Texte intégral
Sous couvert de réforme, les députés vont voter, ce 6 janvier, une loi qui va bouleverser profondément la vie quotidienne des Français alors que ses conséquences ne sont perçues que des spécialistes. C'est dommage et dangereux pour le débat démocratique. Aujourd'hui, les pouvoirs publics réforment le dialogue social, en remettant en cause la construction juridique qui veut que la loi prime sur l'accord de branche qui lui-même prime sur l'accord d'entreprise. Traduisez : jusqu'à présent, les partenaires sociaux ne pouvaient négocier dans une entreprise que des dispositions plus favorables que la convention collective de branche. Avec cette nouvelle loi, les résultats de leurs négociations pourront être moins favorables, sauf si la convention collective l'interdit expressément.
Qui peut comprendre cette réforme ? Qui peut en percevoir les implications sur les congés, les horaires de travail ou les modalités de licenciement ? Personne, hormis les "experts" et les "initiés". Et pourtant, si ce texte est voté en l'état, chaque salarié devra craindre pour ses conditions de travail et de rémunération. Cette loi laisse, en effet, le champ libre à la négociation d'entreprise en préservant seulement les minima salariaux, les classifications et la prévoyance. Elle rend négociable tout le reste ! Or qui dit négociation d'entreprise, dit malheureusement moins d'avantages pour les salariés car les délégués syndicaux sont loin d'être présents dans toutes les entreprises, surtout dans les petites et moyennes. Lorsqu'ils le sont, ils ne peuvent pas toujours faire valoir les droits des salariés, le rapport de force leur étant défavorable face à un patronat de moins en moins conciliant. Il est aisé pour un chef d'entreprise de pousser un salarié à négocier dans son sens en vue d'un petit "arrangement maison". Quelle sera, dès lors, la réalité de ce dialogue social "new look" dans les entreprises de cinq à dix salariés ? La CFTC demande qu'au moins pour celles-ci, l'accord de branche conserve sa prééminence.
Malgré toutes les protestations de la CFTC, cette loi sur le dialogue social déverrouille les accords de branche, en permettant à l'entreprise, sous couvert d'accords dits "majoritaires", de contourner les conventions collectives qui protègent aujourd'hui les salariés. Finalement, si ce texte est appliqué, les salariés n'auront plus comme protection que le droit commun - qu'on s'apprête, par ailleurs, à réformer, et tout porte à croire que cela se fera dans un sens favorable au Medef - ou le socle sommaire de réglementation sociale établi à l'échelon européen : les onze heures minimum de repos quotidien, les huit heures par jour maximum pour les jeunes apprentis de moins de 18 ans, l'obligation de reclasser les salariées enceintes sur un poste de jour, quand elles sont employées de nuit. Bien sûr, cette loi ne s'appliquera pas, en principe, aux conventions collectives qui existent. Mais en pratique, tout bon juriste patronal pourra lancer une procédure de dénonciation des conventions collectives actuelles pour les renégocier à la sauce "dialogue social" en permettant aux entreprises d'obtenir les dérogations qu'elles souhaitent.
Prenons quelques exemples. Imaginons que votre convention collective établisse qu'en haute saison, vos horaires ne peuvent pas dépasser 42 heures par semaine. Ce verrou de protection pourra allégrement sauter car votre entreprise pourra renégocier vos horaires à partir des plafonds prévus par la loi : soit 44, 46 voire 48 heures hebdomadaires dans certains cas. Deuxième exemple : imaginons que vous soyez cadre moyen ou commercial itinérant, amené à prendre des RTT pour conduire votre petit dernier chez le médecin. Là encore, vos après-midi libres pourront vous passer sous le nez car si la branche est court-circuitée, il sera loisible à l'entreprise de définir elle-même si vous faites partie de cette catégorie de cadres au forfait dont elle rêve. Troisième exemple : imaginons que vous partiez deux jours pour l'enterrement d'un proche, même punition possible. Les congés pour événements familiaux, d'ordinaire donnés par la branche ou par la convention collective, pourront être revisités à la baisse. Enfin, imaginons que, craignant d'être licencié après quinze ans d'ancienneté, vous comptiez sur les indemnités majorées de votre convention collective pour faire face. Vous aurez désormais tout faux. Car, là encore, la loi propose en tout et pour tout deux mois de préavis et moins de deux mois de salaire. Le reste dépendra du talent de vos négociateurs internes.
La dénonciation, en 1998, de la convention collective nationale du secteur bancaire est l'exemple même de ce qui risque de se produire. Les salariés auront moins de jours de congé, leurs minima salariaux seront revus à la baisse... Dans les établissements bancaires, seuls les salariés de la BNP, du Crédit Lyonnais, de la Société générale ont tiré leur épingle du jeu car le rapport de force syndical leur était favorable. Ceux des petites banques d'affaires ou étrangères s'en sont plus mal sortis, et, globalement, tous les avantages ont été revus à la baisse.
