Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec France 2 à l'émission "Les 4 Vérités", sur la crise politique au Togo, la défense des industries textiles européennes face à la concurrence chinoise, la campagne du référendum sur la Constitution européenne et la dénonciation du libéralisme par les partisans du "non".

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Média : Emission Les Quatre Vérités - France 2 - Télévision

Texte intégral

Q - Bonjour Monsieur Barnier. On va parler de l'affaire de l'importation des textiles chinois en Europe, on va parler du référendum sur la Constitution, mais d'abord revenons sur les évènements du Togo. Il y a déjà plus de 20 morts ; le candidat de l'opposition s'est autoproclamé président. Est-ce qu'on est en train de vivre un scénario à l'ivoirienne ?
R - Bonjour. Nous suivons naturellement cette situation avec attention, nous souhaitons que le calme revienne et que tous ceux qui ont l'avenir du Togo entre leurs mains, les dirigeants politiques, les citoyens togolais, dialoguent entre eux. Mais dans le scrutin qui vient d'avoir lieu, j'avais observé simplement, comme le Secrétaire général des Nations unies l'avait fait dimanche, comme la CEDEAO - les Africains eux-mêmes l'avaient fait - que malgré les incidents il y avait eu un déroulement globalement satisfaisant ; je ne me suis jamais prononcé sur le résultat de ce scrutin.
Je veux dire que la ligne de la France est très claire dans ce scrutin, ni pendant, ni avant, ni après et pour l'avenir il n'y aura d'ingérence française. Il n'y aura pas d'ingérence de la France dans les affaires du Togo. L'avenir du Togo est entre les mains des Togolais et naturellement si les Togolais le souhaitent, les pays africains tout autour, l'Union africaine doit accompagner le développement de ce pays et l'Union européenne, dont nous faisons partie, sera présente comme un partenaire mais il n'y aura pas d'ingérence.
Q - Est-ce que la diplomatie française peut jouer un rôle pour amener le calme ?
R - C'est aux Togolais de trouver le chemin du dialogue, du respect mutuel pour aborder cette nouvelle étape de leur destin, d'une nouvelle manière. Nous, nous voulons être partenaires de l'Union africaine et de ce pays en tant qu'Européens mais encore une fois il n'y aura pas d'ingérence.
Q - Il y a des Français qui semblent menacés à Lomé. Que peut faire la France ?
R - Il y a effectivement eu un certain nombre d'incidents, qui d'ailleurs peuvent concerner des Français auxquels nous pensons, et notre ambassade est totalement mobilisée pour les accompagner, pour les soutenir. Il n'y a pas que des Français qui sont concernés, d'autres communautés ont été touchées par ces incidents.
Q - Pas d'intervention militaire française ?
R - Nos services, localement, et l'ambassade sont totalement mobilisés pour accompagner les Français et pour les protéger.
Q - Alors, venons-en à l'affaire des textiles chinois, de l'importation massive des textiles chinois. La Commission européenne de Bruxelles est en train de voir s'il faut prendre des mesures. Qu'est-ce que la France attend précisément de la Commission sur ce sujet ?
R - Nous attendons, à partir de la décision qui était prise par la Commission hier, et c'était bien qu'elle prenne cette décision, une observation très rapide des résultats de ces importations massives de pull-overs, de chaussettes, qui déstabilisent et peuvent détruire beaucoup d'emplois, et détruisent beaucoup d'emplois. Donc il y a une constatation très rapide de la réalité de ces importations massives, des produits à bas prix, dans les toutes prochaines semaines ; il y a les délais normaux dans le cadre de l'Organisation mondiale du Commerce (OMC) et puis des décisions très rapides dans les prochaines semaines, décisions de sauvegarde que la Commission doit prendre.
Q - Sauvegarde, cela veut dire limitation ?
R - Cela veut dire quotas, après la constatation de ces importations massives qui viennent déstabiliser et même contrecarrer les efforts que beaucoup d'industriels, de salariés, d'ouvriers ont fait depuis des années. Nous avons d'ailleurs accompagné ces efforts de l'industrie textile. Nous ne pouvons pas accepter une déstabilisation et la défense de l'emploi ne peut pas attendre.
Q - Mais sur cette idée de limitation, est-ce que la France peut obtenir une majorité sachant qu'en Europe il y a beaucoup de pays qui ont plus d'industrie textile et qui craignent surtout des représailles commerciales de la Chine ?
R - Tout le monde est concerné. Nous avons reçu avant-hier à Paris le chancelier fédéral allemand - l'Allemagne est beaucoup moins concernée parce qu'elle n'a pas une grande industrie textile comme nous - et il y avait une vraie solidarité. Il y a à peu près douze ou treize pays qui ont de tels problèmes, sans parler des pays situés autour de la Méditerranée, le Maroc ou la Tunisie. Donc il y a un vrai problème et je crois que les Chinois doivent le reconnaître et il faut que l'on trouve des solutions dans le dialogue tout de suite et s'il le faut dans les prochaines semaines par des mesures de sauvegarde.
Q - Vous, vous pensez que si des mesures de sauvegarde s'imposaient, elles seraient adoptées.
R - Je pense que la Commission européenne tient son rôle en constatant ces problèmes et en prenant ces mesures de sauvegarde, il faut qu'elle les prenne rapidement.
