Déclaration de M. Hervé Morin, président du groupe parlementaire UDF à l'Assemblée nationale, sur le débat européen concernant le référendum sur la constitution européenne, l'intégration par la "discrimination positive" basée sur des critères socio-économiques, et l'impartialité de l'Etat, Paris le 23 janvier 2005.

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Circonstance : Congrès de l'UDF, à La Mutualité, Paris le 23 janvier 2005

Texte intégral

Je voudrais vous parler de trois sujets qui me tiennent à coeur : du débat européen qui s'ouvre, d'intégration, et de l'impartialité de l'Etat.
Le débat européen
La politique ne doit pas être une simple science du pouvoir, une technologie mais elle doit retrouver ses valeurs morales. La démocratie et le suffrage universel sont devenus un rite plus qu'un corps de valeurs et de références ; et d'ailleurs le désenchantement, la désillusion, voire le mépris dans lequel on enferme le politique et la politique se traduisent par des votes où nos compatriotes cherchent plus à se faire entendre - puisque le pouvoir est devenu sourd - à exprimer un cri, un ras le bol plutôt qu'à adhérer à un projet.
Il s'agissait bien de cela lors du 1er tour de l'élection présidentielle comme lors des élections régionales. Pas d'adhésion au projet socialiste le printemps dernier, mais l'expression d'un refus, d'un mécontentement celui de la politique menée par le gouvernement Raffarin.
C'est pourquoi le référendum sur la constitution européenne est à haut risque. Il est à haut risque pour toutes les raisons que nous connaissons : le bloc compact des Nons ; l'idée que l'Europe est vecteur de libéralisme; la fragilité de l'adhésion au Oui dans les grands partis, sauf le nôtre, l'assimilation à la question Turque, le rejet de la politique du gouvernement, les difficultés quotidiennes des Français; mais plus encore que tout cela - selon moi- ce référendum sera le moyen pour nos compatriotes de donner une baffe à la classe dirigeante, à la nomenklatura qui depuis 25 ans, ne les entend pas et mène la France au déclin. " On va tous les mettre dans le même sac et on va leur dire ce que l'on pense d'eux ". Voilà pour moi le plus grand danger.
L'envie d'Europe est sans aucun doute plus forte aujourd'hui qu'il y a quelques années. Les Français perçoivent progressivement à quel point on a besoin d'Europe dans un monde de Grands ensembles ; mais la tentation presque gourmande comme on se délecte les babines, d'envoyer une baffe à tous ceux-là risque d'être forte. C'est à mon sens la clé du scrutin de juin prochain.
J'ai été fin novembre, début décembre, comme beaucoup d'entre vous, exaspéré par le mépris avec lequel on a traité le Parlement sur la question turque, car à travers le Parlement ce sont aussi les français qui n'ont pas eu leur mot à dire. C'est un vrai sentiment de colère qui nous habitait tous à l'Assemblée, Jean Dionis du Séjour en a parlé hier soir ; comment pouvait-on par la décision d'un seul homme engager aussi lourdement notre pays sans qu'il y ait le moindre débat, le moindre vote ?
Il nous faudra nous battre de toute notre force, y mettre toute notre âme ; mais il faudra aussi que chacun prenne ses responsabilités et s'engage totalement. Ce référendum, c'est notre affaire, mais c'est aussi celle du Président de la République ; il ne pourra pas comme il l'a fait sur le quinquennat dire " je vous consulte, mais peu importe le résultat ".
On n'a cessé de nous rabattre les oreilles sur la lettre et l'esprit de la Ve République, sur la conception gaullienne de notre République - comme si Jacques Chirac était gaulliste - sur le domaine réservé du Président de la République. Les seuls gaullistes, mes chers amis, ils sont ici ; ce sont ceux qui considèrent que la politique c'est d'abord et avant tout la responsabilité.
