Texte intégral
Q - Voilà, merci d'être là. Vous êtes le premier dirigeant français à rencontrer pendant près de deux heures Vladimir Poutine au Kremlin.
R - M. Chevènement l'avait vu mais quand M. Poutine était Premier ministre encore.
Q - Et vous, le président par intérim Poutine. Deux heures, il paraît que ça a bardé.
R - Non, ce qui est vrai c'est que ça a donné l'occasion d'une explication franco-russe franche, sur l'affaire de la Tchétchénie.
Q - Mais quand on traduit un propos de diplomate, explication franche, ça veut dire que ça a chauffé un peu.
R - Ça n'a pas chauffé parce que c'est pas le genre de M. Poutine, mais nous nous sommes vraiment parlés. Je lui ai vraiment expliqué pourquoi la France était choquée par les souffrances extrêmes endurées par les populations civiles, par la cruauté de cette guerre, je lui ai expliqué pourquoi la France préconisait avec insistance une solution politique, il m'a expliqué le point de vue russe, mais ça ne nous a pas empêché de parler du sort du photographe Brice Fleutiaux, des relations entre l'Europe et la Russie
Q - Il vous a donné des nouvelles de M. Fleutiaux ? Il vous a rassuré ?
R - Vous me permettrez de ne pas entrer dans le détail parce que ce qui prime dans cette affaire, c'est l'efficacité. En tout cas, j'ai vu quelqu'un qui connaissait parfaitement le dossier, - qui d'ailleurs pendant tout l'entretien était sans notes -, il m'a paru mobilisé sur le sujet et désireux d'aboutir au résultat que nous cherchons.
Q - C'est-à-dire ? M. Fleutiaux est en vie et on le retrouvera un jour, on le reverra en France ?
R - Il est en vie et notre souhait commun, c'est évidemment qu'il soit libéré le plus vite possible en bonne santé.
Q - Pourquoi fallait-il que la France soit en pointe sur la Tchétchénie ? Et pourquoi fallait-il que, au Kremlin, vous parliez de la Tchétchénie quitte à tendre les relations avec M. Poutine que vous voyiez pour la première fois ?
R - D'abord ça ne remonte pas à maintenant, ça remonte au conflit lui-même, il se trouve que la France, que l'opinion française, a réagi vivement à cette nouvelle guerre en Russie, qu'on ne comprend pas pourquoi et comment une action militaire brutale, en partie aveugle, touchant à ce point les populations civiles, peut conduire à régler un conflit qui est tellement ancien. Ce n'est donc pas une décision à priori, et mon rôle face à M. Poutine hier, était de lui expliquer le plus clairement possible, que nous reconnaissons la souveraineté de la Fédération de Russie, que nous reconnaissons le droit au gouvernement de lutter contre le terrorisme, mais que nous pensons que les méthodes, les moyens, les disproportions de moyens, n'aboutiront pas à une solution.
Q - Vous l'avez convaincu ?
R - Je ne pense pas qu'un simple entretien, même aussi franc et aussi direct, soit de nature à changer son analyse, d'autant que l'opinion russe est unanime dans cette affaire-là. Il m'a expliqué sa théorie que vous connaissez, c'est-à-dire que la Russie est aux premières lignes pour lutter contre "l'afghanisation" de l'ensemble de la région
Q - Il a tort là ou il a raison ?
R - Il y a des éléments de terrorisme islamique international qu'on voit aussi bien dans le Caucase ou en Asie centrale, que dans certains mouvements au Proche-Orient. Cela n'est pas faux, mais ça ne veut pas dire pour autant, c'est ce que je lui ai dit, que la méthode employée soit la bonne. Et puisqu'il semble en train de reprendre le dessus en terme militaire, à Grozny et ailleurs, je lui ai dis que c'était le moment pour définir une solution politique. Alors il me dit : "mais j'ai pas d'interlocuteur pour ça". Je lui dis, il n'y a pas d'interlocuteur possible tant que la Russie n'a pas dit ce que pouvait être l'avenir de la Tchétchénie dans la Fédération de Russie.
Q - Hubert Védrine, est-ce que c'était un des entretiens les plus rudes que vous avez eus depuis que vous êtes ministre ? Le plus carré.