Cette loi sur le dialogue social porte mal son nom. Elle est, à mes yeux, "une folie douce". A l'instar des 35 heures dont le gouvernement précédent n'avait pas assez mesuré les conséquences sur les salariés les plus pauvres, le gouvernement actuel vogue de réforme en réforme d'une complexité et d'une technicité rares sans en mesurer les résultats dévastateurs. Avec la réforme du code du travail qui s'annonce, ignore-t-il que les fameux contrats de mission iront de pair avec une nouvelle précarisation des salariés ? Avec le RMA (revenu minimum d'activité), ignore-t-il encore qu'il risque de créer un sous-prolétariat? Et c'est ainsi que le grand public découvrira - trop tard - le vrai contenu de ces réformes.
Sincèrement, est-ce au Medef de dicter aux pouvoirs publics leurs projets pour la France ? Evidemment non ! A l'heure où notre pays, fragilisé cherche sa voie dans un monde qui se transforme anarchiquement sous l'emprise des lois du marché, nous, militants de la CFTC, appelons au dialogue social ! Mais pas à celui qu'on nous propose - ou plutôt qu'on nous impose - tant il ressemble à un monologue déguisé, où l'on a tracé une ligne factice entre ceux qui savent ce qui est bon pour la France et les autres ! Pour ma part, je ne soutiendrai jamais qu'une entreprise va bien alors qu'elle licencie, que la croissance est à nos portes alors que le chômage et que les déficits augmentent, que la France retrouve une dynamique de succès alors que les inégalités s'accroissent et que six millions de personnes perçoivent des minima sociaux.
Il fut un temps où la CFTC était le seul syndicat réformiste. Dans le meilleur des cas, cela faisait sourire. Ce syndicat n'avait pas peur de la négociation, croyant avec ferveur au dialogue social véritable dans l'intérêt du plus grand nombre et des plus défavorisés. Nous n'avons pas changé d'un pouce ! Et nous sommes toujours dans le même état d'esprit, résolument favorables au dialogue social. Mais pas à n'importe quel prix. Nous revendiquons notre appartenance à une centrale d'inspiration chrétienne, mais nous ne sommes pas pour autant des "bénis-oui-oui" ! Nous voulons que chacun puisse jouer son rôle et qu'il puisse exprimer sa réalité afin de trouver les meilleures solutions pour nos concitoyens : c'est pour cette raison que nous nous opposons à cette loi car on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux. Je suis convaincu qu'une réforme n'est profonde et légitime qu'à la condition d'être inspirée par le bien commun, par une sincérité réciproque et une volonté sans faille de parvenir à la meilleure solution pour tous, sans gagnant ni perdant. Si nous n'avons pas le courage individuel et collectif d'adopter cet état d'esprit, tout le monde perdra et, à travers nous-mêmes, tous ceux que nous représentons.
Si dans une heure, ce soir, demain matin, nous sommes invités à négocier en jetant aux orties tous les faux-semblants et les vaines certitudes, je serai le premier, et avec moi toute la CFTC, à me rendre avec joie au rendez-vous de ce véritable dialogue social.
(source http://www.cftc.fr, le 9 janvier 2004)
Qui peut comprendre cette réforme ? Qui peut en percevoir les implications sur les congés, les horaires de travail ou les modalités de licenciement ? Personne, hormis les "experts" et les "initiés". Et pourtant, si ce texte est voté en l'état, chaque salarié devra craindre pour ses conditions de travail et de rémunération. Cette loi laisse, en effet, le champ libre à la négociation d'entreprise en préservant seulement les minima salariaux, les classifications et la prévoyance. Elle rend négociable tout le reste ! Or qui dit négociation d'entreprise, dit malheureusement moins d'avantages pour les salariés car les délégués syndicaux sont loin d'être présents dans toutes les entreprises, surtout dans les petites et moyennes. Lorsqu'ils le sont, ils ne peuvent pas toujours faire valoir les droits des salariés, le rapport de force leur étant défavorable face à un patronat de moins en moins conciliant. Il est aisé pour un chef d'entreprise de pousser un salarié à négocier dans son sens en vue d'un petit "arrangement maison". Quelle sera, dès lors, la réalité de ce dialogue social "new look" dans les entreprises de cinq à dix salariés ? La CFTC demande qu'au moins pour celles-ci, l'accord de branche conserve sa prééminence.
Malgré toutes les protestations de la CFTC, cette loi sur le dialogue social déverrouille les accords de branche, en permettant à l'entreprise, sous couvert d'accords dits "majoritaires", de contourner les conventions collectives qui protègent aujourd'hui les salariés. Finalement, si ce texte est appliqué, les salariés n'auront plus comme protection que le droit commun - qu'on s'apprête, par ailleurs, à réformer, et tout porte à croire que cela se fera dans un sens favorable au Medef - ou le socle sommaire de réglementation sociale établi à l'échelon européen : les onze heures minimum de repos quotidien, les huit heures par jour maximum pour les jeunes apprentis de moins de 18 ans, l'obligation de reclasser les salariées enceintes sur un poste de jour, quand elles sont employées de nuit. Bien sûr, cette loi ne s'appliquera pas, en principe, aux conventions collectives qui existent. Mais en pratique, tout bon juriste patronal pourra lancer une procédure de dénonciation des conventions collectives actuelles pour les renégocier à la sauce "dialogue social" en permettant aux entreprises d'obtenir les dérogations qu'elles souhaitent.
