Interview de M. Patrick Devedjian, ministre délégué à l'industrie, à "Radio Classique" le 27 janvier 2005 sur l'ouverture du capital d'EDF et GDF, l'augmentation du prix des abonnements chez France Télécom, la désindustrialisation progressive.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

Q- Le conseil d'administration de Gaz de France s'est réuni hier pour parler de l'ouverture du capital d'EDF-GDF. Les syndicats, CGT en tête, n'ont pas tardé à annoncer leur plan de bataille, avec une semaine d'action prévue, du 14 au 18 février. "L'ouverture du capital n'est pas envisageable, la vente d'un bien de la nation ne peut être réalisée dans la précipitation et par dogmatisme", dixit la CGT que dirige B. Thibault. Que répond le ministre délégué à l'Industrie ?
R- Le ministre répond que c'est la loi, et qu'elle a été votée. Ce ne sont pas les syndicats qui font la loi, c'est le Parlement. Nous sommes dans une démocratie.
Q- La CGT exige, comme s'y était engagé d'ailleurs N. Sarkozy lorsqu'il était à Bercy, un débat sur la stratégie industrielle de GDF et les alliances industrielles possibles, en étudiant particulièrement la fusion d'EDF et de GDF. Allez-vous organiser un large débat sur cette question ? Allez-vous répondre à cette attente ?
R- Je crois que c'est un débat qui a déjà eu lieu. On sait que si EDF et GDF fusionnaient, nous aurions de grosses difficultés avec la Commission de Bruxelles, parce qu'ils deviendraient sur le marché français beaucoup trop dominants, voire monopolistiques, et la Commission ne l'accepterait pas. Et donc, elle obligerait, dans le résultat, EDF en particulier, à abandonner des parts de marché, et cela se retournerait contre l'entreprise.
Q- Donc, l'ouverture de capital se fera à hauteur de 30 % ?
R- C'est la loi.
Q- EDF est présent au capital du deuxième producteur italien d'électricité, Edison. J.-P. Raffarin a tenté de démêler les fils du dossier en début de semaine. La France et l'Italie se donnent un mois pour parvenir à une solution. Que peut-il se passer au terme de ce mois de réflexion ?
R- Il faut que nous trouvions naturellement un accord avec le gouvernement italien. Vous savez qu'un des problèmes posés, c'est que l'Italie a adopté une loi, la loi Marzanno, qui, dans les faits, prive EDF de l'essentiel de ses droits d'actionnaire dans l'acquisition qu'elle a déjà faite. C'est la première chose. La deuxième chose, c'est que, par une série d'engagements, notamment avec des POUT (ph.) qui ont été distribués, EDF peut être contraint d'acheter le solde du capital, voire d'être conduit à une OPA sur la société italienne, pour aboutir à ne pas exercer ses droits d'actionnaire, ne pas pouvoir être réellement opérateur.
Q- Donc, cela bloque là un peu en ce moment.
R- C'est la situation actuelle dont nous avons héritée du précédent gouvernement, naturellement. Une situation tout à fait désastreuse dans laquelle EDF a déjà perdu 1,5 milliard d'euros. La question est de savoir si nous allons en perdre davantage et si nous allons les perdre pour rien ? Alors, nous cherchons un accord avec le gouvernement italien, et je dois dire que S. Berlusconi a été de ce point de vue-là très conciliant. Simplement, il faut explorer les voies de cet accord. On n'entre pas sur le marché italien, dans le domaine de l'énergie, contre la volonté du Gouvernement. C'est une chose que la France peut comprendre.
Q- ENEL entrera de toute façon également sur le marché français à l'heure de la libéralisation. N'est-ce pas aussi un point de friction cela ?
R- ENEL a des ambitions, compréhensibles, sur le marché européen. Il est vrai qu'ENEL demande des contreparties en France à cette entrée de l'opérateur français sur le marché italien. Nous discutons de cela, nous sommes dans une négociation.
Q- Et la France a tout intérêt à jouer cette concurrence avec ENEL en France, c'est cela quelque part, non ?
R- Les relations avec ENEL peuvent donner lieu à des accords, c'est possible.
Q- Autre dossier du moment : les télécom. L'ART a donné son feu vert à France Télécom qui va pouvoir augmenter le prix de l'abonnement et baisser les tarifs des télécommunications. Les opérateurs alternatifs - Cegetel, 9 Télécom, SFR - crient au scandale ! Ils réclamaient un temps supplémentaire pour que tout cela se débloque, au moins un an, le temps de se préparer au "dégroupage". Vous leur avez répondu mais vous maintenez donc. Est-ce une sage décision que celle de l'ART ?
R- Oui, je crois que c'est une sage décision. Le problème majeur, c'est de permettre à la concurrence de s'exercer fortement sur le marché de l'abonnement. Il y a une concurrence sur le marché des communications, de la communication, et on a vu que cela poussait à la baisse des prix - donc dans l'intérêt du consommateur - et à la diversité des offres, mais il n'y a pas de réelle concurrence sur le marché de l'abonnement parce que le prix de la cession d'une ligne par France Télécom, la cession totale d'une ligne, à ses concurrents...