R - Comment dire, pas humainement et pas sur le plan de l'ambiance
Q - Intellectuellement, politiquement.
R - Mais c'était un échange d'arguments assez rapide, c'est quelqu'un qui est très réactif, c'est quelqu'un qui est tout à fait intelligent, rapide, précis
Q - De sang-froid.
R - Bien sûr
Q - Ca fait deux animaux de sang-froid face à face, c'est pas mal.
R - C'est vous qui le dites. Il est animé par la volonté, en plus de redonner à son pays la place qui doit être la sienne, que son pays soit respecté. Il a cette affaire de Tchétchénie, mais je pense qu'au-delà il a beaucoup d'autres objectifs
Q - Vous diriez après l'entretien qu'il incarne bien une phase de nationalisme et de patriotisme de la Russie d'aujourd'hui ?
R - Patriotisme oui, je crois que tout autre à sa place, à ce moment-là, après les années que la Russie a connues, aurait dû incarner ce besoin de patriotisme, ce besoin d'un Etat plus fort, capable de mieux réguler, ne serait-ce que le fonctionnement de l'économie. Nationalisme non, pas à ce stade, je ne dirais pas ça, je n'ai pas senti à ce point cette dérive-là, mais patriotisme oui, certainement.
Q - Après votre voyage, vous dites qu'il y a un recul ou un progrès des relations franco-soviétiques ?
R - Franco-russes.
Q - Franco-russes oui, évidemment.
R - Il y a à l'évidence un progrès parce que la relation est meilleure quand on a pu s'expliquer aussi clairement, d'autant que, je ne veux pas donner l'impression qu'on a parlé que de ça, parce qu'on a beaucoup parlé de l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Russie et il m'a dit quelque chose de très important. Il m'a dit que son objectif, ça serait de faire en sorte que la législation russe, prise au sens le plus large du terme, se rapproche de la législation européenne, qu'elle soit la plus compatible possible. Comme en même temps c'est un homme qui veut redonner à l'Etat russe ou donner à l'Etat russe des fonctions qui sont indispensables, même dans une économie libérale, il y a un champ de coopération, il y a une perspective euro-russe, qui me paraît du plus haut intérêt.
Q - Au nom du président Chirac vous l'avez invité à venir à Paris après son élection, il a accepté ?
R - Je lui ai transmis une lettre du président Chirac, ce n'est pas à moi de la rendre publique, mais c'est lui qui a fait savoir par son ministre Ivanov qu'il était invité ultérieurement par le président Chirac sans qu'aucune date ne soit encore fixée.
Q - Mais il a accepté.
R - Pas de commentaire.
Q - Il vous a parlé de l'Autriche, de la position de la Russie sur l'Autriche ? Parce que votre collègue Ivanov a dit que la Russie faisait un crédit de confiance à l'Autriche de Schüssel.
R - Oui, c'est ce qu'a dit M. Ivanov, mais je n'en ai pas parlé avec M. Poutine. Nous avons parlé aussi des Balkans de la façon dont il fallait repenser l'aide à la Russie par rapport au prochain G8. On a abordé beaucoup de grands sujets.
Q - Alors on parle de l'Autriche, les 14 appliquent, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, les sanctions prévues contre le gouvernement de coalition à Vienne, est-ce que vous pensez qu'il faut aller plus loin et irez-vous plus loin ?
R - Je ne pense pas à ce stade qu'il faille aller plus loin, je pense qu'il faut rester extrêmement vigilant. Je noterais que les mises en garde solennelles que nous avons adressées avant la formation de ce gouvernement, en espérant faire en sorte que ce gouvernement ne soit pas constitué l'a été quand même, mais ces mises en garde ont quand même permis que le président Klestil puisse faire signer aux deux chefs des deux partis de la nouvelle coalition, un préambule, un document qui est extrêmement clair sur
Q - La responsabilité de l'Autriche dans les crimes nazis. Mais est-ce que ça vous rassure
R - la démocratie, les Droits de l'Homme, l'engagement dans l'Europe.
Q - Et alors M. Haider l'a signé, est-ce que ça vous rassure ?
