Texte intégral
Consensus de 25 à Bruxelles, réalisé plus vite et plus fort que prévu, la Turquie plus proche de l'Europe qu'hier. Vos premières réactions à l'aube... P. Lellouche, vous vouliez le "oui". Bonjour.
P. Lellouche : Bonjour.
Et J.-P. Chevènement, vous vouliez le "non". Bonjour.
J.-P. Chevènement : Bonjour.
Vous avez sans doute entendu C. Delay : le Premier ministre turc Erdogan a accepté vers 4-5 heures ce matin les conditions rigoureuses de l'Union européenne pour que s'ouvrent, avec son pays, le 3 octobre 2005, des négociations, dont ils acceptent qu'elles puissent échouer ; qu'en pensez-vous ?
J.-P. Chevènement : Pour ce qui me concerne, je suis favorable à l'entré de la Turquie dans une Europe des nations, à géométrie variable. Je ne suis pas favorable à l'entrée de la Turquie dans un système rigide, tel que celui que prévoit la Constitution européenne. Je suis pour la laïcité turque et nous devons l'encourager, nous devons vivre dans le même espace commercial, régi par les mêmes règles, mais nous ne pouvons pas admettre que les votes au Conseil reflètent le poids démographique de chaque pays.
Est-ce que ce qui s'est passé cette nuit, c'est positif ou non ?
J.-P. Chevènement : c'est positif si par ailleurs, la Constitution européenne est rejetée. Parce que l'avenir de l'Europe, c'est la différenciation, ce sont des formules à la carte. Elles sont interdites dans l'actuelle Constitution européenne, puisqu'il faut l'accord de la Commission, du Parlement, du Conseil dans des conditions extrêmement restrictives. Je pense, par exemple à la défense. Il est évident que nous n'allons pas faire rapidement une défense commune avec la Turquie, même si nous sommes membres de l'OTAN - de l'Alliance Atlantique, ce qui n'est pas la même chose.
Il n'y a pas de garantie pour le résultat de ces négociations ouvertes, qui vont durer dix ans. Donc, rien d'irréversible, d'inéluctable ou d'irrémédiable.
J.-P. Chevènement : On peut dire ça comme ça, mais en réalité, on sait très bien qu'une fois que la mécanique s'est mise en marche, elle ne s'arrête plus parce que les hommes politiques ne font pas ce qu'ils veulent ; malheureusement, ils font ce qu'ils ne peuvent pas ne pas faire.
Quand ils sont dans la majorité et dans l'action, quand ils sont dans l'opposition, ils sont sur la même ligne ou les mêmes types de comportement ?
J.-P. Chevènement : Non, je dis que ce n'est pas un penchant souhaitable, il vaudrait mieux dire ce qui est souhaitable. Par conséquent avoir une position qui soit une position juste. Je suis pour le "non" à la Constitution européenne, mais je suis pour le oui à la Turquie dans une Europe des nations.
Le Premier ministre turc devrait s'engager solennellement à reconnaître Chypre, c'est-à-dire la fin de la guerre, avant le 3 octobre 2005, et peut-être même dans la journée.
J.-P. Chevènement : Oui, ce serait un effet positif de cette démarche. Cela dit, encore une fois, le système de Nice, où chaque pays dispose d'impôts spécifiques - les grands pays ont un coefficient 29 dans les votes au Conseil, et je vous rappelle que dans la Constitution européenne, les votes au Conseil vont déterminer la politique de l'immigration e t des visas ; c'est quand même très important. La Turquie va être le pays qui pèsera le plus lourd, il vaudrait mieux lui donner le même poids que la France, l'Allemagne, l'Italie, la Grande- Bretagne. Ce serait plus raisonnable. Donc, je crois qu'il faut aussi prendre en compte la dimension géostratégique dans deux domaines : l'adhésion de la Turquie devrait être conciliée avec le partenariat stratégique avec la Russie, dans un domaine comme le Caucase par exemple. Et puis, on dira si la Turquie, pourquoi pas l'Ukraine. Alors soyons clairs : il ne faut pas traiter l'Ukraine indépendamment de la Russie. Le partenariat avec la Russie est fondamental pour l'avenir de la paix en Europe.