Et bien, puisque nous serions revenus à une lecture et à une pratique gaullienne de la Ve République - après avoir entre parenthèses accepté sans broncher la cohabitation, ce qui est tout le contraire de la conception du Général de Gaulle - j'invite le Président de la République à aller jusqu'au bout de sa lecture gaullienne de la Ve République. Ce traité constitutionnel, c'est celui accepté par la France lors du sommet de Rome. L'intégration de la Turquie c'est sa décision lors du sommet de Copenhague.
C'est la voie que le Président de la République invite à prendre pour notre pays. Nous approuvons totalement le premier chemin ; nous regrettons le second... dont acte.
Et bien, pour que nos compatriotes ne se détournent pas de la question qui leur sera posée au référendum, qu'ils comprennent à quel point cette question est fondamentale, le Président de la République doit engager sa responsabilité sur cette question comme le faisait le Général de Gaulle à chaque référendum, à chaque élection législative. A chaque scrutin intermédiaire national, le Général de Gaulle considérait qu'il refondait sa légitimité, qu'il était directement engagé par ce scrutin.
Afin de bien marquer l'enjeu de ce référendum, de bien faire mesurer à nos compatriotes l'onde de choc considérable que représenterait un non de la France à la constitution européenne, le chef de l'Etat doit s'engager pleinement et totalement- c'est cela la Ve République.
La discrimination positive
Je voudrais vous convaincre aussi que l'UDF doit s'engager dans un vrai projet pour l'intégration, ce qui passe, selon moi, inéluctablement par la discrimination positive. J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer sur ce sujet aux universités d'été et aux journées parlementaires. Je connais les réticences, les vôtres, celles de mes collègues parlementaires.
Le constat est pourtant simple : en quelques mots, une part croissante de nos compatriotes n'a plus sa place dans la société française. N'ayant pas de destin collectif, ils cultivent leur jardin, faisant la part belle à l'individualisme ou au communautarisme.
L'appartenance nationale s'estompe car il n'y a pas un projet collectif porté par un pouvoir qui mène plutôt une politique de l'anguille qu'une politique résolue, clairement affirmée, fondée sur la vérité, le courage, et la responsabilité, il n'y a pas non plus un projet capable de donner un avenir à chacun. La ghettoïsation de la société française décrite par Eric Maurin est une réalité chaque jour croissante.
Pour nous, la discrimination positive ne doit pas être ethnique ou raciale, elle doit être socio-économique, celle fondée sur la couleur de la peau ou la consonance de votre nom, comme le propose Nicolas Sarkozy, n'est pas acceptable et ne sera jamais acceptée par nos compatriotes ; elle correspond à une vision américaine de la société française qui n'est pas la nôtre. Cette discrimination socio-économique que j'appelle de mes vux doit concerner toutes celles et tous ceux qui concentrent toutes les inégalités de revenus, de destins, de naissance et de formation.
Elle doit s'adresser autant aux Dupont qu'aux Belarbi pour redonner un sens à l'égalité des chances. Le préfet musulman, c'est idiot ; les hauts fonctionnaires issus des milieux défavorisés, voilà ce que nous devons rechercher.
Je vous le redis, appliquer des politiques identiques sur des situations inégales, c'est renforcer l'inégalité. Nous avons des exemples de discrimination positive qui marchent, comme celui de la parité en politique ; il y a encore des choses à faire mais s'il n'y avait pas eu cette obligation, cette discrimination positive d'introduire une femme sur deux dans nos listes régionales ou aux européennes, combien en aurions nous eu ? Je vous le garantis, pas beaucoup, il suffit de voir les travées de l'Assemblée nationale et du Sénat.
Sans quotas, sans références ethniques, voilà ce que nous pourrions proposer dans le cadre de cette discrimination socio économique :
- L'accroissement considérable des moyens dans les ZEP alors qu'aujourd'hui un budget d'un lycée de ZEP, c'est seulement 10 % de plus qu'un budget d'un établissement hors ZEP. Pour assurer un suivi scolaire, il faut créer des études accompagnées, développer des politiques de suivi pour les familles, comme on sait le faire dans les programmes qui ont montré aux Etats-Unis là, où ils ont été expérimentés que cela marchait ; ce qui veut dire renforcer les moyens en médecins scolaires, en assistants sociaux et tout ce qui concourt à l'environnement éducatif. Les moyens de ZEP sont tellement éparpillés qu'ils sont à l'heure actuelle imperceptibles ou inefficaces.
