Interview de M. Alain Juppé, président de l'UMP, dans "Le Parisien" du 18 janvier 2004, sur le projet de loi sur l'interdiction du port de signes religieux ostensibles à l'école et dans les services publics.

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Média : Le Parisien

Texte intégral

QUESTION.- Que vous inspirent les manifestations antivoile ?
A. JUPPE.- Le devoir de tout responsable politique est d'être attentif aux réactions de l'opinion. La liberté d'expression et le droit de manifester sont des droits intangibles. Cela dit, en voyant les images des manifestants, j'ai immédiatement pensé aux autres, à tous ces jeunes qu'on entend moins, qui refusent d'être définis en fonction de leurs origines mais dont l'ambition est d'être respectés comme citoyen. J'ai pensé à ces jeunes filles de certains quartiers en butte aux pressions familiales et sociales stigmatisées pour leur comportement et même victimes de violence parce qu'elles vivent libres. C'est à leur côté que nous devons être.
QUESTION.- Qui est, à vos yeux, derrière ces manifestations ?
A. JUPPE.- Certains ont tout fait pour politiser les manifestations, et pour dénaturer la portée du texte de loi. Je l'avais dit dès mon audition devant la " commission Stasi ", je l'ai redit au CFCM, je le redis aujourd'hui : il ne s'agit en aucune manière d'un combat contre l'islam. La religion musulmane a toute sa place en France. C'est une des grandes religions de France. Elle mérite le respect. Cela dit, il y a des valeurs de la République qui s'imposent à tous.
QUESTION.- Confirmez-vous que la loi sera votée ?
A. JUPPE.- Ce texte, il faut se souvenir comment il a été préparé. Il y a eu une concertation très approfondie. La commission Stasi a fait un travail dont tout le monde a salué le sérieux et l'ouverture d'esprit. Il y a eu une mission parlementaire. L'UMP a organisé en son sein un grand débat. Son Conseil national s'est ensuite prononcé par un vote acquis à plus de 90 % des voix. Et, au terme de ce processus, le président de la République a parlé et montré la voie. Comprenez-vous ceux qui, à droite, à l'image de Balladur, disent hésiter encore ? Il y a des moments où il faut, collectivement, savoir décider. Nous avons délibéré, et le président de la République a donné une orientation qui, de mon point de vue, ne justifie plus aucune hésitation.
QUESTION.- Confirmez-vous que, à vos yeux, la laïcité est aujourd'hui en cause, et que la République doit donc être défendue ?
A. JUPPE.- Je le crois profondément. Le voile n'est pas le seul problème qui se pose à nous. Il y a beaucoup d'autres signes qui montrent qu'il y a aujourd'hui une sorte de bras de fer entre des mouvements politico-religieux et la République. On a souligné, à juste titre, ce qui se passe dans les hôpitaux, les clubs sportifs, les piscines. Et j'observe à l'école, au-delà du port de signes religieux, la montée du racisme, de l'antisémitisme, du négationnisme. J'ajoute que je suis très attentif à ce que nous ont dit les jeunes filles et jeunes femmes de confession musulmane que nous avons rencontrées. Certaines nous disent qu'elles se sentent stigmatisées parce qu'elles portent le voile. Mais beaucoup d'autres nous disent subir des pressions insupportables et parfois même des violences pour les pousser à porter le voile. Or il y a un principe fondamental qui n'est pas négociable : celui de l'égalité entre les sexes. De même qu'on ne pouvait pas imaginer, il y a un siècle, négocier sur la République, on ne peut négocier aujourd'hui ni sur l'égalité entre les hommes et les femmes ni sur la dignité de la femme. Si on ne marque pas très clairement la limite, si on n'envoie pas un signal très clair, on risque des dérives qui ébranleraient les fondements mêmes de la République.
QUESTION.- Que répondez-vous au FN qui refuse toute loi ?
A. JUPPE.- Je ne suis pas du tout surpris par la position du Front national. Il ne partage ni nos valeurs ni notre vision de la République. J'ajoute que cette sorte d'alliance objective des extrémismes de tout bord me préoccupe beaucoup et ne fait que renforcer ma conviction.
QUESTION.- Le concept de " signes ostensibles " va entraîner, selon certains, de nouveaux problèmes d'interprétation...
A. JUPPE.- Je ne le crois pas. C'est prétexte, là aussi, à ne rien faire. Le texte rédigé est à la fois clair et équilibré. Il prohibe dans les écoles, les collèges et les lycées le port de signes et de tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Il ne s'agit pas d'interdire des signes entrés dans les moeurs et qui ne choquent personne : petite croix, étoile de David, main de Fatima. En revanche, tout ce qui est une façon de revendiquer son appartenance religieuse n'a pas sa place à l'école. Je fais confiance aux chefs d'établissement et à la jurisprudence pour distinguer ce qui est discret et ce qui ne l'est pas. J'ajoute qu'il reste un espace évidemment très important pour la concertation, la pédagogie, la persuasion. Une fois la loi votée, il y a aura des règlements intérieurs dans les établissements scolaires qui seront appliqués non pas dans un esprit de sanction ou de provocation, mais de façon ouverte et avec la recherche de l'apaisement. Je l'ai réaffirmé aux autorités musulmanes.
QUESTION.- Craignez-vous des dérapages ?
A. JUPPE.- Je répète aux Français de confession musulmane que notre intention n'est en aucune manière de les isoler ni de les stigmatiser : nous leur ouvrons grands les bras. Mais je les appelle, en retour, à comprendre notre propre démarche. D'ailleurs, l'immense majorité d'entre eux, déjà, la comprend. J'ajoute que la meilleure façon de rassurer nos compatriotes de confession musulmane, c'est de leur montrer qu'on ne saurait tolérer dans notre société la moindre discrimination fondée sur l'origine religieuse ou ethnique. Or, ces discriminations existent : par exemple pour l'emploi, le logement ou les loisirs. Nous allons donc prendre ce problème à bras-le-corps. Car la République, c'est aussi l'égalité des chances et de traitement.

(source http://www.u-m-p.org, le 19 janvier 2004)