Prenons quelques exemples. Imaginons que votre convention collective établisse qu'en haute saison, vos horaires ne peuvent pas dépasser 42 heures par semaine. Ce verrou de protection pourra allégrement sauter car votre entreprise pourra renégocier vos horaires à partir des plafonds prévus par la loi : soit 44, 46 voire 48 heures hebdomadaires dans certains cas. Deuxième exemple : imaginons que vous soyez cadre moyen ou commercial itinérant, amené à prendre des RTT pour conduire votre petit dernier chez le médecin. Là encore, vos après-midi libres pourront vous passer sous le nez car si la branche est court-circuitée, il sera loisible à l'entreprise de définir elle-même si vous faites partie de cette catégorie de cadres au forfait dont elle rêve. Troisième exemple : imaginons que vous partiez deux jours pour l'enterrement d'un proche, même punition possible. Les congés pour événements familiaux, d'ordinaire donnés par la branche ou par la convention collective, pourront être revisités à la baisse. Enfin, imaginons que, craignant d'être licencié après quinze ans d'ancienneté, vous comptiez sur les indemnités majorées de votre convention collective pour faire face. Vous aurez désormais tout faux. Car, là encore, la loi propose en tout et pour tout deux mois de préavis et moins de deux mois de salaire. Le reste dépendra du talent de vos négociateurs internes.
La dénonciation, en 1998, de la convention collective nationale du secteur bancaire est l'exemple même de ce qui risque de se produire. Les salariés auront moins de jours de congé, leurs minima salariaux seront revus à la baisse... Dans les établissements bancaires, seuls les salariés de la BNP, du Crédit Lyonnais, de la Société générale ont tiré leur épingle du jeu car le rapport de force syndical leur était favorable. Ceux des petites banques d'affaires ou étrangères s'en sont plus mal sortis, et, globalement, tous les avantages ont été revus à la baisse.
Cette loi sur le dialogue social porte mal son nom. Elle est, à mes yeux, "une folie douce". A l'instar des 35 heures dont le gouvernement précédent n'avait pas assez mesuré les conséquences sur les salariés les plus pauvres, le gouvernement actuel vogue de réforme en réforme d'une complexité et d'une technicité rares sans en mesurer les résultats dévastateurs. Avec la réforme du code du travail qui s'annonce, ignore-t-il que les fameux contrats de mission iront de pair avec une nouvelle précarisation des salariés ? Avec le RMA (revenu minimum d'activité), ignore-t-il encore qu'il risque de créer un sous-prolétariat? Et c'est ainsi que le grand public découvrira - trop tard - le vrai contenu de ces réformes.
Sincèrement, est-ce au Medef de dicter aux pouvoirs publics leurs projets pour la France ? Evidemment non ! A l'heure où notre pays, fragilisé cherche sa voie dans un monde qui se transforme anarchiquement sous l'emprise des lois du marché, nous, militants de la CFTC, appelons au dialogue social ! Mais pas à celui qu'on nous propose - ou plutôt qu'on nous impose - tant il ressemble à un monologue déguisé, où l'on a tracé une ligne factice entre ceux qui savent ce qui est bon pour la France et les autres ! Pour ma part, je ne soutiendrai jamais qu'une entreprise va bien alors qu'elle licencie, que la croissance est à nos portes alors que le chômage et que les déficits augmentent, que la France retrouve une dynamique de succès alors que les inégalités s'accroissent et que six millions de personnes perçoivent des minima sociaux.
Il fut un temps où la CFTC était le seul syndicat réformiste. Dans le meilleur des cas, cela faisait sourire. Ce syndicat n'avait pas peur de la négociation, croyant avec ferveur au dialogue social véritable dans l'intérêt du plus grand nombre et des plus défavorisés. Nous n'avons pas changé d'un pouce ! Et nous sommes toujours dans le même état d'esprit, résolument favorables au dialogue social. Mais pas à n'importe quel prix. Nous revendiquons notre appartenance à une centrale d'inspiration chrétienne, mais nous ne sommes pas pour autant des "bénis-oui-oui" ! Nous voulons que chacun puisse jouer son rôle et qu'il puisse exprimer sa réalité afin de trouver les meilleures solutions pour nos concitoyens : c'est pour cette raison que nous nous opposons à cette loi car on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux. Je suis convaincu qu'une réforme n'est profonde et légitime qu'à la condition d'être inspirée par le bien commun, par une sincérité réciproque et une volonté sans faille de parvenir à la meilleure solution pour tous, sans gagnant ni perdant. Si nous n'avons pas le courage individuel et collectif d'adopter cet état d'esprit, tout le monde perdra et, à travers nous-mêmes, tous ceux que nous représentons.
Si dans une heure, ce soir, demain matin, nous sommes invités à négocier en jetant aux orties tous les faux-semblants et les vaines certitudes, je serai le premier, et avec moi toute la CFTC, à me rendre avec joie au rendez-vous de ce véritable dialogue social.
(source http://www.cftc.fr, le 9 janvier 2004)