Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec BFM le 5 avril 2005, sur le décès du pape Jean-Paul II, les relations franco-américaines, l'enjeu du Moyen-Orient et le retrait syrien du Liban, le referendum sur la Constitution européenne.

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Média : BFM

Texte intégral

Q - Vous êtes ministre des Affaires étrangères, irez-vous à Rome avec le chef de l'Etat ?
R - C'est le président de la République qui représentera notre pays à cette cérémonie très émouvante et la délégation du gouvernement sera bientôt formée pour l'accompagner.
Q - A émotion universelle, hommage universel, avez-vous été surpris par l'ampleur de la mobilisation, de l'émotion qu'a suscitée la mort de Jean-Paul II ?
R - Non, franchement, je n'ai pas été surpris et on pouvait attendre une telle émotion planétaire au moment où disparaît un homme qui a été celui, j'allais dire de presque de deux siècles, celui qui s'est achevé et celui qui commence et qui a été un citoyen du monde.
Au-delà de l'émotion personnelle que chacun peut ressentir, selon qu'il croit au Ciel ou qu'il n'y croit pas, comme citoyen, j'ai une reconnaissance durable pour cet homme qui a tant uvré pour la paix et pour les facteurs de la paix, c'est-à-dire le dialogue entre les régions du monde, le dialogue entre les religions, le dialogue entre les civilisations. Ce fut l'un de ses combats, en particulier à destination des jeunes, en s'adressant aux jeunes du monde et puis, comme ministre des Affaires étrangères, je veux rendre hommage à ce pionnier de la réunification européenne.
Q - A votre avis, quel était le rôle de Jean-Paul II dans la diplomatie internationale ? Il avait une place un peu à part parce qu'il était, d'accord un leader spirituel, mais aussi largement autre chose ?
R - Ce que je viens de dire prouve bien qu'il a été beaucoup plus que le pasteur de l'Eglise catholique. Il a naturellement tenu cette place et de quelle manière, avec quelle charisme, et avec quelle foi ! Mais il a été beaucoup plus que cela dans les combats que je veux rappeler et qui ont été constants, de ce dialogue. Souvenez-vous de ces images où on le voit donner l'accolade aux chefs de toutes les autres Eglises et encourager ce dialogue entre toutes les religions, ce qui est, fondamentalement, un facteur de paix et de stabilité dans notre monde. Et puis, ce combat contre la justice, souvenez-vous de ces images, dans les quartiers les plus pauvres d'Amérique du Sud et d'ailleurs ! Je pense en effet que le rôle de Jean-Paul II, par la durée de son pontificat et par le charisme et la force de ses messages, de sa parole, ont été très largement liés à l'évolution de notre planète.