Q- Ce que l'on appelle le "dégroupage"...
R- ... Ce que l'on appelle le "dégroupage total" - parce qu'il y a aussi le "dégroupage partiel" qui n'est que la location de cette ligne -, est aujourd'hui à 10,50 euros. Or, l'abonnement peut être cédé à 10,87 euros. Donc, la marge pour le concurrent n'est que de 37 centimes d'euro, c'est-à-dire absolument rien qui permette évidemment de vivre et d'exercer une réelle concurrence.
Q- Donc, il n'y a pas de concurrence déloyale, selon vous ?
R- Non. C'est la situation actuelle. Donc, cette situation actuelle ne permet pas à la concurrence de s'exercer. Donc, notre politique, c'est cette marge de 37 centimes, qui est ridicule ; [elle] consiste à élargir cette marge pour permettre à la concurrence d'entrer sur le marché de l'abonnement en se créant une marge qui n'existe pas aujourd'hui institutionnellement. Donc, la hausse de l'abonnement permet par le haut d'augmenter...et elle profite donc aussi à la concurrence - elle profite à France Télécom qui encaisse davantage d'argent, il n'y a pas de doute -, mais elle profite aussi aux concurrents qui au lieu d'avoir 37 centimes de marge vont par exemple avoir 1,37 euro quand l'abonnement va augmenter d'1 euro. Mais comme cela n'est pas suffisant, j'en conviens volontiers, nous exerçons une demande, et l'ART a suivi le Gouvernement dans cette demande, sur la baisse du prix du dégroupage, passer de 10,50 euros au moins à 9,50 euros. Ce qui fait que, 1 euro en hausse pour l'abonnement, 1 euro en baisse pour le prix du dégroupage, cela ferait 2,37 euros en un an. C'est le début d'une marge, et puis qui continuera les années suivantes, et là, la concurrence pourra entrer sur le marché, et là, cette concurrence aura pour effet d'offrir une plus grande diversité aux consommateurs, et aussi de jouer alors à ce moment-là sur la baisse des prix. On aura une baisse des prix par la concurrence. La concurrence, c'est le seul moyen de baisser les prix.
Q- Quel est l'avenir de l'Autorité de régulation des télécom ? Est-ce elle qui est appelée à décider de tout cela ?
R- Le décret est sorti du Conseil d'Etat, il va être pris dans les jours qui viennent.
Q- C'est-à-dire, que le Gouvernement se retire...
R- C'est la loi. La loi du 9 août 2004 a prévu - en application d'ailleurs de la directive européenne, les Français n'ont rien fait d'exceptionnel, ils ont appliqué la directive européenne - de transférer totalement tous les tarifs à l'autorité de régulation. Nous étions, là, dans la période intermédiaire entre la loi let les décrets d'application ; le principal a été pris le 30 novembre. Un autre décret très important va sortir à la fin du mois, dans quelques jours. Et là, l'ART sera en charge totalement de la fixation des tarifs.
Q- C'est la loi. C'est peut-être aussi la nouvelle politique industrielle de la France. Quelle est votre vision de ce qui devrait être une bonne politique industrielle ? Une dose, un peu petit peu plus libérale, moins d'interventionnisme de l'Etat ?
R- D'abord, une politique industrielle, c'est d'avoir une industrie. C'est peut-être ridicule de dire cela, mais...
Q- On commence par les fondamentaux.
R- ...Oui, mais en Europe cela n'est pas si évident que cela. Une grande partie des pays d'Europe a renoncé à avoir une industrie considérant que la Chine devait être l'usine du monde, et veut se cantonner dans les services. Cela a été la politique de l'Angleterre, d'une grande partie de la Scandinavie à l'exception de la Finlande, et même en France, on entend des voix, à mon avis, stupides, dire que l'on pourrait se passer d'une industrie parce que c'est dans les services qu'il y a l'essentiel de la croissance. Nous, nous pensons... la France est d'abord cinquième puissance industrielle au monde, ce n'est pas rien. Et quand on regarde nos entreprises, beaucoup d'entreprises françaises sont leaders mondiaux. Les Français oublient cela.
Q- Donc, on fait en sorte que l'on ait une industrie et après, on gère la politique industrielle ? Alors, c'est quoi la politique industrielle "à la Devedjian" ?