R - Ce n'est pas suffisant pour que les 14, qui se sont mis d'accord sur le gel de leurs relations bilatérales au plus bas niveau possible, renoncent à ces mesures qui entrent en application. Mais il faut noter que c'est un résultat et que l'Europe a donc eu raison, déjà sur ce point, puisqu'elle a obtenu ce résultat. Pour le reste donc il y a ce gel. Les institutions européennes doivent continuer à fonctionner parce qu'il n'est pas question qu'elles soient prises en otages par cette situation, nous avons de grandes choses à faire qui sont très importantes pour le fonctionnement de l'Europe. Et nous allons rester extrêmement vigilants sur chaque décision précise du gouvernement de Vienne.
Q - Deux, trois questions très précises. Les Etats-Unis ont rappelé leur ambassadeur à Vienne, est-ce que vous faites la même chose avec l'ambassadeur de France ?
R - Non.
Q - La réponse est claire.
R - Il y a une concertation à 14 et nous avons pensé que ce n'était pas nécessaire, donc je pense que peut-être, un ou deux pays le feront, pour avoir une plus juste évaluation de la situation, c'est d'ailleurs ce que font les Etats-Unis. Ils le rappellent pour l'entendre mais ils vont le renvoyer ensuite.
Q - Si vous rencontrez, vous, lors d'une réunion votre collègue Mme Ferrero-Waldner que vous connaissez, est-ce que vous lui serrez la main ?
R - Je la connais parce qu'elle était secrétaire d'Etat avant, parce que c'est une diplomate de carrière
Q - Qu'elle a travaillé à Paris.
R - Qu'elle a été en poste à Paris, et également en poste à New York. Elle connaît beaucoup de gens dans le monde diplomatique.
Q - Vous lui serrez la main ou pas ?
R - Ce n'est pas un choix personnel, je ferai ce que nous aurons, ensemble et autour du Premier ministre, décidé de faire, nous n'avons pas encore décidé dans le détail ce que nous allions faire dans les cas où, avec l'Autriche
Q - Mais par tempérament, l'animal de sang-froid, comme je le disais tout à l'heure, Hubert Védrine sert-il la main ou est-ce que vous trouvez qu'il y a trop d'émotion autour de cette affaire ?
R - C'est pas une question de tempérament, c'est une question de gouvernement, je suis le ministre des Affaires étrangères d'un gouvernement, d'un pays, je ferai ce que nous aurons ensemble décidé de faire.
Q - Vous connaissez M. Schüssel puisqu'il était ministre des Affaires étrangères, c'est un fasciste ?
R - Non c'est un démocrate-chrétien, c'est un conservateur européen classique, il est extrêmement pro-européen, je parle pour M. Schüssel lui-même, le chef du parti conservateur. Mais il n'empêche qu'il a pris une responsabilité-là et que, sans lui, cette coalition n'aurait pas pu se faire.
Q - Est-ce que de la part des dirigeants français, européens, il y a la possibilité d'une évolution favorable si l'Autriche évolue elle-même ? Qu'est-ce qu'il faudrait comme signe de respect de la démocratie de la part des Autrichiens pour que l'Europe commence à se rassurer et réintègre l'Autriche ?
R - Nous n'en sommes pas là, c'est-à-dire que nous en sommes justement au début de la mise en uvre des mesures de gel bilatérales qui ont été décidées. Nous en sommes par ailleurs à un moment de vigilance, dans lequel nous disons que nous pourrions aller plus loin, par exemple s'il y avait des violations graves et persistantes des principes de base de l'Europe, démocratie, Droits de l'Homme, etc nous pourrions être amenés à aller plus loin. Donc nous n'en sommes pas à nous poser la question inverse. Cela dit les 14 ont pris des décisions qu'ils sont libres d'adapter à une situation différente s'ils jugeaient que la situation était différente, mais à ce stade quelques bonnes paroles ne suffisent pas.
Q - Il faudra des actes et des symboles. Romano Prodi, le président de la Commission de Bruxelles, va aller en Autriche début avril, est-ce que c'est cohérent avec les autres positions de l'Europe ?