Q - Nous parlerons d'Europe tout à l'heure, à l'occasion de la publication de votre petit livre : "Sortir l'Europe des idées reçues". Mais l'une des grandes déceptions de Jean-Paul II était que, dans la Constitution européenne, les origines chrétiennes de l'Europe n'étaient pas inscrites.
R - Nous avons eu, à l'intérieur de la Convention que présidait Valéry Giscard d'Estaing, et même du praesidium dont je faisais partie, de très longs débats sur cette question.
Q - On s'en souvient en effet.
R - Et finalement, après de très longs débats qui ont été des débats passionnants, nous nous sommes arrêtés à une formule dans laquelle tout le monde peut se retrouver. Ceux qui ne voulaient rien mettre de l'origine ou des racines chrétiennes, ceux qui voulaient tout mettre, y compris, parfois même, le nom de Dieu dans la Constitution européenne comme il peut se trouver dans d'autres Constitutions nationales. Nous sommes finalement parvenus à un point d'équilibre dans lequel tout le monde peut se retrouver et qui évoque les héritages religieux.
Q - Vous deviez partir tout à l'heure pour les Etats-Unis, vous deviez rencontrer notamment Condoleezza Rice qui est votre homologue américaine, pourquoi deviez-vous aller là-bas ?
A cause des obsèques de Jean-Paul II, votre voyage est évidemment remis, qu'alliez-vous chercher là-bas auprès notamment de la diplomatie américaine ?
R - Je n'allais sûrement rien chercher auprès des Américains comme ils ne viennent rien chercher lorsqu'ils viennent, c'était le cas de Condoleezza Rice il y a quelques semaines, ou du président Bush lors de sa première visite au Conseil européen à Bruxelles. Il ne s'agit pas de savoir ce que l'on va chercher les uns vers les autres, il s'agit de savoir ce que nous pouvons faire, nous Européens et Américains, nous Français et Américains, ensemble, pour relever les défis du monde, ceux qui sont devant nous. Le défi du terrorisme, le défi de la sécurité, de la pauvreté, le défi du développement ou des grandes maladies qu'il faut combattre. Voilà les grands défis du monde. Aborde-t-on ces grands défis ensemble, Américains et Européens ?
Q - Voilà. Mais l'objectif est quand même de rétablir des ponts avec les Etats-Unis, vous-même, depuis que vous avez été nommé à la tête du Quai d'Orsay, c'est vraiment l'un de vos objectifs majeurs et établir des liens de confiance et c'est toute la difficulté ?
R - Oui, nous sommes alliés et j'ai souvent dit que l'alliance n'était pas l'allégeance. Pour autant, il faut que nous nous parlions, franchement, souvent, et c'est dans cet état d'esprit que nous nous trouvons pour relever les défis. C'est ce que nous avons fait, lorsque les Américains ont choisi, dans le cadre des Nations unies, d'engager un processus démocratique et politique pour sortir l'Irak de la tragédie et nous accompagnons aujourd'hui ce processus politique. En premier lieu dans cet agenda, d'ailleurs entre nous, Européens et Américains, et entre nous, Américains et Français, il y a ce conflit central qu'est le conflit entre Israéliens et Palestiniens. La paix au Proche-Orient, elle est possible, elle est nécessaire, à condition que nous tirions ensemble ces deux continents qui ont un rôle fondamental à jouer au Proche-Orient avec les pays arabes, avec les Russes et d'autres membres de la communauté internationale.

Q - Quels sont les prochains grands rendez-vous sur le Moyen-Orient ?
R - Il y a le dialogue qui a repris entre Ariel Sharon et Mahmoud Abbas, et c'est déjà un signe d'espérance.
Q - Mais, l'on voit combien c'est difficile.
R - Il y a eu une conférence à Londres à laquelle j'ai participé pour accompagner l'Autorité palestinienne dans sa réorganisation, dans sa réforme, dans son exigence de réduire l'insécurité. Il y a le retrait de Gaza qu'Ariel Sharon, courageusement, a décidé de mettre en uvre. Voilà les échéances, les échéances, c'est la réussite du retrait de ce premier territoire palestinien à Gaza ; il y a aussi les efforts que font les Palestiniens pour réduire l'insécurité et réformer leur organisation. Il y a aussi des élections en Palestine au mois de juillet, voilà donc les échéances et nous devons être là pour accompagner ce dialogue et ce processus parce que c'est trop important. C'est important que la paix revienne et que l'on avance concrètement vers la création de cet Etat palestinien existant de manière viable, de manière pacifique aux côtés de l'Etat d'Israël.
Q - Vous deviez donc vous rendre aux Etats-Unis, un voyage qui a été décalé à cause des obsèques de Jean-Paul II. L'enjeu, le Moyen-Orient. Hier soir, un accord très important a été signé entre la Syrie et les Nations unies, cela selle-t-il le retrait de la Syrie du Liban ?
R - Nous parlions à l'instant de la paix au Proche-Orient, et partout il y a des mouvements et naturellement, ce qui se passe au Liban est très important. Notre seul objectif au Liban, je dis bien notre seul objectif, c'est la souveraineté de ce pays, c'est que ce peuple ait enfin, lui-même dans ses propres mains, la maîtrise de son destin. Pour cela, il faut des élection libres, et avant ces élections, il faut absolument que les troupes syriennes et les services syriens se soient retirés. Nous prenons donc acte de l'engagement confirmé de la Syrie de se retirer, de retirer ses troupes et ses services de renseignements avant le 30 avril prochain. Nous attendons le rapport que doit faire aux Nations unies le représentant spécial du Secrétaire général, M. Roed Larsen, pour la mise en uvre effective, concrète, dans les délais prévus, de cette résolution 1559. Encore une fois, ce qui est important, c'est que le Liban retrouve maintenant, totalement, sa souveraineté politique.
Q - Il y a trois mois, ma consur de "Libération" Florence Aubenas était enlevée en Irak, avez-vous des nouvelles d'elle ?
Un moment, le Premier ministre avait parlé de contacts stabilisés, qu'est-ce que cela voulait dire, qu'est-ce que cela veut dire aujourd'hui ?
R - Lorsque l'on me pose cette question, je dis d'abord la vérité ; nous sommes totalement mobilisés et nous resterons mobilisés jusqu'à ce que Florence Aubenas et Hussein Hanoun puissent revenir à la maison. Nous le sommes depuis le premier jour, précisément comme nous l'avons été dans une autre circonstance et ces enlèvements ne se ressemblent pas, concernant vos deux confrères MM. Malbrunot et Chesnot.

