Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 20 juillet 2004, sur la crise diplomatique entre la France et Israël à la suite des déclarations du Premier ministre israélien, Ariel Sharon, sur le climat d'antisémitisme en France, les rapports avec l'Autorité palestinienne, la perspective d'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne et le futur référendum sur la Constitution européenne.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Bonjour Monsieur le Ministre. La presse parle ce matin de crise diplomatique, Ariel Sharon persona non grata en France, peut-on lire, le ton monte, malaise, indignation... en langage diplomatique, quelle est la bonne formulation qu'il faut retenir ce matin, selon vous ?
R - Je ne vais pas faire de polémique sur un projet de visite de M. Sharon, qui n'est qu'un projet à ce stade. Je ne vais pas non plus parler un langage diplomatique. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a un malentendu sérieux, et dans le cadre des relations, que nous voulons préserver, avec l'État d'Israël, avec le peuple israélien, qui est un peuple ami, il faut prendre le temps de mieux se comprendre. Je veux prendre le temps, avec d'autres, de faire comprendre aux autorités israéliennes la vraie situation dans notre pays, la vérité de la société française. Je crois que c'est le grand rabbin Sitruk qui disait Français juifs, et j'ajouterai Français musulmans, Français catholiques, Français protestants et tous les autres, sont une partie de l'âme de notre pays. L'honneur de notre République, c'est cela qu'on doit comprendre en Israël, la force, le fondement de la République française, c'est de garantir à chaque citoyen français et à tous ceux que nous accueillons sur notre sol, les mêmes protections et les mêmes libertés, quelle que soit sa croyance, quelle que soit sa confession. C'est cela la force de la République française et c'est cela que nous devons faire mieux comprendre aux autorités israéliennes.
Q - Sur le plan factuel, avez-vous eu une réponse, vous ou la présidence de la République, à votre demande d'explications suite aux propos d'Ariel Sharon ?
R - Nous avons demandé des explications parce que nous avons droit à des explications. Au moment où je vous parle, nous n'avons pas reçu une réponse à cette demande d'explications. Je veux simplement ajouter, sur cette question, et à propos de notre pays, que rien, aucune polémique, ne nous détournera de l'action déterminée engagée par le président Jacques Chirac, par le gouvernement tout entier, par toutes les forces politiques, sociales, de la France, pour lutter sans aucune faiblesse, avec une intransigeance absolue, contre toutes les formes d'antisémitisme, de racisme, ou de xénophobie.
Q - C'est là, peut-être, que vous avez ressenti une sorte d'injustice, le fait qu'Ariel Sharon tienne ces propos alors même que le président semblait s'être engagé au Chambon-sur-Lignon sur cette voie ?
R - C'est précisément pourquoi nous n'avons pas compris ces propos du Premier ministre israélien, parce qu'ils ne correspondent pas à la vérité et à la réalité dans notre pays. J'ajouterai maintenant, au-delà de ce malentendu et de cette polémique, puisque nous parlons d'Israël, que toutes les intelligences doivent être utilisées en ce moment, pour retrouver, sur ce conflit si grave et si central, à la source de beaucoup d'instabilité dans le monde, le chemin de la paix entre Israéliens et Palestiniens, et, c'est davantage à cela que je souhaite consacrer mon énergie, comme ministre des Affaires étrangères, avec d'autres dirigeants européens, aux côtés des Palestiniens, aux côtés des Israéliens, avec les Américains, les Russes et toute la communauté internationale.
Q - Vous attendez des explications ou des excuses ?
R - Nous attendons des explications.
Q - En attendant, Ariel Sharon, l'Élysée l'a fait savoir hier soir par une annonce, est persona non grata en France. Quelle est la portée de cette annonce ? Cela veut dire qu'Ariel Sharon peut le redevenir ?
R - Je vous ai dit, que je ne souhaitais faire aucune polémique sur une visite qui n'est pour l'instant qu'à l'état de projet.
Q - Et votre propre visite en septembre prochain est-elle remise en cause ?
R - Non. Dès l'instant où nous aurons eu toutes les explications et les dialogues nécessaires sur ce malentendu, j'ai prévu, en effet, de faire une vraie visite bilatérale en Israël en septembre ou octobre, comme j'en ai fait, et je continuerai à en faire, dans tous les pays de cette région.