R - Il est président de la Commission, donc il engage la Commission, donc on peut considérer qu'il n'est pas engagé par les décisions que prennent des gouvernements en ce qui les concernent, je rappelle que la décision des gouvernements de gel en quelque sorte, concerne des relations bilatérales. Il est sur le terrain de l'Europe communautaire et du fonctionnement des traités, c'est ce qu'il a dit d'ailleurs il y a quelques jours. Donc on peut discuter sur l'opportunité, sur le moment, mais il est cohérent avec ce qu'il a déjà dit, il y a quelques jours.
Q - Vous, M. Vedrine, vous voyagez à travers le continent européen, vous n'arrêtez pas, vous parlez avec ses dirigeants, est-ce que l'Europe aujourd'hui n'est pas atteinte de quelques symptômes d'un malade ?
R - Non, pas du tout, qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
Q - La situation, enfin vous disiez patriotisme russe, avec les conséquences que ça a en Tchétchénie, au Caucase
R - Le patriotisme n'est pas une maladie.
Q - Non, mais les formes et les excès, avec les violences dont vous parliez, la situation dans le Kosovo, l'Autriche, est-ce qu'il n'y a pas ici les germes d'une certaine maladie ?
R - Non, enfin je ne pense pas, on ne peut pas tout amalgamer. La situation russe est une chose, et puis de toute façon c'est pas tout à fait la même chose que l'Europe, notre partie de l'Europe. Ce n'est pas parce que 27 % des électeurs d'un des 15 pays de l'Union européenne ont voté pour un parti populiste et d'extrême-droite que ça doit mettre en cause et en péril l'ensemble de l'Union européenne et de ses projets. D'autre part ce qui se passe dans les Balkans ça n'a rien à voir, c'est issu de la désintégration de l'ex-Yougoslavie, c'est extraordinairement compliqué à gérer, on finira par en sortir un jour. Non, l'Europe a une puissance aujourd'hui, une assurance, un enracinement démocratique qui fait que j'ai parfaitement confiance dans l'Union européenne pour aujourd'hui et pour demain.
Q - Quand vous verrez, c'est ma dernière question, M. Chirac, M. Jospin, vous ne direz pas ce que M. Fischer a dit à M. Schröder : "Je suis inquiet".
R - Non j'ai confiance, j'ai confiance en nous, collectivement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr., le 10 février 2000)
R - M. Chevènement l'avait vu mais quand M. Poutine était Premier ministre encore.
Q - Et vous, le président par intérim Poutine. Deux heures, il paraît que ça a bardé.
R - Non, ce qui est vrai c'est que ça a donné l'occasion d'une explication franco-russe franche, sur l'affaire de la Tchétchénie.
Q - Mais quand on traduit un propos de diplomate, explication franche, ça veut dire que ça a chauffé un peu.
R - Ça n'a pas chauffé parce que c'est pas le genre de M. Poutine, mais nous nous sommes vraiment parlés. Je lui ai vraiment expliqué pourquoi la France était choquée par les souffrances extrêmes endurées par les populations civiles, par la cruauté de cette guerre, je lui ai expliqué pourquoi la France préconisait avec insistance une solution politique, il m'a expliqué le point de vue russe, mais ça ne nous a pas empêché de parler du sort du photographe Brice Fleutiaux, des relations entre l'Europe et la Russie
Q - Il vous a donné des nouvelles de M. Fleutiaux ? Il vous a rassuré ?
R - Vous me permettrez de ne pas entrer dans le détail parce que ce qui prime dans cette affaire, c'est l'efficacité. En tout cas, j'ai vu quelqu'un qui connaissait parfaitement le dossier, - qui d'ailleurs pendant tout l'entretien était sans notes -, il m'a paru mobilisé sur le sujet et désireux d'aboutir au résultat que nous cherchons.
Q - C'est-à-dire ? M. Fleutiaux est en vie et on le retrouvera un jour, on le reverra en France ?
R - Il est en vie et notre souhait commun, c'est évidemment qu'il soit libéré le plus vite possible en bonne santé.
Q - Pourquoi fallait-il que la France soit en pointe sur la Tchétchénie ? Et pourquoi fallait-il que, au Kremlin, vous parliez de la Tchétchénie quitte à tendre les relations avec M. Poutine que vous voyiez pour la première fois ?