Q - Là, on sent que c'est beaucoup plus difficile à cerner, que se passe-t-il autour de Florence Aubenas ?
R - Nous sommes dans des circonstances difficiles et naturellement différentes parce que tous ces enlèvements et toutes ces disparitions ne correspondent pas, ni aux mêmes raisons ni aux même réseaux. Ce que je peux simplement dire, c'est que nous sommes mobilisés et à Bagdad et à Paris, nous travaillons, nous nouons des fils et des dialogues.
Q - N'avez-vous pas de nouvelles récentes ?
R - Et pour le reste, je m'en tiendrai à cette discrétion qui est, une fois encore, la condition de leur sécurité.
Q - Michel Barnier, vous avez donc publié un livre "Sortir l'Europe des idées reçues", un libre publié en collaboration avec l'association, le mouvement que vous avez créé qui s'appelle "Nouvelle République".
Pourquoi ce livre ? On sait que vous êtes un pro-européen convaincu, vous êtes un ministre européen des Affaires étrangères, aurais-je envie de dire, pourquoi avoir écrit ce livre ? Pensez-vous vraiment qu'il y a, lorsque vous voyez la poussée du "non" en France - il y a encore ce matin un sondage qui montre que le "non" reste gagnant -, essayez-vous de vaincre le scepticisme des Français par rapport à l'Europe ?
R - Je prends très au sérieux tous ces sondages qui photographient un état de l'opinion publique, des inquiétudes, des questions, des humeurs, parfois de la mauvaise humeur. Ce livre, j'en ai eu l'idée avec ce club Nouvelle République, que j'anime depuis maintenant deux ans. Pour mettre une dimension internationale dans notre débat national, on a besoin de savoir ce qui se passe chez les autres et d'écouter les autres sur nos propres problèmes. Ce livre, nous en avons eu l'idée il y plusieurs mois, c'est un livre collectif et il participe de ce travail d'explication. De quoi avons-nous besoin aujourd'hui ? C'est de comprendre, comprendre pour voter.
Q - Oui, mais ce qui est intéressant, Michel Barnier, c'est que ce livre, à la limite, est plus un plaidoyer pour l'Europe que pour la Constitution européenne. Vous me direz que c'est forcément lié mais on a l'impression, lorsque l'on voit la poussée du "non", que, finalement, c'est une sorte de mécontentement des Français face à une Europe qu'on leur impose, quelque part sans leur demander leur avis.
R - Mais, la Constitution européenne est en effet, pour moi, un outil et quel outil, au service d'un projet. Et ce que j'ai voulu faire dans ce petit livre, c'est rappeler quel était le projet et répondre aux inquiétudes et aux questions des Français à propos de ce projet qui, en effet, a été engagé, construit, pour les citoyens mais sans les citoyens depuis 50 ans, à une exception près, celle du référendum que François Mitterrand avait organisé il y a plus de dix ans. Il y a eu très peu de débats populaires et voilà pourquoi j'approuve vraiment le président de la République d'avoir pris ce que j'ai appelé le risque nécessaire de la démocratie.