Q - Pour chercher une explication aux propos d'Ariel Sharon, qui peuvent traduire un état d'esprit, est-ce qu'il n'y a pas l'aveu d'un déséquilibre démographique en Israël, dans la région, qui peut inquiéter les dirigeants israéliens ?
R - Je ne veux pas faire d'amalgame. Ce qui nous a touché, c'est un propos qui mettait en cause les principes même de ce qu'est la République française et de la vérité de la société française. Le choix d'un Français, quelle que soit sa confession, d'émigrer, est un choix personnel et il faut le respecter.
Q - Mais on est au-delà du malentendu culturel dont M. Avi Pazner parlait encore ce matin à l'Agence France Presse ?
R - Je vous ai dit ce que je voulais vous dire sur ce sujet et maintenant, je pense qu'il faut, en attendant les explications que nous avons demandées, je le répète, consacrer son énergie, son intelligence, ses initiatives, à rechercher dans cette région le chemin de la paix.
Q - Alors, restons dans cette région du monde. L'autorité de Yasser Arafat semble aujourd'hui plus sérieusement que jamais remise en question, et en interne. Ses accusateurs parlent d'anarchie, de corruption, le Premier ministre Qoreï est démissionnaire, il l'est toujours jusqu'à plus ample informé, quel est le constat que fait la diplomatie française ?
R - Il y a une situation très sérieuse, pour beaucoup de raisons, à l'intérieur des Territoires palestiniens, il y a une crise, vous l'avez rappelé, et il faut naturellement que l'Autorité palestinienne, son chef Yasser Arafat, prennent les décisions pour organiser les choses de manière efficace et rétablir une situation normale parce que, en toute hypothèse, la paix dont je parlais tout à l'heure, doit être notre objectif, avec cette ambition à laquelle nous ne renoncerons jamais d'avoir deux États côte à côte, un État d'Israël vivant en sécurité - la France ne transigera jamais sur la sécurité d'Israël - et un État palestinien viable, démocratique et stable. Cette idée d'avoir ces deux États côte à côte est notre objectif. Pour atteindre cet objectif, nous avons besoin d'une Autorité palestinienne forte et organisée. Voilà pourquoi je suis allé dialoguer avec le chef légitime, Yasser Arafat, de cette Autorité palestinienne.
Q - C'est toujours l'interlocuteur ?
R - C'est le chef reconnu et légitime de cette Autorité palestinienne.
Q - Oui, mais son autorité est remise en question précisément, elle n'est plus aussi solide qu'avant.
R - Il y a une crise, il y a des secousses, il faut qu'il prenne une décision. Quand je suis allé le rencontrer à Ramallah, nous avons parlé de ce point principal et important en ce moment, qui est la réorganisation des services de sécurité de l'Autorité palestinienne. Je lui ai dit que nous soutenions l'initiative des Égyptiens qui ont proposé d'aider les Palestiniens à réorganiser leurs services de sécurité, que les Européens étaient disponibles. Voilà ce sur quoi le président Arafat a pris des engagements. Il faut maintenant que ces réformes soient faites, et il faut qu'en même temps de l'autre côté, de manière réciproque, Israël fasse des gestes. Il est très important que nous sortions de ce cycle, de cette spirale de terreur et de violence qui touche indistinctement les enfants d'Israël et les enfants de Palestine.
Q - Est-ce qu'il n'y a pas un vrai risque tout de même de voir l'autorité de Yasser Arafat s'effriter et laisser le champ libre au Hamas, par exemple ?
R - C'est la raison pour laquelle je souhaite que l'Autorité palestinienne soit forte et puisse s'organiser pour être forte, parce que le chemin de la paix, que nous devons retrouver, et le règlement de ce conflit très grave, exigent des interlocuteurs qui se respectent et qui soient capables de prendre des décisions. Il faut une Autorité palestinienne forte.
Q - Monsieur Barnier, le Premier ministre turc est en visite en France pour quelques jours afin de plaider l'adhésion de son pays à l'Union européenne. Quand on le voit, on a plus l'impression de voir un européen qu'un oriental. Vous êtes de cet avis ?