Q - Les partisans du "non" à la Constitution disent que la Commission, dans cette affaire, ne va pas très vite. Ils disent que c'est la preuve que finalement l'Europe est trop libérale.
R - La Commission a fait son travail, elle l'a fait, à quinze jours près, en même temps que les Etats-Unis aussi ont pris des mesures pour se protéger. Alors que l'on craigne une dérive libérale il faut toujours être vigilant. Il y a toujours cette idée, chez beaucoup de gens, que l'Europe doit être un grand supermarché ; et justement, je veux éviter cette dérive et je veux que cette Union, qui ne doit pas être seulement un grand marché et qui doit être une communauté solidaire, soit en plus un acteur politique dans le monde. C'est pour cela que je suis pour le "oui". Parce que dans cette Constitution, il y a les clés et les moyens d'éviter cette dérive. Ceux qui gagneraient en cas de refus de la Constitution, ce sont ceux qui veulent l'Europe comme un grand supermarché avec beaucoup de compétitions fiscales et sociales. Et ce n'est pas l'Europe que je souhaite.
Q - Vous avez sorti un livre qui s'appelle : "Sortir l'Europe des idées reçues", pour vous...
R - C'est un petit livre qui vaut six euros, un livre d'explication, de pédagogie, très objectif, je crois, sur quelques idées reçues dont celle-là.
Q - Pour vous il y a trop d'idées reçues dans cette campagne ?
R - Il y a beaucoup de confusion, beaucoup de questions qui se posent et je suis très heureux, en toute hypothèse, qu'il y ait ce débat. Je pense que c'est bien que le président de la République ait pris le risque nécessaire, comme François Mitterrand l'avait fait il y a dix ans, d'organiser un débat populaire. C'est tellement rare que l'on parle de l'Europe. Et on voit bien aujourd'hui, ici même - peut-être d'ailleurs que l'on ne serait pas ensemble - la place prise dans les journaux, les débats, peut-être qu'on ne parlerait pas de l'Europe s'il n'y avait pas le référendum. Allons au bout de ce débat, les Français y ont droit, et je suis sûr qu'au bout de ce débat, ils sauront faire la distinction dans la question du 29 mai : est-ce qu'on prend ce texte avec les progrès qu'il comporte ? Ou en reste-t-on au fonctionnement actuel ? Je pense que les Français feront le bon choix après avoir eu un vrai débat auquel ils ont droit.
Q - Pour l'instant c'est le "non" qui est en tête mais vous, vous êtes quand même optimiste de votre point de vue, vous pensez que le "oui" va gagner ?
R - Le résultat, ce sera le jour du vote. Je prends au sérieux tous ces sondages. Parce qu'il photographie une opinion, une inquiétude, des questions et donc il faut répondre à ces questions. Mais je suis sûr qu'au bout de la route les gens comprendront que nous avons besoin des progrès de cette Constitution. Jamais il n'y a eu un texte plus social que celui-ci. Il y a dans cette Constitution des moyens d'être plus démocratique, de mieux contrôler l'exécutif européen, d'avoir les outils d'une politique étrangère et de défense commune. Il n'y a que des progrès, il n'y aucun recul dans cette Constitution.
Q - Pourtant les partisans du "non" disent qu'il y a partout la concurrence effrénée dans ce texte.
R - Non, ce n'est pas vrai. Il y a et je pense que Lionel Jospin le dira ce soir, les syndicats européens, presque unanimes, ont approuvé ce texte, il y a quand même des raisons et voilà pourquoi je ne comprends pas qu'on puisse refuser les progrès que contient ce texte.
Q - Vous parlez de l'intervention de Lionel Jospin, vous avez le sentiment qu'une intervention comme celle-là peut changer les choses ?
R - Elle est utile parce que Lionel Jospin était Premier ministre, parce que c'est un des grands responsables du Parti socialiste, parce que le Parti socialiste et les électeurs socialistes ont accompagné depuis trente ou quarante ans le projet européen qui est un projet de paix et de progrès partagés. L'héritage de Français Mitterrand, l'héritage de Jacques Delors, cela veut dire quelque chose tout de même ! Comme pour nous celui de de Gaulle, de Giscard d'Estaing, du président de la République Jacques Chirac qui agit aujourd'hui pour maintenir cette Europe, ou enfin celui de Monnet et de Schuman.
Q - Pourtant on voit que les électeurs de gauche, c'est des sondages qui le montrent, sont majoritairement hostiles à la Constitution.
R - Oui, parce qu'ils ont entendu beaucoup de discours, de slogans sur le thème de l'Europe libérale. Il faut lire ce texte, voir les progrès qu'il contient, encore une fois ce texte ne comporte aucun recul par rapport au traité actuel. Il n'y a que des progrès, notamment pour les services publics, pour les droits des travailleurs, pour la dimension sociale, pour l'Europe politique, pour la sécurité. Il n'y a pas tous les progrès que j'aurais souhaités, mais il n'y a que des progrès. Prenons-les et utilisons cette Constitution comme un "règlement de copropriété" pour éviter la dérive ultra libérale et pour que l'Europe soit un acteur politique dans le monde.
Franchement, nous avons besoin d'être ensemble. Dans le monde d'aujourd'hui on ne peut pas se protéger, se défendre, se faire respecter si on est chacun chez soi ou si on agit chacun pour soi.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 avril 2005)