On ne va pas faire le tour du monde ce matin...
J.-P. Chevènement : Non, mais l'Europe s'étend vers l'Est et une union d'Etats qui étend sans cesse ses frontières, va rencontrer toutes sortes de problèmes très difficiles. On le voit avec l'Ukraine, on le verra aussi avec le Kurdistan. Si on admet la Turquie, il faut dire que l'on exclut un Etat kurde indépendant. C'est ça la logique. C'est comme cela que l'on fera autrement que la politique du chien crevé au
fil de l'eau.
Si cela marche au bout de dix-quinze ans, les Français pourront décider eux-mêmes par référendum. Jusque-là, ça va pour vous ?
J.-P. Chevènement : Jusque-là ça va et pour ma part, j'espère pouvoir prendre position en faveur de l'entrée de la Turquie dans une Europe redressée.
Vous voulez dire dans quinze ans ?
J.-P. Chevènement : Dans quinze ans, oui, mais dans l'immédiat, j'ai une position dialectique. Ce n'est pas hors de portée de notre intelligence, bien entendu, mais aussi de celle de ceux qui nous écoutent.
Les dirigeants ont félicité J. Chirac cette nuit. C'est le chancelier Schröder qui a trouvé la formule ; il a dit : "J. Chirac a conclu un accord qui va à l'encontre de la majorité des Français, de la classe politique ou même de son propre parti. C'est ça le courage".
J.-P. Chevènement : Je dirais que c'est le rôle du président de la République de définir les intérêts à long terme de la France. Sa position vis-à-vis de la Turquie est très honorable. Sa position sur le traité constitutionnel pour moi est incompréhensible. Car J. Chirac était pour les groupes pionniers au débat de l'année ; ces groupes pionniers sont interdits par la Constitution européenne. Là, on est dans une étrange logique.
Pour vous, c'est oui à la Turquie ; ce qui s'est fait cette nuit et qui est en train de se faire à Bruxelles, c'est oui, bravo. La Constitution européenne, c'est non ?
J.-P. Chevènement : Voilà. C'est un argument de plus pour dire "non" à la Constitution européenne, un "non" euro constructif. C'est la position du Mouvement républicain des citoyens.
P. Lellouche va dire exactement le contraire.
J.-P. Chevènement : Eh bien, j'écouterai ses arguments.
P. Lellouche, vous êtes l'avocat inlassable de l'entrée de la Turquie, le moment venu, dans l'Union européenne. S'il n'en reste qu'un avec J. Chirac, ce sera vous. Comment réagissez-vous à ce que vient de dire J.-P. Chevènement, et puis sur le fond, ce qui s'est passé dans la nuit.
P. Lellouche : D'abord, je suis content qu'il reconnaisse le courage du président de la République. Ce n'est en effet pas simple ni pour lui, ni pour un modeste député comme moi d'ailleurs, de prendre le contre pied de la vague de l'opinion relayée par la très grande majorité de mes collègues députés, y compris dans mon propre parti. Je n'ai personnellement rien à gagner là-dedans, sauf à perdre des voix, notamment de mes amis arméniens, je le sais. Je le fais - et je sais que le président de la République le fait uniquement parce qu'il pense que c'est dans l'intérêt de l'Europe, de la France, de la paix en Europe. Le mot-clé, dans toute la construction européenne depuis cinquante ans, c'est la paix. Cela a commencé par la réconciliation entre la France et l'Allemagne. Après la chute du Mur de Berlin, c'est la réconciliation de toute l'Europe ; nous venons d'intégrer 80 millions de citoyens de l'Est européen, qui font partie de la famille et que nous stabilisons par l'élargissement de la prospérité et de la paix. Nous allons, j'espère, faire la même chose avec la Turquie.
