Tribune de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans "Le Soir" du 20 juillet 2004, sur la politique de réforme du gouvernement, notamment dans le domaine social, intitulée "Pour l'Europe des réformes".

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Média : Le Soir

Texte intégral

L'Europe, au cours des dernières semaines, a été très présente dans notre quotidien par sa capacité à rassembler autour d'un même projet et de mêmes valeurs dix nouveaux membres ; par son rôle de ferment d'une paix durable et d'une fraternité nouvelle avec ce grand moment d'émotion partagée que fut la commémoration du 6 juin 44.
L'Europe nous a protégés des accidents économiques et des querelles diplomatiques. L'Europe s'apprête à nous donner plus encore - plus de démocratie, plus d'efficacité, plus de prospérité, plus de poids dans la marche du monde - parce qu'elle s'est élargie, parce qu'elle s'est engagée dans une profonde réforme de ses institutions et de son fonctionnement.
Ce nouveau bond de l'Europe nous oblige.
La convergence des changements
Il n'y a pas deux manières de préparer l'avenir, l'une qui relèverait de l'Europe, l'autre qui relèverait des Nations qui la composent. Il faut dans un même mouvement et dans un même sens, réformer l'Europe et notre pays.
L'Europe doit se réformer pour devenir un espace attractif de prospérité qui soit réellement partagée entre tous les citoyens. Cette prospérité pour tous est au cur de l'ambition européenne. C'est une ambition qui doit mobiliser tous les gouvernements européens. Et c'est précisément celle qui donne son sens à la politique que je conduis depuis deux ans.
Les conditions d'un " désir d'Europe " partagé plus largement par nos concitoyens sont désormais réunies.
Avec l'accord du 18 juin sur le projet de Constitution pour l'Europe, nous avons jeté les bases d'une Union européenne plus efficace, plus légitime aux yeux des citoyens, mieux à même de se faire entendre dans le monde, de protéger ses intérêts et ceux des Européens.
Néanmoins, dans un domaine essentiel, une exigence de progrès s'impose encore à nous : la coordination des politiques de réformes. Nous devons désormais parvenir à un meilleur équilibre.
Ma conviction est que cet équilibre reposera sur une convergence des changements engagés par les pays membres de l'Union, qui ont maintenant - et c'est nouveau - tous pris le chemin de la réforme.
Mais ils s'y sont engagés d'un pas inégal. De fait, les grands pays européens ont, au regard des réformes considérables réussies par certains de leurs partenaires, accumulé du retard dans la mise en oeuvre des changements fondamentaux, notamment ceux qui visent à reconquérir le plein-emploi, à garantir durablement notre prospérité et notre cohésion.
Ce retard a favorisé l'adoption de deux postures politiques caricaturales. La première consiste en un rejet du modèle européen dans son ensemble, et tout particulièrement de son volet social ; la seconde en une critique tous azimuts de la mondialisation réduite à ses manifestations les plus défavorables : instabilité financière, délocalisations, déclin des souverainetés.
Ces deux postures me paraissent totalement décalées par rapport aux souhaits et aux intérêts de nos concitoyens. Ceux qui les adoptent oublient qu'il y a une alternative au modèle libéral anglo-saxon ; comme il y a une alternative à " l'alter-mondialisme ".
Cette alternative, c'est celle d'une réforme qui peut se faire sans sacrifier notre originalité et nos valeurs. De " petits pays " européens nous ont de fait montré qu'il était parfaitement possible de concilier initiative économique et solidarité, en valorisant l'initiative et le travail.
Les trois types de réformes
C'est sur la voie des réformes, respectueuses de notre identité, de notre histoire et des attentes des Français, que j'ai résolument engagé mon pays.
Ce parcours réformateur est reconnu en Europe comme en témoigne la remise récente de la médaille Ludwig Ehrard, le concepteur de " l'économie sociale du marché ", que j'ai reçue des mains d'Helmut Kolh.
Le concept de réforme recouvre un champ très vaste, et correspond à des transformations de nature très différente. Je souhaite que les Français perçoivent mieux l'organisation et le sens des trois grandes catégories de réformes que j'ai mis en oeuvre.
La première est celle des réformes d'adaptation : elles visent principalement à adapter notre Pacte social à l'allongement de l'espérance de vie.
Nous venons en France de mener, à cet égard, trois réformes majeures :
- une réforme des retraites, fondée sur la solidarité entre les générations, la valorisation du travail et de l'expérience, qui a été votée l'an dernier et introduit de nouveaux droits et un nouveau produit d'épargne individuelle spécifiquement dédié à la préparation de la retraite ; les pays scandinaves nous ont aidés à innover pour cette réforme ;
- un effort national en faveur de la dépendance qui a été décidé, et qui sera financé, comme en Allemagne, par une journée de travail supplémentaire - car aujourd'hui le social, pour être durable, doit être financé par le travail ;
- enfin, une réforme de l'Assurance-maladie qui est actuellement en discussion au Parlement. Cette réforme s'inscrira dans la durée. Au-delà des mesures de rééquilibrage immédiat, elle a pour objet de modifier et de responsabiliser les comportements de chacun.