R - D'abord ça ne remonte pas à maintenant, ça remonte au conflit lui-même, il se trouve que la France, que l'opinion française, a réagi vivement à cette nouvelle guerre en Russie, qu'on ne comprend pas pourquoi et comment une action militaire brutale, en partie aveugle, touchant à ce point les populations civiles, peut conduire à régler un conflit qui est tellement ancien. Ce n'est donc pas une décision à priori, et mon rôle face à M. Poutine hier, était de lui expliquer le plus clairement possible, que nous reconnaissons la souveraineté de la Fédération de Russie, que nous reconnaissons le droit au gouvernement de lutter contre le terrorisme, mais que nous pensons que les méthodes, les moyens, les disproportions de moyens, n'aboutiront pas à une solution.
Q - Vous l'avez convaincu ?
R - Je ne pense pas qu'un simple entretien, même aussi franc et aussi direct, soit de nature à changer son analyse, d'autant que l'opinion russe est unanime dans cette affaire-là. Il m'a expliqué sa théorie que vous connaissez, c'est-à-dire que la Russie est aux premières lignes pour lutter contre "l'afghanisation" de l'ensemble de la région
Q - Il a tort là ou il a raison ?
R - Il y a des éléments de terrorisme islamique international qu'on voit aussi bien dans le Caucase ou en Asie centrale, que dans certains mouvements au Proche-Orient. Cela n'est pas faux, mais ça ne veut pas dire pour autant, c'est ce que je lui ai dit, que la méthode employée soit la bonne. Et puisqu'il semble en train de reprendre le dessus en terme militaire, à Grozny et ailleurs, je lui ai dis que c'était le moment pour définir une solution politique. Alors il me dit : "mais j'ai pas d'interlocuteur pour ça". Je lui dis, il n'y a pas d'interlocuteur possible tant que la Russie n'a pas dit ce que pouvait être l'avenir de la Tchétchénie dans la Fédération de Russie.
Q - Hubert Védrine, est-ce que c'était un des entretiens les plus rudes que vous avez eus depuis que vous êtes ministre ? Le plus carré.
R - Comment dire, pas humainement et pas sur le plan de l'ambiance
Q - Intellectuellement, politiquement.
R - Mais c'était un échange d'arguments assez rapide, c'est quelqu'un qui est très réactif, c'est quelqu'un qui est tout à fait intelligent, rapide, précis
Q - De sang-froid.
R - Bien sûr
Q - Ca fait deux animaux de sang-froid face à face, c'est pas mal.
R - C'est vous qui le dites. Il est animé par la volonté, en plus de redonner à son pays la place qui doit être la sienne, que son pays soit respecté. Il a cette affaire de Tchétchénie, mais je pense qu'au-delà il a beaucoup d'autres objectifs
Q - Vous diriez après l'entretien qu'il incarne bien une phase de nationalisme et de patriotisme de la Russie d'aujourd'hui ?
R - Patriotisme oui, je crois que tout autre à sa place, à ce moment-là, après les années que la Russie a connues, aurait dû incarner ce besoin de patriotisme, ce besoin d'un Etat plus fort, capable de mieux réguler, ne serait-ce que le fonctionnement de l'économie. Nationalisme non, pas à ce stade, je ne dirais pas ça, je n'ai pas senti à ce point cette dérive-là, mais patriotisme oui, certainement.
Q - Après votre voyage, vous dites qu'il y a un recul ou un progrès des relations franco-soviétiques ?
R - Franco-russes.
Q - Franco-russes oui, évidemment.
R - Il y a à l'évidence un progrès parce que la relation est meilleure quand on a pu s'expliquer aussi clairement, d'autant que, je ne veux pas donner l'impression qu'on a parlé que de ça, parce qu'on a beaucoup parlé de l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Russie et il m'a dit quelque chose de très important. Il m'a dit que son objectif, ça serait de faire en sorte que la législation russe, prise au sens le plus large du terme, se rapproche de la législation européenne, qu'elle soit la plus compatible possible. Comme en même temps c'est un homme qui veut redonner à l'Etat russe ou donner à l'Etat russe des fonctions qui sont indispensables, même dans une économie libérale, il y a un champ de coopération, il y a une perspective euro-russe, qui me paraît du plus haut intérêt.