Le Premier ministre turc rencontre donc les dirigeants européens. Il a son rendez-vous, il a sa négociation. Les conditions sévères mais pas impossibles, il va les accepter ce matin...
P. Lellouche : Cela commence par la paix avec Chypre, et c'est bien. Il faut que d'ici le point d'arrivée, le génocide arménien soit reconnu.
Vous voulez dire "pas avant octobre 2005 pour le génocide arménien de 1915
- 1 500 000 morts - ou vous lui accordez des années pour qu'elle le fasse. C'est dans le processus, ou avant ?
P. Lellouche : Il faut connaître la situation interne de ce pays. Il y a deux hypothèses : ou bien on dit "non" et il n'y aura rien sur le génocide, ni sur l'ouverture de la frontière avec l'Arménie, qui est vitale pour la pérennité de ce petit pays indépendant qui a vu la moitié de sa population partir à cause de la faim. Il faut savoir qu'il reste deux millions d'Arméniens en Arménie et 1 million vit avec moins de deux dollars par jour. Donc, l'ouverture de la frontière turque est essentielle. Donc, il faut obtenir cela, il faut obtenir la reconnaissance du génocide et nous l'obtiendrons par la démocratisation, par l'entrée dans le processus démocratique. Et c'est pour cela que l'on se donne quinze ans et c'est pour cela que l'on met les conditions, et c'est pour cela qu'à la fin, les opinions européennes et françaises se prononceront.
Vous avez vu que P. de Villiers a trouvé des formules qui font mouche. Hier, il a amusé en disant "le Corrézien préfère le plateau de l'Anatolie au plateau de Mille-vaches".
P. Lellouche : Cela fait longtemps que les formules de monsieur de Villiers ne m'amusent plus. Cela n'a aucune importance. Ce qui est important dans cette histoire, c'est de bien comprendre que les devenir de la paix du monde se joue probablement dans cette affaire. Si nous arrivons - et c'est cela l'essentiel - à faire la preuve qu'un grand pays musulman peut se fondre dans un ensemble démocratique, en accepter les règles - égalité entre l'homme et la femme, séparation de l'Eglise et de l'Etat, vie démocratique normale -, cette démonstration sera portée à la face du monde et cela aura des conséquences majeures pour la paix du monde.
Le "oui" de J. Chirac, même si c'est un "oui si" est un choix historique. On l'a dit prudent mais déterminé. Mais est-ce qu'il ne prend pas tout de même beaucoup de risques, pour lui peut-être, pour le pays surtout ?
P. Lellouche : Non. Pour le pays, je crois que le processus est balisé et il est conditionnel - conditionné de toute façon à l'approbation de l'ensemble des pays européens, y compris du peuple français. Il prend des risques personnels, mais je dois rappeler que j'étais à ses côtés en 1991/1992, au moment de Maastricht - que M. Chevènement n'aime pas davantage que la Constitution européenne - mais si Chirac qui, à l'époque, était président du RPR, n'avait pas pris cette position avec F. Mitterrand pour soutenir le Traité de Maastricht, celui-ci n'aurait pas été ratifié. Il l'a fait contre la majorité des parlementaires RPR de l'époque et contre la majorité des militants du RPR.
Est-on sûr, P. Lellouche, que la France de l'après-2007 gardera à l'égard des Turcs, la ligne Chirac ?
P. Lellouche : De toute façon, nous allons être engagés dans ce ...
On engage les successeurs, même si c'est J. Chirac.
P. Lellouche : On engage les successeurs et on engage l'ensemble des pays européens dans une négociation où on arrête le double langage que nous avions depuis quarante ans. Cela va forcer les Turcs aussi à cesser le double langage et à choisir pleinement la voie de la démocratie. N'oublions pas qu'ils l'ont fait, puisque depuis deux ans, ils ont voté quelque chose comme 460 lois qui mettent la Turquie au standard européen. Maintenant, il s'agit de les appliquer et de vérifier l'application dans les faits, pendant une longue période.