Q - Mais, Michel Barnier, lorsque vous dites cela, c'est un peu étonnant, vous avez été responsable, commissaire européen, vous avez été ministre délégué aux Affaires européennes sous Alain Juppé, on a quand même le sentiment que vous avez participé à cette construction européenne, comment expliquez-vous que l'on n'ait pas consulté les Français et aujourd'hui, on paie un peu les "pots cassés" !
R - Je prends ma part de cette situation mais je veux dire que dans toutes les responsabilités européennes que j'ai eues, comme ministre des Affaires européennes, j'ai passé beaucoup de temps, mais je ne peux pas le faire seul, à ce travail d'explication, à cette rencontre, à ce dialogue avec les Français. Il y a une dizaine d'années, j'avais engagé, comme ministre des Affaires européennes, un nouveau dialogue avec les Français. Toutes les semaines, j'allais dans une région de France, je ne l'ai jamais regretté. Qu'est-ce que je constatais, qu'est-ce que je constate, aujourd'hui encore ? C'est que les Français sont à la fois inquiets et intéressés. Ils savent que l'Europe est une idée juste, ils savent que nous nous protégerons mieux et plus en étant ensemble plutôt que chacun chez soi et chacun pour soi, mais ils ne comprennent pas ce qui se passe et comment cela se passe à Bruxelles. J'ai donc voulu répondre à un certain nombre d'idées reçues, de questions ou de critiques.
Q - C'est très intéressant du reste car on voit bien par exemple la Constitution européenne, avant, après, mais vous dites que l'on sera protégé mieux, mais justement, c'est sur ce point notamment, que les partisans du non disent que ce n'est pas exact. C'est une société beaucoup plus concurrentielle, une société de marché que l'on veut nous imposer à travers cette Constitution européenne qui fait référence, du reste, aux règles concurrentielles de la société de marché.
R - Et ils se trompent. Ce texte de la Constitution que je connais bien ne comporte que des progrès par rapport aux textes d'aujourd'hui, donc, cela veut dire que si nous n'avons pas cette Constitution, on n'aura pas les progrès notamment pour l'Europe sociale. Il y a des dizaines d'articles dans cette Constitution qui apportent des progrès sur le plan de l'Europe sociale, de la sécurité, dont les Français ont besoin, de l'Europe politique, de la politique étrangère et de la défense, de la démocratie et du contrôle politique et démocratique de ce qui se passe à Bruxelles et qui apporte des progrès, je le dis, en particulier dans le domaine social.
Q - Mais il n'y a que des choses positives dans cette Constitution européenne ?
R - Il n'y a aucun recul, il n'y a pas tous les progrès que j'aurais souhaités, mais il n'y a que des progrès et il n'y a aucun recul par rapport au texte actuel. Donc, ce texte, nous en avons besoin pour améliorer les choses et en particulier pour créer des règles. Je ne rêve pas d'une Europe qui serait une sorte de grand supermarché avec pour seule règle, la compétition fiscale et sociale.
Q - Mais, on a un peu l'impression, pour reprendre les propos des détracteurs, que justement c'est un peu la société que l'on est en train de créer avec cette Constitution européenne, notamment suite à l'élargissement ?
R - Je dis que c'est précisément le contraire et que nous avons besoin, pour améliorer les choses, pour conforter les avancées sociales et l'unité de notre continent, je ne parle pas d'uniformité, nous avons besoin des règles ou des avancées qui se trouvent dans cette Constitution. S'agissant de l'élargissement, je sais bien que c'est une inquiétude, mais on voit que ces pays qui viennent de nous rejoindre se développent assez vite et peut-être une partie de la croissance qui nous manque ici se trouve-t-elle là-bas. J'étais, il y a quelques heures encore en Slovaquie où j'ai rencontré des chefs d'entreprises françaises, comme Peugeot-Citroën, qui créent des emplois en Slovaquie et qui en créent en même temps en France.
Q - Oui, mais qui en crée plus en Slovaquie en l'occurrence !
R - Mais, qui en crée pour fabriquer des voitures d'origine française qui seront achetées par des Slovaques.
Q - Sur ce point de l'élargissement, n'était-ce peut-être pas l'erreur qu'il ne fallait pas faire, c'est-à-dire faire l'élargissement sans consulter les Français ?
R - Le choix a été fait de réaliser cet élargissement et de ratifier cette adhésion de nouveaux pays qui représentent, je me permets de le rappeler, 70 millions d'habitants, il faut rapporter ces 70 millions d'habitants de plus qui vont consommer, y compris des produits français, par rapport aux 60 millions que représentent la Grèce, le Portugal, l'Irlande et l'Espagne. Ce sont donc des pays qui sont à peu près comparables en taille, en volume, en capacité de se développer et je pense que c'est plutôt une chance d'avoir ainsi un très grand marché pour nos entreprises, à condition d'avoir, à l'intérieur de cet espace, des règles, des régulations, que ce ne soit pas la jungle. Et justement, la Constitution européenne nous donne des outils supplémentaires pour, en quelque sorte, humaniser cet espace économique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 avril 2005)