Déclaration de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, sur l'ouverture des négociations européennes en vue d'une éventuelle adhésion de la Turquie, à l'Assemblée nationale le 21 décembre 2004.

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Circonstance : Intervention du Premier ministre à l'Assemblée nationale

Texte intégral

Monsieur le Président,
Messieurs les présidents de groupes,
Mesdames et messieurs les députés,
Pour l'ouverture des négociations européennes, en vue d'une éventuelle adhésion de la Turquie, le Président de la République française a fixé la position de la France : "Oui à l'entrée de la Turquie à terme, si elle remplit les critères d'adhésion à l'Union européenne". Pourquoi ? Parce que, si les conditions sont réunies, ce sera l'intérêt de la France et de l'Europe. En répondant aujourd'hui à vos questions, Mesdames et Messieurs les députés, comme vous l'avez souhaité, nous engageons un dialogue avec le Parlement, que nous voulons régulier, transparent, et conforme à la Constitution. Ce dialogue durera tout au long des négociations qui peuvent s'échelonner jusqu'en 2020. J'engage donc mes successeurs, mais aussi les vôtres. A chaque étape, le ministre des Affaires Étrangères, Michel Barnier, sera disponible pour votre Assemblée.
La France propose une vision courageuse de l'histoire. Depuis 1963, la question de l'entrée de la Turquie en Europe est clairement posée. Aucun Président, aucun chef de gouvernement, aucun ministre sur ces bancs n'a répondu à ce jour par la négative. En 1999, l'ensemble des Etats-membres a reconnu la vocation européenne de la Turquie. Le 6 octobre, la Commission a donné un avis positif sur l'ouverture des négociations, qu'en effet, le Conseil européen autorisait le 17 décembre. Ce choix, Mesdames et Messieurs les députés nous engage. Ce n'est pas un choix d'opportunité, comme je l'ai entendu tout à l'heure, c'est un choix qui s'appuie sur une vision de la France, sur une vision de l'Europe. Nous proposons à la Turquie de faire sa révolution européenne. Notre projet européen réunit :
Un projet de paix et de stabilité
Un projet pour la démocratie, les libertés et les droits de l'homme
Un projet de développement économique et social C'est notre projet européen. C'est sur ces valeurs que la Turquie devra répondre. C'est à elle de rejoindre notre projet. L'ancrage de la Turquie peut renforcer l'Europe si elle réunit les conditions requises :
l'ancrage de la Turquie dans l'Union consolidera la paix et renforcera la sécurité.
l'ancrage de la Turquie rendra irréversible la démocratisation de ce pays et la défense des libertés.
l'ancrage de la Turquie dans l'Union assurera son développement économique tout en contribuant à sa prospérité. La Turquie doit faire sa révolution européenne. Laissons l'Europe exercer sa force d'attraction démocratique. C'est là que, de fait, réside sa puissance. Rien ne condamne la Turquie à l'exclusion éternelle de l'Europe
La géographie : quelle part d'Europe la Turquie porte-t-elle en elle ? C'est une question qu'elle se pose depuis des siècles. Aujourd'hui, nous voulons résolument qu'elle penche du côté européen. C'est notre intérêt. C'est l'intérêt de l'Europe. N'ouvrons pas à nos portes un foyer d'instabilité tourné contre une Europe qui aurait refusé l'espoir.
La religion : les dirigeants Turcs nous disent vouloir construire un Etat laïc. La France - vous, le Parlement, qui avez voté à l'unanimité une loi d'avant-garde sur la laïcité - doit-elle les décourager les dirigeants turcs de s'engager sur la voie de la laïcité ? Nombreux sont les musulmans qui, en Turquie, ne veulent pas faire de la religion un projet politique. Retrouvons-nous sur l'essentiel, sur les valeurs fondamentales, et construisons un "vivre ensemble" européen qui sera d'autant plus fort qu'il rassemblera des Européens de toutes confessions.