R - La société turque, les dirigeants de ce pays, les milieux économiques, sont naturellement orientés vers le modèle européen. Le dialogue a été engagé entre la Turquie et l'Union européenne, à l'époque la Communauté européenne, il y a très longtemps. C'était, je le rappelle d'ailleurs quelquefois à mes amis qui l'oublient, le général de Gaulle et le chancelier chrétien-démocrate Konrad Adenauer, qui ont engagé, en tant qu'hommes d'État, parce qu'ils regardaient assez loin, ces hommes là, où se trouvait l'intérêt de notre continent, le dialogue avec la Turquie en 1963. Jamais, depuis 1963, ce dialogue n'a été interrompu. Au contraire, il s'est constamment consolidé, de telle sorte que la Turquie s'oriente progressivement - et elle a encore du chemin devant elle - vers ce modèle démocratique, économique et social, qu'est le modèle européen. Je pense que c'est mieux ainsi plutôt qu'elle en choisisse un autre.
Q - Alors, qu'est-ce qui inquiète les Français, qu'est ce qui inquiète une grande partie de la majorité, qu'est ce qui inquiète aussi certains socialistes ? C'est le caractère musulman de ce pays, même s'il est laïque ?
R - Interrogez ceux qui expriment ces inquiétudes. Moi, je pense que, puisque nous parlions de la République française tout à l'heure, la construction européenne est une construction laïque, elle n'est pas fondée sur telle ou telle religion. Chacun y est reconnu et respecté. Nous sommes dans une construction politique et les règles d'adhésion à cette construction politique sont toujours les mêmes. Elles sont fixées par des conditions démocratiques, économiques, par un modèle auquel on adhère volontairement, et c'est ce que veut faire la Turquie le moment venu. Tout de même, pour ceux qui nous écoutent, il faut dire la vérité, ce n'est pas demain matin que la Turquie va entrer dans l'Union européenne. Le chemin est encore long, mais elle est sur ce chemin et depuis un certain temps en se préparant et en faisant des progrès.
Q - Mais il y a un processus d'adhésion qui peut commencer en 2005 ?
R - Ce qui est en cause simplement, c'est, à partir d'un rapport de la Commission européenne, de savoir si on engagera ou pas des négociations d'adhésion qui n'ont pour l'instant jamais été ouvertes. Après, ces négociations peuvent durer un certain temps. Respectons donc les délais et attendons le rapport de la Commission européenne.
Q - Mais est-ce qu'il n'est pas temps de faire une pause dans l'élargissement de la Communauté européenne, c'est un peu ce que les Français disent, c'est le message qu'ils font passer ?
R - Le projet européen est un projet de paix, de progrès partagé, c'est un formidable projet politique, peut-être le plus beau projet à l'échelle d'un continent, et il n'est pas étonnant que des peuples, qui sont à côté de ce projet, aient envie d'adhérer à cette construction de paix, de stabilité et de progrès partagé.
Q - La question est peut-être un peu provocante, mais le Premier ministre dit avoir pour échéance de mener à bien le débat sur le referendum sur la Constitution européenne. Après les échecs électoraux récents, est-ce bien raisonnable de le laisser s'approprier une telle campagne ?
R - Le Premier ministre est le Premier ministre, il a la confiance du président de la République, comme Jacques Chirac l'a dit le 14 juillet, et devant nous, comme c'est normal pour tout Premier ministre et c'est le cas de Jean-Pierre Raffarin, dont je suis proche, vous le savez. Il y a des échéances et notamment ce grand rendez-vous citoyen que sera le referendum sur la Constitution européenne. Et aux côtés du Premier ministre, permettez-moi de vous dire que je vais m'engager, avec Claudie Haigneré et les autres membres du gouvernement, dans un débat d'explications. Ce ne sera pas un débat de propagande, ce texte est un bon texte, c'est un texte important pour les citoyens. Il fixe les politiques que nous voulons conduire ensemble, il perfectionne les institutions, mais avant de le ratifier, il faut l'expliquer et avoir un vrai débat. Je pense que l'Europe souffre depuis trop de temps d'un manque de débat et d'explications, et de déficit démocratique. Nous allons saisir l'occasion de ce referendum, avec le Premier ministre, pour combler un peu ce retard de débat et de démocratie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 juillet 2004)