Les dirigeants européens ont pris toutes leurs précautions. Ils viennent de dire qu'ils recommandent un "ancrage ferme" - la formule va revenir - de la Turquie à l'Union européenne, avec le lien le plus fort possible. Si jamais Ankara n'est pas, le moment venu, en mesure d'adhérer...
P. Lellouche : Absolument...
L'UMP est divisée : vous vous souvenez des réserves d'A. Juppé ; N. Sarkozy a dit que c'était une difficulté incontestable. Qu'est-ce que vous dites à vos amis de l'UMP ce matin ?
P. Lellouche : Je dis à mon ami N. Sarkozy, dont je suis proche et que j'estime beaucoup, que, sur ce point, je ne suis pas d'accord avec lui. Je m'efforce, aussi bien auprès de mes propres militants à Paris qu'auprès des jeunes du mouvement UMP, d'expliquer. Je crois qu'une fois qu'on fait le dialogue et qu'on explique, les choses avancent, y compris d'ailleurs avec la communauté arménienne de France.
Cela aurait été mieux qu'il y ait un débat avec vote au Parlement, avant et pas après la décision de Bruxelles, non ?
P. Lellouche : Je crois que dans cette affaire, nous avons manqué de pédagogie depuis longtemps. C'est-à-dire qu'à partir du moment où on a lancé le processus d'adhésion il y a deux ans, à Copenhague, il aurait fallu préparer les choses dans le détail, dans chacun des partis politiques et dans l'opinion publique en générale...
Dernière question : la date du référendum en France est désormais implicite. Il aura lieu en mai juin, c'est-à-dire au printemps, c'est cela ?
P. Lellouche : Je crois que c'est bien que Chirac ait obtenu que les deux choses soient déconnectées : que les négociations avec la Turquie ne commencent qu'à l'automne, une fois qu'on aura eu le référendum en France et les élections britanniques, [parce qu'] il y aura des élections britanniques - des élections générales suivies d'une consultation du peuple britannique.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 20 décembre 2004)
P. Lellouche : Bonjour.
Et J.-P. Chevènement, vous vouliez le "non". Bonjour.
J.-P. Chevènement : Bonjour.
Vous avez sans doute entendu C. Delay : le Premier ministre turc Erdogan a accepté vers 4-5 heures ce matin les conditions rigoureuses de l'Union européenne pour que s'ouvrent, avec son pays, le 3 octobre 2005, des négociations, dont ils acceptent qu'elles puissent échouer ; qu'en pensez-vous ?
J.-P. Chevènement : Pour ce qui me concerne, je suis favorable à l'entré de la Turquie dans une Europe des nations, à géométrie variable. Je ne suis pas favorable à l'entrée de la Turquie dans un système rigide, tel que celui que prévoit la Constitution européenne. Je suis pour la laïcité turque et nous devons l'encourager, nous devons vivre dans le même espace commercial, régi par les mêmes règles, mais nous ne pouvons pas admettre que les votes au Conseil reflètent le poids démographique de chaque pays.
Est-ce que ce qui s'est passé cette nuit, c'est positif ou non ?
J.-P. Chevènement : c'est positif si par ailleurs, la Constitution européenne est rejetée. Parce que l'avenir de l'Europe, c'est la différenciation, ce sont des formules à la carte. Elles sont interdites dans l'actuelle Constitution européenne, puisqu'il faut l'accord de la Commission, du Parlement, du Conseil dans des conditions extrêmement restrictives. Je pense, par exemple à la défense. Il est évident que nous n'allons pas faire rapidement une défense commune avec la Turquie, même si nous sommes membres de l'OTAN - de l'Alliance Atlantique, ce qui n'est pas la même chose.
Il n'y a pas de garantie pour le résultat de ces négociations ouvertes, qui vont durer dix ans. Donc, rien d'irréversible, d'inéluctable ou d'irrémédiable.