L'immigration enfin : à chaque élargissement, souvenez-vous, la question s'est posée, et la réponse est toujours la même. L'entrée dans l'Union permet de fixer les populations parce que c'est un choix d'identité, de prospérité et de liberté. Le développement est toujours plus humain à la maison. La négociation n'est pas adhésion. Il n'y a pas, je le dis ici clairement - et contrairement aux caricatures que j'ai entendues tout à l'heure - automaticité de la négociation à l'adhésion. Le processus va être long et durer au minimum dix ans et peut-être quinze ou vingt ans. Pour une raison simple, la lucidité nous l'impose : ni l'Europe, ni la Turquie ne sont prêtes aujourd'hui à une adhésion.
En Europe d'abord, et en France en particulier, il faudra bien sûr du temps pour faire partager à tous les acteurs concernés l'intérêt de la candidature turque. Évidemment. La Turquie doit elle-même consolider sa démocratie, progresser en matière de respect des droits de l'homme et des minorités, avec notamment, les tragiques questions arménienne et kurde. Elle devra confirmer le processus de réconciliation régionale - [il n'y a aucun problème à parler du génocide arménien de 1915 ! C'est la loi, le Parlement l'a voté, je ne fais que vous citer, avec conviction ! - ]. Je le dis clairement. Mais j'ajoute aussi que, derrière ce mot, il y a une stratégie. Et c'est pour cela que, dans cette tragédie, qui est au fond, ce qui est pour nous tous, une volonté claire d'affirmer cette reconnaissance, c'est pour tous les pays de l'Union européenne, un devoir de mémoire, que tous ensemble, nous devons assumer, comme l'a fait le Parlement français ! Il faut aussi confirmer le processus de réconciliation régionale, qui a été engagé avec la Grèce, et il faudra aussi, pour la Turquie, régler la question de Chypre, dans le prix de réconciliation, qui, elle aussi, caractérise l'esprit européen. Des progrès socio-économiques majeurs devront également être établis. Enfin, un considérable travail d'intégration de l'acquis communautaire doit être évidemment poursuivi. Des périodes transitoires, longues, des clauses de sauvegarde pourront, si c'est nécessaire, être prévues et être engagées.
Les négociations vont donc s'ouvrir. Il va de soi, que, s'il s'avérait que la Turquie ne veut pas ou ne peut pas adhérer à l'ensemble de réformes européennes que l'Union lui propose, l'Union devra lui proposer un lien partenarial, en lieu et place, de l'adhésion. Nous souhaitons que cette proposition soit faite si la Turquie ne veut ni ne peut réunir les conditions d'adhésion au projet européen. Pendant toute la période des négociations, chaque Etat, chaque nation, chacun des Vingt-cinq membres de l'Union européenne pourra utiliser son veto pour bloquer la totalité des négociations s'il considère que ces dernières ne sont pas conformes au projet européen. Je dois dire à M. Bayrou, avec gravité, que la France n'a pas abandonné son droit de veto. Mais son droit de veto, elle le garde parce que ce n'est pas un calcul léger, c'est un choix d'une extrême gravité qu'elle exercera le moment venu si le projet turc n'est pas conforme au projet européen.
Dans quelques semaines, une réforme constitutionnelle va vous être proposée avant que le nouveau Traité constitutionnel soit soumis au référendum. Et dans cette réforme constitutionnelle, comme le président de la République l'a souhaité, il est prévu qu'après la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie, toute nouvelle adhésion fera l'objet d'un Traité qui sera obligatoirement soumis, pour sa ratification, à un référendum. Ainsi, chaque Française et chaque Français conservera son droit d'expression personnelle. Vous avez exprimé le souhait d'un débat, ce débat peut avoir lieu, et nous serons toujours disponibles pour un débat. Mais ne comptez pas sur moi, ni sur mon gouvernement, pour mettre à mal les principes de la Vème République qui ont fait leurs preuves et qui donnent au chef de l'Etat la mission essentielle de négocier les traités, et qui donne au Parlement et au peuple, la possibilité de le ratifier. Le peuple souverain aura le dernier mot, telle est la conception que j'ai de la Vème République !".
(Source : http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 23 décembre 2004)