Autre proposition que je vous livre :
- La désectorisation des meilleurs élèves des collèges et des lycées qui pourraient accéder aux meilleurs établissements, afin de rompre la loi d'airain très bien décrite par Eric Maurin sur les ghettos, où l'environnement social, géographique dans lequel on grandit vous détermine de façon quasi définitive. Louis-le-Grand est-il uniquement destiné aux fils de bonne famille, comme l'était Sciences Politiques avant l'intégration des meilleurs lycéens issus des ZEP, avec le succès que l'on sait ?
- 3ème proposition :
Il faut sortir de la ségrégation scolaire ; cela veut dire probablement aussi fermer certains collèges et lycées pour répartir ces jeunes dans les autres établissements ; ces établissements sont tellement " ghettoïsés ", tellement enfermés dans un environnement de ségrégation que toutes les mesures de discrimination ne sauront suffire.
- 4ème proposition que je vous livre :
La création d'internats permettant aux familles qui le souhaitent de donner à leurs enfants un cadre plus propice aux études.
- 5ème proposition :
L'ouverture de toutes les grandes écoles de la République à des procédures de recrutement type Sciences Politiques. Est-il normal que seulement 5 % des enfants issus des milieux ouvriers ou employés aient accès aux grandes écoles de la République ?
Les politiques de discrimination positive ne sauraient concerner uniquement l'éducation, même si c'est le coeur du sujet :
- dans les très grandes entreprises et dans l'administration, la création d'un " Monsieur diversité ", chargé de promouvoir l'égalité des chances pourrait servir d'aiguillon.
Comme le propose le rapport Bébéar, il faut des entreprises aux couleurs de la France. Il faut par exemple que les entreprises poussent les portes des établissements scolaires difficiles comme le préconise le rapport.
- dans la fonction publique, la mise en place de nouvelles formes de recrutement ne reposant pas sur le concours mais sur des formations par alternance. Il faut ouvrir des 3èmes voies, car celles par les concours tels qu'ils sont fabriqués conduisent inéluctablement à la reproduction sociale.
Je vous le dis, mes chers amis, je suis prêt à prendre date. Si, tous ensemble, nous ne faisons pas cet effort sur nous même, car cela choque notre idée de l'égalité, un effort aussi sur nos réticences, vous pourrez mettre tous les képis de la terre, créer toutes les lois pénales que vous voudrez, mettre toutes les allocations que vous voudrez, vous ne réglerez rien des maux grandissants de notre société. Cessons de traiter les conséquences plutôt que les maux, cela in fine coûte beaucoup plus cher à notre collectivité.
L'impartialité de l'Etat
Je voudrais en quelques mots aborder un troisième et dernier sujet, celui de l'impartialité de l'Etat. Depuis 25 ans, nous avons tout vu en la matière, nous avons tous en tête des nominations scandaleuses, le rachat d'entreprises par des groupes nationalisés sur ordre du pouvoir, bref tout ce qui ruine la confiance et plus encore que les promesses non tenues.
Cette question de l'impartialité de l'Etat est capitale et doit être au coeur de notre projet ; car l'impartialité de l'Etat, c'est la confiance de nos concitoyens dans notre système public ; c'est leur capacité, à avoir confiance dans le changement et la réforme. La démocratie, ce n'est pas seulement une forme politique, c'est une forme de société, disait Pierre Mendès France, c'est un système de valeurs.
Et l'Etat doit être irréprochable sinon, son crédit, sa capacité de persuasion, de conviction, sa puissance pédagogique sont immédiatement et définitivement ruinées.