Q - Au nom du président Chirac vous l'avez invité à venir à Paris après son élection, il a accepté ?
R - Je lui ai transmis une lettre du président Chirac, ce n'est pas à moi de la rendre publique, mais c'est lui qui a fait savoir par son ministre Ivanov qu'il était invité ultérieurement par le président Chirac sans qu'aucune date ne soit encore fixée.
Q - Mais il a accepté.
R - Pas de commentaire.
Q - Il vous a parlé de l'Autriche, de la position de la Russie sur l'Autriche ? Parce que votre collègue Ivanov a dit que la Russie faisait un crédit de confiance à l'Autriche de Schüssel.
R - Oui, c'est ce qu'a dit M. Ivanov, mais je n'en ai pas parlé avec M. Poutine. Nous avons parlé aussi des Balkans de la façon dont il fallait repenser l'aide à la Russie par rapport au prochain G8. On a abordé beaucoup de grands sujets.
Q - Alors on parle de l'Autriche, les 14 appliquent, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, les sanctions prévues contre le gouvernement de coalition à Vienne, est-ce que vous pensez qu'il faut aller plus loin et irez-vous plus loin ?
R - Je ne pense pas à ce stade qu'il faille aller plus loin, je pense qu'il faut rester extrêmement vigilant. Je noterais que les mises en garde solennelles que nous avons adressées avant la formation de ce gouvernement, en espérant faire en sorte que ce gouvernement ne soit pas constitué l'a été quand même, mais ces mises en garde ont quand même permis que le président Klestil puisse faire signer aux deux chefs des deux partis de la nouvelle coalition, un préambule, un document qui est extrêmement clair sur
Q - La responsabilité de l'Autriche dans les crimes nazis. Mais est-ce que ça vous rassure
R - la démocratie, les Droits de l'Homme, l'engagement dans l'Europe.
Q - Et alors M. Haider l'a signé, est-ce que ça vous rassure ?
R - Ce n'est pas suffisant pour que les 14, qui se sont mis d'accord sur le gel de leurs relations bilatérales au plus bas niveau possible, renoncent à ces mesures qui entrent en application. Mais il faut noter que c'est un résultat et que l'Europe a donc eu raison, déjà sur ce point, puisqu'elle a obtenu ce résultat. Pour le reste donc il y a ce gel. Les institutions européennes doivent continuer à fonctionner parce qu'il n'est pas question qu'elles soient prises en otages par cette situation, nous avons de grandes choses à faire qui sont très importantes pour le fonctionnement de l'Europe. Et nous allons rester extrêmement vigilants sur chaque décision précise du gouvernement de Vienne.
Q - Deux, trois questions très précises. Les Etats-Unis ont rappelé leur ambassadeur à Vienne, est-ce que vous faites la même chose avec l'ambassadeur de France ?
R - Non.
Q - La réponse est claire.
R - Il y a une concertation à 14 et nous avons pensé que ce n'était pas nécessaire, donc je pense que peut-être, un ou deux pays le feront, pour avoir une plus juste évaluation de la situation, c'est d'ailleurs ce que font les Etats-Unis. Ils le rappellent pour l'entendre mais ils vont le renvoyer ensuite.
Q - Si vous rencontrez, vous, lors d'une réunion votre collègue Mme Ferrero-Waldner que vous connaissez, est-ce que vous lui serrez la main ?
R - Je la connais parce qu'elle était secrétaire d'Etat avant, parce que c'est une diplomate de carrière
Q - Qu'elle a travaillé à Paris.
R - Qu'elle a été en poste à Paris, et également en poste à New York. Elle connaît beaucoup de gens dans le monde diplomatique.
Q - Vous lui serrez la main ou pas ?
R - Ce n'est pas un choix personnel, je ferai ce que nous aurons, ensemble et autour du Premier ministre, décidé de faire, nous n'avons pas encore décidé dans le détail ce que nous allions faire dans les cas où, avec l'Autriche
Q - Mais par tempérament, l'animal de sang-froid, comme je le disais tout à l'heure, Hubert Védrine sert-il la main ou est-ce que vous trouvez qu'il y a trop d'émotion autour de cette affaire ?