J.-P. Chevènement : On peut dire ça comme ça, mais en réalité, on sait très bien qu'une fois que la mécanique s'est mise en marche, elle ne s'arrête plus parce que les hommes politiques ne font pas ce qu'ils veulent ; malheureusement, ils font ce qu'ils ne peuvent pas ne pas faire.
Quand ils sont dans la majorité et dans l'action, quand ils sont dans l'opposition, ils sont sur la même ligne ou les mêmes types de comportement ?
J.-P. Chevènement : Non, je dis que ce n'est pas un penchant souhaitable, il vaudrait mieux dire ce qui est souhaitable. Par conséquent avoir une position qui soit une position juste. Je suis pour le "non" à la Constitution européenne, mais je suis pour le oui à la Turquie dans une Europe des nations.
Le Premier ministre turc devrait s'engager solennellement à reconnaître Chypre, c'est-à-dire la fin de la guerre, avant le 3 octobre 2005, et peut-être même dans la journée.
J.-P. Chevènement : Oui, ce serait un effet positif de cette démarche. Cela dit, encore une fois, le système de Nice, où chaque pays dispose d'impôts spécifiques - les grands pays ont un coefficient 29 dans les votes au Conseil, et je vous rappelle que dans la Constitution européenne, les votes au Conseil vont déterminer la politique de l'immigration e t des visas ; c'est quand même très important. La Turquie va être le pays qui pèsera le plus lourd, il vaudrait mieux lui donner le même poids que la France, l'Allemagne, l'Italie, la Grande- Bretagne. Ce serait plus raisonnable. Donc, je crois qu'il faut aussi prendre en compte la dimension géostratégique dans deux domaines : l'adhésion de la Turquie devrait être conciliée avec le partenariat stratégique avec la Russie, dans un domaine comme le Caucase par exemple. Et puis, on dira si la Turquie, pourquoi pas l'Ukraine. Alors soyons clairs : il ne faut pas traiter l'Ukraine indépendamment de la Russie. Le partenariat avec la Russie est fondamental pour l'avenir de la paix en Europe.
On ne va pas faire le tour du monde ce matin...
J.-P. Chevènement : Non, mais l'Europe s'étend vers l'Est et une union d'Etats qui étend sans cesse ses frontières, va rencontrer toutes sortes de problèmes très difficiles. On le voit avec l'Ukraine, on le verra aussi avec le Kurdistan. Si on admet la Turquie, il faut dire que l'on exclut un Etat kurde indépendant. C'est ça la logique. C'est comme cela que l'on fera autrement que la politique du chien crevé au
fil de l'eau.
Si cela marche au bout de dix-quinze ans, les Français pourront décider eux-mêmes par référendum. Jusque-là, ça va pour vous ?
J.-P. Chevènement : Jusque-là ça va et pour ma part, j'espère pouvoir prendre position en faveur de l'entrée de la Turquie dans une Europe redressée.
Vous voulez dire dans quinze ans ?
J.-P. Chevènement : Dans quinze ans, oui, mais dans l'immédiat, j'ai une position dialectique. Ce n'est pas hors de portée de notre intelligence, bien entendu, mais aussi de celle de ceux qui nous écoutent.
Les dirigeants ont félicité J. Chirac cette nuit. C'est le chancelier Schröder qui a trouvé la formule ; il a dit : "J. Chirac a conclu un accord qui va à l'encontre de la majorité des Français, de la classe politique ou même de son propre parti. C'est ça le courage".
J.-P. Chevènement : Je dirais que c'est le rôle du président de la République de définir les intérêts à long terme de la France. Sa position vis-à-vis de la Turquie est très honorable. Sa position sur le traité constitutionnel pour moi est incompréhensible. Car J. Chirac était pour les groupes pionniers au débat de l'année ; ces groupes pionniers sont interdits par la Constitution européenne. Là, on est dans une étrange logique.