Les réformes d'adaptation sont aussi nécessaires pour moderniser la société.
La deuxième catégorie de réformes, les réformes de cohésion, recouvre les initiatives au service de notre combat contre le chômage et l'exclusion sociale. Le plan pour la cohésion sociale et pour l'emploi, que mon gouvernement vient de présenter, est le cur de ce second volet de grands chantiers.
Ce plan vise tout d'abord à assurer une meilleure adéquation entre les offres et les demandes d'emplois. Nous cumulons en effet un chômage élevé, notamment parmi les jeunes, avec un nombre très important d'offres d'emplois non satisfaites. Pour y remédier, nous rénovons le service public de l'emploi, nous levons les freins réglementaires à la création d'emplois dans les services et nous revalorisons - en nous inspirant de la réussite allemande en ce domaine - l'apprentissage.
Ce plan s'attaque également de front à l'exclusion sociale, car il n'y a pas de cohésion nationale sans cohésion sociale, sans égalité des chances.
Dans cette perspective, le plan construit des parcours personnalisés pour les personnes éloignées de l'emploi. Là, nous nous inspirons de l'exemple britannique.
Nos premières réformes pour la sécurité des Français relevaient aussi de cette logique de cohésion nationale.
La troisième catégorie de réformes qui mobilise mon gouvernement est celle des réformes de dynamisation, destinées à intensifier nos investissements en matière de recherche, d'enseignement supérieur et de formation. Les réformes pour l'initiative économique en général et pour la création d'entreprises en particulier relèvent de cette mobilisation.
Si nous voulons rattraper le retard technologique accumulé vis-à-vis de nos concurrents historiques ou émergents, nous devons investir dans la " matière grise ". Dans 10 ans, dans 20 ans, les emplois seront très différents de ce qu'ils sont aujourd'hui.
Cet investissement dans l'avenir ne se résume pas à dépenser plus. Il faut d'abord dépenser différemment, en finançant des projets et pas seulement des structures, en mobilisant aussi des financements privés pour l'innovation, et en responsabilisant les acteurs locaux grâce à la décentralisation.
Les trois catégories de réforme que je viens d'évoquer répondent à une vision d'ensemble, qui structure l'action de mon gouvernement.
Pour décrire cette vision, l'expression " projet de société ", avec son accompagnement idéologique et dogmatique, ne me satisfait pas - pas plus qu'il ne satisfait la plupart des Français. Je partage leur sentiment que, dans une démocratie qui valorise les libertés et les initiatives individuelles, c'est à la société civile qui s'assume comme " société de projets ".
Je crois que ce sont les hommes qui font vivre les projets, et non pas les décrets. Mais je crois aussi que la responsabilité du Gouvernement est de fixer un cap, de faire comprendre et partager les objectifs et de promouvoir certaines valeurs.
La nouvelle prospérité, mieux partagée
Le cap que je souhaite donner est clair : c'est celui de la croissance durable et de la prospérité partagée.
Quant aux valeurs essentielles que j'entends promouvoir, elles sont au nombre de quatre :
- le travail et le mérite doivent toujours être récompensés. Car tout ce qui contribue à revaloriser le travail est de nature à redonner à notre Pacte social des fondements plus solides ;
- les générations futures doivent être préservées. Elles ne doivent pas supporter les excès d'hier, voire d'aujourd'hui ; elles nous appellent à une plus grande " précaution " vis-à-vis de notre planète.
- nos décisions doivent encourager les projets, les créations et les choix individuels plutôt que les statuts et les contraintes collectives ; nous nous opposons aux contraintes du " travailler moins " qui n'a que le " gagner moins " pour résultat.
- la cohésion sociale doit être fondée sur une véritable " assurance emploi ". C'est en " armant " les personnes par un accompagnement personnalisé, par la formation tout au long de la vie, par une protection sociale qui ne pénalise pas les transitions par un équilibre entre les droits et les devoirs que l'on fortifiera l'emploi.
Voilà le cap de ma mission pour la France en Europe. Ma conviction est en effet que les réformes que j'entreprends ne porteront tous leurs fruits que si elles rencontrent des efforts convergents chez nos partenaires européens. Il me semble dès lors nécessaire qu'une meilleure coordination entre les politiques des Etats membres de l'Union soit mise en oeuvre.
La réforme en Europe devra aussi concerner le pacte de stabilité et de croissance notamment pour donner un statut spécifique, de type fédéral, à des dépenses d'avenir telles que celles pour la recherche.
Les réformes de progrès circulent aujourd'hui en Europe. Parce qu'elle est sortie de l'immobilisme, la France participe à ce nouveau mouvement européen.
Pour son avenir, notre pays s'inspire de la réforme européenne. Je me réjouis que le Président de la République ait proposé au peuple français de ratifier lui-même, par référendum, notre projet européen.
L'Europe n'est plus seulement un choix politique, c'est un mouvement historique. Notre continent doit gagner sa part de prospérité mondiale, nos nations doivent savoir en organiser le partage.
Le projet français d'une " nouvelle prospérité mieux partagée " est nécessaire, réformateur et européen.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 21 juillet 2004)