R - C'est pas une question de tempérament, c'est une question de gouvernement, je suis le ministre des Affaires étrangères d'un gouvernement, d'un pays, je ferai ce que nous aurons ensemble décidé de faire.
Q - Vous connaissez M. Schüssel puisqu'il était ministre des Affaires étrangères, c'est un fasciste ?
R - Non c'est un démocrate-chrétien, c'est un conservateur européen classique, il est extrêmement pro-européen, je parle pour M. Schüssel lui-même, le chef du parti conservateur. Mais il n'empêche qu'il a pris une responsabilité-là et que, sans lui, cette coalition n'aurait pas pu se faire.
Q - Est-ce que de la part des dirigeants français, européens, il y a la possibilité d'une évolution favorable si l'Autriche évolue elle-même ? Qu'est-ce qu'il faudrait comme signe de respect de la démocratie de la part des Autrichiens pour que l'Europe commence à se rassurer et réintègre l'Autriche ?
R - Nous n'en sommes pas là, c'est-à-dire que nous en sommes justement au début de la mise en uvre des mesures de gel bilatérales qui ont été décidées. Nous en sommes par ailleurs à un moment de vigilance, dans lequel nous disons que nous pourrions aller plus loin, par exemple s'il y avait des violations graves et persistantes des principes de base de l'Europe, démocratie, Droits de l'Homme, etc nous pourrions être amenés à aller plus loin. Donc nous n'en sommes pas à nous poser la question inverse. Cela dit les 14 ont pris des décisions qu'ils sont libres d'adapter à une situation différente s'ils jugeaient que la situation était différente, mais à ce stade quelques bonnes paroles ne suffisent pas.
Q - Il faudra des actes et des symboles. Romano Prodi, le président de la Commission de Bruxelles, va aller en Autriche début avril, est-ce que c'est cohérent avec les autres positions de l'Europe ?
R - Il est président de la Commission, donc il engage la Commission, donc on peut considérer qu'il n'est pas engagé par les décisions que prennent des gouvernements en ce qui les concernent, je rappelle que la décision des gouvernements de gel en quelque sorte, concerne des relations bilatérales. Il est sur le terrain de l'Europe communautaire et du fonctionnement des traités, c'est ce qu'il a dit d'ailleurs il y a quelques jours. Donc on peut discuter sur l'opportunité, sur le moment, mais il est cohérent avec ce qu'il a déjà dit, il y a quelques jours.
Q - Vous, M. Vedrine, vous voyagez à travers le continent européen, vous n'arrêtez pas, vous parlez avec ses dirigeants, est-ce que l'Europe aujourd'hui n'est pas atteinte de quelques symptômes d'un malade ?
R - Non, pas du tout, qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
Q - La situation, enfin vous disiez patriotisme russe, avec les conséquences que ça a en Tchétchénie, au Caucase
R - Le patriotisme n'est pas une maladie.
Q - Non, mais les formes et les excès, avec les violences dont vous parliez, la situation dans le Kosovo, l'Autriche, est-ce qu'il n'y a pas ici les germes d'une certaine maladie ?
R - Non, enfin je ne pense pas, on ne peut pas tout amalgamer. La situation russe est une chose, et puis de toute façon c'est pas tout à fait la même chose que l'Europe, notre partie de l'Europe. Ce n'est pas parce que 27 % des électeurs d'un des 15 pays de l'Union européenne ont voté pour un parti populiste et d'extrême-droite que ça doit mettre en cause et en péril l'ensemble de l'Union européenne et de ses projets. D'autre part ce qui se passe dans les Balkans ça n'a rien à voir, c'est issu de la désintégration de l'ex-Yougoslavie, c'est extraordinairement compliqué à gérer, on finira par en sortir un jour. Non, l'Europe a une puissance aujourd'hui, une assurance, un enracinement démocratique qui fait que j'ai parfaitement confiance dans l'Union européenne pour aujourd'hui et pour demain.
Q - Quand vous verrez, c'est ma dernière question, M. Chirac, M. Jospin, vous ne direz pas ce que M. Fischer a dit à M. Schröder : "Je suis inquiet".
R - Non j'ai confiance, j'ai confiance en nous, collectivement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr., le 10 février 2000)