Pour vous, c'est oui à la Turquie ; ce qui s'est fait cette nuit et qui est en train de se faire à Bruxelles, c'est oui, bravo. La Constitution européenne, c'est non ?
J.-P. Chevènement : Voilà. C'est un argument de plus pour dire "non" à la Constitution européenne, un "non" euro constructif. C'est la position du Mouvement républicain des citoyens.
P. Lellouche va dire exactement le contraire.
J.-P. Chevènement : Eh bien, j'écouterai ses arguments.
P. Lellouche, vous êtes l'avocat inlassable de l'entrée de la Turquie, le moment venu, dans l'Union européenne. S'il n'en reste qu'un avec J. Chirac, ce sera vous. Comment réagissez-vous à ce que vient de dire J.-P. Chevènement, et puis sur le fond, ce qui s'est passé dans la nuit.
P. Lellouche : D'abord, je suis content qu'il reconnaisse le courage du président de la République. Ce n'est en effet pas simple ni pour lui, ni pour un modeste député comme moi d'ailleurs, de prendre le contre pied de la vague de l'opinion relayée par la très grande majorité de mes collègues députés, y compris dans mon propre parti. Je n'ai personnellement rien à gagner là-dedans, sauf à perdre des voix, notamment de mes amis arméniens, je le sais. Je le fais - et je sais que le président de la République le fait uniquement parce qu'il pense que c'est dans l'intérêt de l'Europe, de la France, de la paix en Europe. Le mot-clé, dans toute la construction européenne depuis cinquante ans, c'est la paix. Cela a commencé par la réconciliation entre la France et l'Allemagne. Après la chute du Mur de Berlin, c'est la réconciliation de toute l'Europe ; nous venons d'intégrer 80 millions de citoyens de l'Est européen, qui font partie de la famille et que nous stabilisons par l'élargissement de la prospérité et de la paix. Nous allons, j'espère, faire la même chose avec la Turquie.
Le Premier ministre turc rencontre donc les dirigeants européens. Il a son rendez-vous, il a sa négociation. Les conditions sévères mais pas impossibles, il va les accepter ce matin...
P. Lellouche : Cela commence par la paix avec Chypre, et c'est bien. Il faut que d'ici le point d'arrivée, le génocide arménien soit reconnu.
Vous voulez dire "pas avant octobre 2005 pour le génocide arménien de 1915
- 1 500 000 morts - ou vous lui accordez des années pour qu'elle le fasse. C'est dans le processus, ou avant ?
P. Lellouche : Il faut connaître la situation interne de ce pays. Il y a deux hypothèses : ou bien on dit "non" et il n'y aura rien sur le génocide, ni sur l'ouverture de la frontière avec l'Arménie, qui est vitale pour la pérennité de ce petit pays indépendant qui a vu la moitié de sa population partir à cause de la faim. Il faut savoir qu'il reste deux millions d'Arméniens en Arménie et 1 million vit avec moins de deux dollars par jour. Donc, l'ouverture de la frontière turque est essentielle. Donc, il faut obtenir cela, il faut obtenir la reconnaissance du génocide et nous l'obtiendrons par la démocratisation, par l'entrée dans le processus démocratique. Et c'est pour cela que l'on se donne quinze ans et c'est pour cela que l'on met les conditions, et c'est pour cela qu'à la fin, les opinions européennes et françaises se prononceront.
Vous avez vu que P. de Villiers a trouvé des formules qui font mouche. Hier, il a amusé en disant "le Corrézien préfère le plateau de l'Anatolie au plateau de Mille-vaches".
P. Lellouche : Cela fait longtemps que les formules de monsieur de Villiers ne m'amusent plus. Cela n'a aucune importance. Ce qui est important dans cette histoire, c'est de bien comprendre que les devenir de la paix du monde se joue probablement dans cette affaire. Si nous arrivons - et c'est cela l'essentiel - à faire la preuve qu'un grand pays musulman peut se fondre dans un ensemble démocratique, en accepter les règles - égalité entre l'homme et la femme, séparation de l'Eglise et de l'Etat, vie démocratique normale -, cette démonstration sera portée à la face du monde et cela aura des conséquences majeures pour la paix du monde.
