" à Maastricht par exemple, avaient soutenu le traité d'Amsterdam, celui de Nice. Et tout à coup, pour des raisons qu'on ne sait pas très bien expliquer en l'occurrence, ils ont changé d'opinion...
Q- L. Fabius ?
R- Notamment. Je trouve qu'aujourd'hui, ce n'est pas faire preuve de responsabilité vis-à-vis de la construction européenne.
Q- L. Fabius est irresponsable donc ?
R- Sur cette affaire, je pense qu'il y a un manque de responsabilité que de vouloir faire interférer des questions nationales avec une question qui emporte l'ensemble de l'Europe. Et qu'on ne me dise pas que l'on ne fait pas interférer les questions nationales ! Quand je vois tous les partis socialistes européens, tous, sauf le petit parti maltais qui n'est pas très significatif - les Allemands, les Anglais, les Espagnols, les Italiens, les Suédois, les Autrichiens - tous sont pour, parce que eux s'intéressent à 'Europe et pas à une question nationale. Comment se fait-il qu'en France, nous ayons cette irruption d'irresponsabilité qui conduit certains de mes amis à vouloir faire voter "non" ?
Q- "Si le "oui" l'emporte, l'Europe ne sera plus une puissance, elle sera diluée et se transformera en une simple et vaste zone de libre échange, qui ne produira plus que des textes de loi", disent encore les partisans du "non".
R- C'est complètement faux, cela n'a aucun sens. Si le "oui" l'emporte, l'Europe politique avance. Pour la première fois, on fera un traité qui ne sera pas uniquement de l'économie. J'en ai assez d'une Europe qui se construit uniquement sur l'économie, sur le grand marché, sur les profits des entreprises. Pour la première fois, on a un traité qui nous parle de social, de politique, de démocratie, qui fixe à l'Europe des objectifs de progrès social, la reconnaissance du rôle des syndicats, la définition des services publics, l'égalité entre les hommes et les femmes. Bref qui définit l'Europe que je veux. J'exagère un peu en disant cela : ce n'est pas exactement l'Europe que je veux, elle est loin, elle est idéale, mais c'est un pas dans cette direction. Et donc, c'est le contraire qui se passe : si ce traité est adopté, on aura un peu avancé. Si, en réalité, le traité est refusé, alors je pense que pour de longues années, on aura du mal à se remettre d'accord avec nos partenaires. Cela veut dire que l'on est bloqué pour de longues années et cela veut dire que pendant que Bush a été réélu avec la majorité conservatrice que l'on sait, qui veut être le maître du monde, pendant que l'on voit les troubles en Côte d'Ivoire, quand on voit ce qui peut se passer au Proche-Orient avec la disparition d'Arafat, dans un monde où le terrorisme est puissant, dans un monde où l'on a besoin que la voix de l'Europe soit présente, eh bien, on va dire "Ben non, on a des petits problèmes internes, alors dans ses conditions, on fait prendre cinq ou dix de retard à l'Europe, ce n'est pas bien grave" !
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 novembre 2004)