R- La politique industrielle "à la Devedjian" - mais c'est celle du Gouvernement, cela me fait beaucoup d'honneur de m'en laisser seul responsable - d'abord, c'est d'assurer la mutation de notre grand secteur public vers le secteur concurrentiel afin d'avoir le marché européen , c'est ce que nous faisons avec EDF, c'est ce que nous faisons avec le nucléaire, c'est ce que nous faisons avec Gaz de France, c'est ce que nous faisons avec La Poste, c'est-à-dire de permettre à ces grandes entreprises publiques qui peuvent être de grands acteurs européens, d'aborder l'ensemble du marché, et cela, c'est un premier axe de notre politique. Deuxième axe, vous en avez entendu parler, c'est l'histoire des pôles de compétitivité, c'est-à-dire d'organiser à la fois la production, l'industrie, avec la recherche et l'innovation, donc en permettant un lien avec l'université, avec les laboratoires de recherche, et ensuite en faisant une sélection de grands projets innovants, parce que c'est l'innovation qui portera l'industrie française, pour mettre vraiment tout notre effort nationale sur quelques secteurs qui sont porteurs.
Q- Dans le quotidien "Les Echos", hier, le commissaire européen à la Concurrence, Mme N. Kroes, qui succède au charismatique M. Monti, a annoncé sa volonté de réformer les aides d'Etat. En clair, il s'agirait de donner plus aux moins riches et moins aux plus riches. Adhérez-vous à ce principe ?
R- Le principe en soi, vous savez tout est dans l'application. Madame Kroes a dit que l'essentiel des aides publiques devait aller vers les dix nouveaux entrants, considérés comme les plus pauvres, et se terminer, s'achever à l'égard des autres.
Q- Est-ce bien cela ?
R- Dans le principe, c'est compréhensible. Mais enfin, notre problème c'est de porter de la croissance. Et la croissance est portée par les grandes entreprises européennes. Les nouveaux entrants, il faut les aider, mais la croissance elle est aussi... s'il y a beaucoup de croissance dans les grands pays développés de l'Union européenne, elle profitera aussi aux nouveaux entrants. Et donc, il ne faut pas abandonner cette politique d'innovations qui est d'ailleurs la politique de Lisbonne, du Conseil de Lisbonne, et à laquelle s'est engagée l'Union européenne. Nous aurons un vrai débat sur les modalités. Je n'accepte pas pour argent comptant tout ce qui a été dit par Madame Kroes.
Q- En tout cas, Madame Kroes n'a pas parlé du secteur textile, pourtant c'est un secteur qui est confronté à une conjoncture défavorable - mondialisation accrue, surtout fin des quotas d'exportations en provenance notamment d'Asie. Hier, vous étiez justement à Marcq-en-Baroeul, en région Nord-Pas-de-Calais, région textile historique. Que comptez-vous faire pour aider ce secteur sinistré ?
R- Alors, sur l'ensemble de la région, à Marcq-en-Baroeul, mais pas seulement là, à Lille, dans l'ensemble de la région, il y a vraiment et je m'en félicite, une action très forte de l'ensemble des partenaires - tous les politiques, gauche et droite confondues naturellement, tous les universitaires, les laboratoires de recherche, les industriels - pour essayer de faire de cette région un pôle de compétitivité en matière de textile innovant.
Q- On y revient.
R- On y revient. Et bien sûr, ce pôle d'ailleurs, je le dis aussi à destination de la Commission, a une vocation européenne. D'ailleurs, à cet endroit là, cette localisation-là, naturellement, il ne pourra être qu'en lien avec la Belgique, avec l'Allemagne, avec le Luxembourg, très rapidement. Mais l'avenir du textile en France - nous avons une grande culture, surtout dans cette région-là, nous avons une grande tradition dans ce domaine - est dans ce que l'on appelle "les textiles innovants", c'est-à-dire, par exemple les vêtements ignifugés qui sont utilisés par les pompiers ; par exemple, j'ai visité une usine qui fait le tissu destiné aux couches-culottes, c'est un marché mondial, c'est considérable, c'est très sophistiqué comme produit. Et cela suppose une vraie recherche, une vraie innovation.
Q- Mais le Gouvernement va-t-il aider ce secteur financièrement ?
R- Bien entendu. Le Gouvernement va aider dans le cadre des appels d'offres sur les pôles de compétitivité. Il faut qu'il y ait un pôle de compétitivité sur le textile.
Q- Peut-être une dernière question : ami de N. Sarkozy, vous êtes le seul "sarkozyste" du Gouvernement. Est-ce facile à vivre au quotidien ? Cela influence-t-il les décisions ? Se sent-on seul, surveillé, fait-on attention de ne pas choquer le chef de l'Etat ?
R- Il n'y a aucun problème, parce que vous savez, quand on est dans un Gouvernement, on travaille tous ensemble sur des projets. Il n'y a pas trop de place pour les états d'âme politiciens. Je dois dire en plus que l'atmosphère au Gouvernement est une atmosphère de collaboration, de tolérance, et voilà.
Q- Tout va bien.
R- Chacun a son originalité. Je suis l'ami de N. Sarkozy, c'est un vieil ami, depuis très longtemps.
Q- Vous avez le droit...
R- Et je suis heureux et fier de cette amitié.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 27 janvier 2005)