Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur la promotion du plurilinguisme dans l'Union européenne et les échanges linguistiques entre la France et l'Allemagne, Berlin, le 23 janvier 2004.

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Circonstance : Colloque "L'Europe pense en plusieurs langues. Le dialogue en sciences humaines et sociales entre la France et l'Allemagne", à Berlin, les 23 et 24 janvier 2004

Texte intégral

Messieurs les Ambassadeurs,
Madame la Présidente de l'Institut et Chère Amie,
Mesdames et Messieurs les Présidents d'Université,
Mesdames et Messieurs,
Vous l'avez rappelé à l'University College London le 17 juin 2002, le jour où j'ai été nommée ministre des Affaires européennes, nous savions que nous nous retrouverions.
Cela redouble le très grand plaisir que j'ai à participer à l'ouverture de ce colloque, auquel je vous remercie de m'avoir conviée. Son thème touche en effet à l'un des plus ambitieux défis que le projet européen se soit donné : celui de construire une entité politique plaçant la diversité culturelle et linguistique au coeur de ses valeurs et de ses institutions. Avec l'élargissement de l'Europe à 25, dans quelques mois, l'Union devra assumer le passage de 11 à 20 langues officielles.
Cela n'est pas seulement un pari, c'est une exigence si nous voulons que nos peuples se rejoignent dans une Europe qui les unit en respectant leurs identités. Une fois encore, la France et l'Allemagne ont une responsabilité dans la réalisation de ce projet. Le français et l'allemand forment les deux principales aires linguistiques du continent, avec respectivement 96 millions et 64 millions de locuteurs. A ces deux aires linguistiques correspondent en outre les aires économiques et les marchés de l'emploi les plus importants d'Europe.
Avouons cependant que ce plurilinguisme ne s'impose pas naturellement. Force est de constater que l'anglais est devenu la lingua franca de notre époque, dans le domaine des sciences dures, mais aussi dans celui des affaires. Dans ces conditions, d'aucuns pourraient penser que la préservation de la diversité linguistique serait un vain combat. Certainement pas ! A mes yeux, le plurilinguisme en Europe est plus que jamais d'actualité. C'est pourquoi je voudrais revenir avec vous sur quelques principes qui motivent cette exigence de la diversité des langues et des cultures, avant d'évoquer l'engagement qui est le nôtre de la renforcer dans le cadre de la coopération franco-allemande.
Le plurilinguisme, exigence de l'Europe nouvelle
Face à la perspective de l'élargissement, l'Union européenne a opéré un choix clair en faveur de la défense et de la promotion de la diversité culturelle et linguistique. Ce choix est politique. D'un point de vue institutionnel, il a d'ores et déjà produit de premiers effets. En France, l'Assemblée nationale vient d'approuver à l'unanimité une résolution sur la diversité linguistique dans l'Union européenne, en faveur du maintien du régime d'interprétation intégral au Conseil. Chaque Etat se verra ainsi reconnaître un égal respect de sa langue officielle. Cette diversité linguistique au sein de nos institutions communautaires représente un symbole majeur et ne saurait être confondue avec l'image trop facile d'une tour de Babel bruxelloise. Elle est la première manifestation d'une identité européenne fondée sur la richesse extraordinaire qui fait la fleur de la culture européenne. Cette conception de l'identité culturelle européenne est au demeurant celle même du projet de Constitution issu de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Dans ses tout premiers objectifs, ce texte proclame en effet que "l'Union respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen".
Nous aurions tort, cependant, de nous cantonner, dans cette revendication généreuse, à une vision strictement patrimoniale. La diversité linguistique et culturelle représente en effet l'un des principaux enjeux d'une mondialisation maîtrisée. Derrière ces termes, ce sont non seulement la variété et la qualité des produits de l'industrie culturelle face aux risques de son uniformisation qui sont visées, mais également la liberté d'expression et le droit au pluralisme de l'information. Telle est le sens de l'action du gouvernement dans la Francophonie. Telle est la portée de l'engagement du président de la République en faveur du projet de Convention internationale sur la diversité culturelle. Lorsque le principe de cette convention a été débattu à l'UNESCO, nous avons pu observer la convergence des vues entre l'Allemagne, la France et les Etats de l'Organisation internationale de la Francophonie. Ces valeurs communes, la France et l'Allemagne s'emploient à les promouvoir non seulement au niveau de l'Union européenne, mais aussi dans le monde entier. Car ce sont, vous l'avez dit Mme Limbach, des valeurs de tolérance et de respect de l'autre.
A la diversité comme valeur s'ajoute un autre principe : la diversité comme ressource. Au Sommet de Lisbonne, l'Union européenne s'était fixé comme but de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde". Société de l'information, société du savoir, économie de la connaissance ne peuvent constituer, pour l'Europe, un projet commun de développement que si nous nous donnons les moyens de l'appuyer sur la mise en valeur de la diversité culturelle et linguistique. C'est le message que la France a tenu à porter au Sommet mondial sur la Société de l'Information à Genève en décembre dernier à travers la participation du Premier ministre.
En ce qui concerne plus particulièrement les sciences humaines et sociales, il est incontestable que, voici un siècle, les champs du savoir étaient encore largement multilingues. Quelques langues dominantes se distribuaient en fait les hégémonies sur les différentes disciplines : l'allemand régnait sur les sciences de la vie, l'économie s'écrivait avant tout en anglais, tandis que le français s'imposait dans le domaine du droit et des sciences politiques. Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi dans le domaine des sciences dites "dures", fortement codifiées, où la domination de l'anglais véhiculaire représente, il faut le reconnaître, un gain indéniable pour la productivité de la recherche ; le nier reviendrait à s'ancrer dans un combat d'arrière-garde. Admettons que la recherche de pointe en physique ou en biologie, en France ou en Allemagne, ne s'écrit plus ni en français, ni en allemand.