La moralisation de la vie politique passe par l'introduction de règles et de procédures qui redonnent de la transparence aux décisions, à un système où l'on rend des comptes, et où l'on organise le débat.
Je souhaite François, que dans ton programme présidentiel un large place soit faite- c'est inscrit dans la résolution du congrès- à cette question. Je te propose des pistes et des solutions extrêmement simples :
- l'introduction systématique d'une procédure de Hearings devant le Parlement avant toutes les nominations aux postes à haute responsabilité dans la fonction publique, à l'exception de l'armée.
Ce sont les meilleurs, ceux qui ont un projet qui doivent être nommés, et non les amis du pouvoir.
- Les nominations et les promotions des magistrats du parquet doivent s'effectuer sur avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, et non à la discrétion du pouvoir exécutif, comme c'est le cas actuellement, car cela ruine le sentiment des français sur l'indépendance de la justice.
- L'avis conforme du Parlement- un système de co-décisions en quelque sorte, comme au parlement européen- pour toutes les nominations aux autorités administratives indépendantes et autres organismes qui régissent des pans entiers de la vie de notre collectivité.
En conclusion, je voudrais vous appeler au courage.
Je voudrais ici vous citer quelques exemples des déclarations de Jacques Chirac entre 1976 et 1981, pour vous montrer à quel point, nous sommes finalement très " soft " dans notre expression (je vous rappelle l'appel de Cochin) :
* En 1978, il déclare " Comme toujours, quand il s'agit de l'abaissement de la France, le parti de l'étranger est à l'oeuvre avec sa voix paisible et rassurante. "
* En 1979, le journal " Le Monde " indique que " Le président du RPR réitère, en les aggravant, ses critiques sur la politique conduite par le chef de l'Etat. Il signifie aux ministres RPR qu'ils ne représentent pas et n'engagent pas son mouvement. Il dénonce tour à tour l'infatuation du pouvoir qui repousse le concours du RPR et réduit le parlement à un rôle d'enregistrement et, l'UDF, des gens qui rivalisent d'un zèle souvent maladroit dans l'espoir d'être bien vus en haut lieu. "
* En 1980, Jacques Chirac déclare au journal de 20heures d'Antenne 2 : " Si l'on veut rendre à ce pays la confiance et l'espoir, fut-il au prix de la défaite du Président de la République, c'est l'intérêt de la France qui m'importe et non pas l'intérêt de tel ou tel homme. "
Eh bien, s'il fallait que nous ayons le malheur de dire des choses pareilles, mon Dieu ! Que n'entendrions-nous pas sur le fait que nous ne sommes pas convenables et que nous ne faisons pas les choses comme il faut !
Vous voyez que l'on a encore beaucoup de marge !
En dernier lieu, mes chers amis, je veux vous citer l'analyse de Crane Brinton, un sociologue britannique du milieu du 20ème siècle, qui indiquait les sept critères signalant une situation pré révolutionnaire ou de crise grave :

- Un climat de relative prospérité
- Des antagonismes forts entre classes sociales
- Des groupes sociaux s'appuyant sur des intellectuels qui contestent le système
- Des institutions dépassées et confisquées
- Des dirigeants qui perdent confiance en leur autorité et en ses fondements
- Un gouvernement confronté à de grosses difficultés financières.
Et enfin :
Une utilisation maladroite de la force.
Nous n'en sommes pas loin.
" Il n'y a pas de politique de droite ou de gauche ", disait Tony Blair ; il y a une bonne ou une mauvaise politique.
Il n'y a pas des électeurs de droite ou de gauche, mais des citoyens.
C'est cela qui doit nous guider dans nos propositions, ne pas avoir d'oeillères.
Soyons modernes, audacieux, courageux.
Que risquons nous ? Rien ; sinon de ne pas être réélus.
Alors, mes très chers amis, n'hésitons pas à heurter, à aborder des tabous de la société française ; ouvrons des pistes, des voies nouvelles !
(Source http://www.udf.org, le 28 janvier 2005)