Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, à la télévision turque NTV le 31 janvier 2005, sur la perspective d'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

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Média : NTV

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, il est maintenant question, suite au sommet du 17 décembre, de faire débuter les négociations d'adhésion avec la Turquie. Néanmoins, selon certaines rumeurs émanant des coulisses de l'Union européenne, il s'agirait, dès le 3 octobre, non pas de débuter les négociations, mais d'ouvrir une période exploratoire, conformément aux souhaits d'un groupe de pays au premier rang desquels se trouverait la France. Quelle est la part de vérité dans ces rumeurs ?
R - Vous devez vous méfier de ce type d'informations et de rumeurs qui émanent de différents milieux. Le plus important est la décision prise par le Conseil de l'Union européenne, et la France s'est jointe d'une façon très nette à l'adoption de cette décision. Et conformément à cette décision, les négociations d'adhésion s'ouvriront à partir du mois d'octobre. Je ne sais pas combien de temps vont durer les négociations. Comme je l'ai déjà indiqué, il n'y aura pas de raccourci ou de satisfaction anticipée pour la Turquie ou pour tout autre pays candidat.
Il y a des règles du jeu, et tout le monde, tous les pays candidats doivent respecter ces règles. Nous acceptons la demande d'adhésion à l'Union européenne de la Turquie. Dès le départ, nous avons voulu ce dialogue avec la Turquie, et nous avons participé à ce dialogue. En 1963, le président de la République française, le général de Gaulle, et le chancelier allemand Konrad Adenauer, ont engagé ce dialogue avec ce grand peuple, avec ce grand pays qu'est la Turquie. Dès cette époque, le général de Gaulle parlait déjà de l'avenir de la Turquie en Europe.
Puis, pas à pas, ce dialogue s'est approfondi, s'est renforcé et nous en sommes arrivés au sommet du 17 décembre où a été prise la décision d'ouvrir les négociations d'adhésion. Nous ne pouvons évidemment pas garantir la finalité de ce processus. La conclusion n'est pas garantie d'avance. Cela dépendra des efforts de la Turquie pour se rapprocher des normes européennes.
Q - Malgré la décision du 17 décembre, la Turquie continue à faire débat dans votre pays, dans le cadre du référendum pour la Constitution européenne. Votre Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, dans une interview donnée à un journal italien il y a quelques jours de cela, a déclaré que le peuple français avait des craintes en ce qui concerne l'adhésion de la Turquie. Qu'a t-il voulu dire par cette déclaration ?
R - Jean-Pierre Raffarin, d'une manière très claire, a exprimé le fait qu'il était impossible de garantir le résultat du processus qui va débuter au mois d'octobre en vue de l'éventuelle adhésion de la Turquie, malgré notre envie de voir ce processus réussir. Je ne sais pas combien de temps durera cette période. Ce que voulait dire le Premier ministre est qu'il y a un débat en France à ce sujet.
Tout d'abord, il y a une grande opposition à l'adhésion de la Turquie au sein du Parlement. La majorité des députés est en faveur non pas de l'adhésion, mais d'une association. Nous avons donc besoin d'expliquer le sujet. Ce que nous voulons expliquer, ce que le président de la République veut également expliquer, c'est qu'il s'agira d'une longue période de négociations, et que le résultat n'en sera pas garanti à l'avance. Il y a réellement un débat sur ce sujet en France. C'est pour cette raison que nous devons effectuer un travail d'éclaircissement.
Q - Craignez-vous de voir ces débats sur la Turquie qui ont lieu dans le contexte de l'adoption de la Constitution européenne, venir empoisonner le référendum que vous allez organiser ? Ce risque, comme on l'affirme, existe-t-il réellement ?
R - Bien que le président de la République, Jacques Chirac, ait indiqué qu'il souhaitait que le processus devant conduire à l'adhésion puisse se conclure avec succès, un grand nombre de politiciens français et certains partis politiques sont opposés à l'adhésion de la Turquie. Il y a un risque que ces milieux qui sont opposés à l'adhésion de la Turquie superposent les débats sur l'adhésion turque aux débats sur la Constitution européenne.
C'est pour cette raison que le président de la République, d'une façon très claire, a voulu que cela soit le peuple qui décide, lorsque l'adhésion de la Turquie sera à l'ordre du jour, dans dix ou quinze ans. Nous nous sommes engagés, lorsque ce moment sera arrivé, à ce qu'un référendum soit organisé et que la réponse de la France sur l'adhésion de la Turquie soit donnée par les Français.
Q - Il y a également le problème chypriote qui attend la Turquie. Votre ministre responsable des Affaires européennes était à Chypre il y a peu dans le cadre d'une visite officielle et s'est entretenue avec les représentants des deux communautés. La France serait-elle en train de prendre le pouls pour essayer de voir ce qui peut être fait ?
R - Nous sommes évidemment en faveur d'un dialogue avec les deux communautés. Je me suis également rendu à Chypre lorsque j'étais ministre des Affaires européennes. Je me suis aussi entretenu avec des Chypriotes turcs dans le Nord de l'île quand j'étais commissaire européen. Nous avons mis en oeuvre un programme pour la croissance économique de cette partie de l'île qui est plus pauvre et moins développée. Les jeunes vivant dans le Nord doivent avoir un avenir. L'avenir de l'île passera, tôt ou tard, par la réunification et par l'adhésion de l'ensemble de l'île à l'Union européenne. C'est absolument dans ce but qu'il faut travailler.
Q - Les derniers temps, vous avez fait plusieurs déclarations relatives au problème du "génocide arménien". Qu'attendez-vous de la Turquie sur ce sujet ?
R - Je me suis exprimé sur ce sujet, car un grand nombre de Français se demandent quand ce génocide sera reconnu. Quand vous deviendrez membre de l'Union européenne, et nous pensons que la Turquie, désireuse de devenir membre, ne pourra le devenir qu'après avoir achevé l'ensemble de ce parcours, cela voudra dire que vous acceptez le principe de réconciliation, qui est l'un des principes fondamentaux de l'Union européenne.
Vous allez vous réconcilier avec les autres. C'est ce que nous avons fait dès le départ avec les Allemands, afin de mettre sur pied le projet européen. Et au-delà, vous allez vous réconcilier avec vous-mêmes, avec votre histoire. Nous souhaitons que la Turquie fasse ce travail de mémoire. Elle dispose de temps pour le faire. Les négociations dureront pendant une certaine période. Mais nous souhaitons que la Turquie fasse un travail de mémoire par rapport à la tragédie arménienne.
Q - La reconnaissance du génocide arménien devient-elle donc une condition préalable à l'adhésion de la Turquie ?
R - J'ai dit que nous souhaitions qu'une réponse soit apportée à cette question que nous Français, et peut-être aussi d'autres pays, allions mettre à l'ordre du jour. Et d'après moi, la Turquie sera dans l'obligation de faire ce travail de mémoire.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 février 2005)