En revanche, nous n'avons aucune raison d'accepter cette situation dans le domaine des sciences humaines. Dans ces disciplines où le vecteur linguistique est constitutif de ses propres objets, où entrent en ligne de compte la représentation et la connaissance de l'autre, le plurilinguisme, est, je le crois, une nécessité. La description et l'analyse des pratiques et des discours, qu'elle soit le fait de l'histoire, de la sociologie, de l'anthropologie, de la psychologie, de la psychanalyse, ou encore même du droit, ne peuvent se dissocier de la langue. Elles en font leur matière. Et on peut même dire que c'est la diversité des langues qui fait la richesse du savoir européen.
L'Allemagne et la France sont les dépositaires de deux grandes traditions dans le domaine des sciences humaines. Depuis Weber et Durkheim, pour s'en tenir à la sociologie, ces deux traditions sont différentes mais complémentaires. J'ai pour ma part un grand faible pour votre philosophe, Habermas, qui a promu l'idée féconde du patriotisme constitutionnel européen. Pour autant, cette familiarité entre nos deux cultures en sciences humaines et sociales mérite aujourd'hui d'être cultivée. Malgré les traductions, les deux univers académiques se développent parfois en effet indépendamment l'un de l'autre, de part et d'autre du Rhin, et les hybridations sont trop rares. Madame la Présidente, vous vous exprimiez hier de façon lumineuse dans un quotidien français à propos de ce "ménage sans curiosité réciproque" qui unit paradoxalement nos deux pays. Si nous ne voulons pas que les sciences humaines et sociales de la France et de l'Allemagne apparaissent comme des traditions académiques encore puissantes mais aveugles. L'une des clefs d'une meilleure compréhension, de cette économie des savoirs dans une Europe nouvelle, c'est un plurilinguisme, dont la coopération franco-allemande doit être le fer de lance.
Quel plurilinguisme dans la coopération franco-allemande ?
Alors même que nous voulons construire une Europe des peuples, il serait dommageable pour tous que nos structures de recherche, particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, se contentent d'une coopération strictement institutionnelle. Cette dernière doit inclure une compréhension effective et un intérêt réciproque accru, mobilisant les étudiants et les chercheurs. Permettez-moi à cet égard d'évoquer brièvement quelques-unes unes de nos priorités.
Les accords franco-allemands entre universités et structures de recherche doivent, de manière générale, être renforcés. Aujourd'hui, il existe entre la France et l'Allemagne environ 400 accords entre établissements d'enseignement supérieur. A ces accords, il faut ajouter l'Université franco-allemande, ainsi qu'une vingtaine d'institutions et cinq revues, qui constituent l'actuelle armature de notre coopération en matière de sciences sociales et humaines. Au fil des années, les Landeskunde ont laissé la place, en Allemagne, à des cursus plus interdisciplinaires, comme les Frankreich-Zentren, dont l'apport aujourd'hui est unanimement reconnu. Signalons aussi la création en 2001 d'un mécanisme d'assises en Allemagne et celle du Centre d'Etudes et de Recherche sur l'Allemagne, à Paris. En tant que Secrétaire générale pour la coopération franco-allemande, je ne peux que me réjouir de cette dynamique, qui rejoint l'une des conclusions du colloque sur les enseignements innovants sur la France et l'Allemagne organisé à l'Université de Nanterre en avril 2003 ; mais il faut aller plus loin et plus vite.
Comme je l'ai dit d'entrée de jeu, ces accords en effet ne prennent sens que s'ils s'appuient sur une promotion renforcée de nos deux langues. Or, à cet égard, les indicateurs sont inquiétants, voire alarmants. C'est pourquoi je ne peux que me réjouir d'initiatives comme les "Deutsch-Mobile" et les France-Mobiles. Au-delà de cette démarche de sensibilisation des jeunes, l'apprentissage de nos deux langues doit faire l'objet d'une politique de relance. Le signal politique a été donné. Ainsi, les conclusions de nos deux gouvernements à l'issue de la Conférence régions-Länder d'octobre dernier comportent-elles l'engagement d'augmenter dans les dix ans qui viennent de 50 % le nombre des apprenants de la langue de l'autre. Dans cet esprit, je ne peux que saluer les mesures prises par les Länder de Saxe-Anhalt et de Brandebourg visant à rendre obligatoire l'apprentissage d'une deuxième langue vivante. Cette obligation de l'apprentissage de la deuxième langue vivante n'est pas, hélas, la solution à toutes nos difficultés. Mais c'est un geste majeur. Et il est significatif que cette mesure figure maintenant parmi les priorités de Viviane Reding et de la Commission européenne. La France, quant à elle, a proposé l'introduction de l'enseignement d'une langue étrangère dans les cursus de sciences humaines et sociales, car nous avons parfaitement conscience d'être face à une situation d'urgence.
A l'heure de l'élargissement, le temps n'est toutefois pas à la morosité. D'autant qu'une nouvelle lueur apparaît. L'allemand, et dans une moindre mesure le français, s'avèrent en effet rester attractifs pour les étudiants des pays d'Europe centrale et orientale. Autant dire que l'unification du continent passe, pour moi, par cette rencontre des cultures et des mentalités dont le langage est la meilleure expression.
Quel plus grand plaisir en effet de découvrir nos partenaires européens en lisant leurs auteurs dans le texte ! C'est bien ce qu'a voulu dire Milan Kundera en nous rappelant que : "qui apprend une nouvelle langue acquiert une nouvelle âme"
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 janvier 2004)