Le "oui" de J. Chirac, même si c'est un "oui si" est un choix historique. On l'a dit prudent mais déterminé. Mais est-ce qu'il ne prend pas tout de même beaucoup de risques, pour lui peut-être, pour le pays surtout ?
P. Lellouche : Non. Pour le pays, je crois que le processus est balisé et il est conditionnel - conditionné de toute façon à l'approbation de l'ensemble des pays européens, y compris du peuple français. Il prend des risques personnels, mais je dois rappeler que j'étais à ses côtés en 1991/1992, au moment de Maastricht - que M. Chevènement n'aime pas davantage que la Constitution européenne - mais si Chirac qui, à l'époque, était président du RPR, n'avait pas pris cette position avec F. Mitterrand pour soutenir le Traité de Maastricht, celui-ci n'aurait pas été ratifié. Il l'a fait contre la majorité des parlementaires RPR de l'époque et contre la majorité des militants du RPR.
Est-on sûr, P. Lellouche, que la France de l'après-2007 gardera à l'égard des Turcs, la ligne Chirac ?
P. Lellouche : De toute façon, nous allons être engagés dans ce ...
On engage les successeurs, même si c'est J. Chirac.
P. Lellouche : On engage les successeurs et on engage l'ensemble des pays européens dans une négociation où on arrête le double langage que nous avions depuis quarante ans. Cela va forcer les Turcs aussi à cesser le double langage et à choisir pleinement la voie de la démocratie. N'oublions pas qu'ils l'ont fait, puisque depuis deux ans, ils ont voté quelque chose comme 460 lois qui mettent la Turquie au standard européen. Maintenant, il s'agit de les appliquer et de vérifier l'application dans les faits, pendant une longue période.
Les dirigeants européens ont pris toutes leurs précautions. Ils viennent de dire qu'ils recommandent un "ancrage ferme" - la formule va revenir - de la Turquie à l'Union européenne, avec le lien le plus fort possible. Si jamais Ankara n'est pas, le moment venu, en mesure d'adhérer...
P. Lellouche : Absolument...
L'UMP est divisée : vous vous souvenez des réserves d'A. Juppé ; N. Sarkozy a dit que c'était une difficulté incontestable. Qu'est-ce que vous dites à vos amis de l'UMP ce matin ?
P. Lellouche : Je dis à mon ami N. Sarkozy, dont je suis proche et que j'estime beaucoup, que, sur ce point, je ne suis pas d'accord avec lui. Je m'efforce, aussi bien auprès de mes propres militants à Paris qu'auprès des jeunes du mouvement UMP, d'expliquer. Je crois qu'une fois qu'on fait le dialogue et qu'on explique, les choses avancent, y compris d'ailleurs avec la communauté arménienne de France.
Cela aurait été mieux qu'il y ait un débat avec vote au Parlement, avant et pas après la décision de Bruxelles, non ?
P. Lellouche : Je crois que dans cette affaire, nous avons manqué de pédagogie depuis longtemps. C'est-à-dire qu'à partir du moment où on a lancé le processus d'adhésion il y a deux ans, à Copenhague, il aurait fallu préparer les choses dans le détail, dans chacun des partis politiques et dans l'opinion publique en générale...
Dernière question : la date du référendum en France est désormais implicite. Il aura lieu en mai juin, c'est-à-dire au printemps, c'est cela ?
P. Lellouche : Je crois que c'est bien que Chirac ait obtenu que les deux choses soient déconnectées : que les négociations avec la Turquie ne commencent qu'à l'automne, une fois qu'on aura eu le référendum en France et les élections britanniques, [parce qu'] il y aura des élections britanniques - des élections générales suivies d'une consultation du peuple britannique.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 20 décembre 2004)