Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur la situation de l'agriculture française et sur ses propositions pour changer les mentalités et améliorer les marchés agricoles, La Mans le 24 mars 2005.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Congrès de la FNSEA au Mans (Sarthe), du 22 au 24 mars 2005

Texte intégral

Je suis ému d'être avec vous.
J'écrivais ce discours hier soir. Et j'avais une grande émotion en moi, parce que j'avais, en écrivant, devant les yeux le visage de mon père, qui un jour de printemps comme aujourd'hui, il y a trente et un ans, a trouvé la mort, comme plusieurs dizaines de paysans chaque année, dans un accident du travail.
Si la vie avait tourné autrement, si l'exploitation familiale, au lieu de faire dix hectares, en avait compté soixante, j'aurais sans doute été paysan, je serais aujourd'hui paysan. Et on ne sait jamais, Jean-Michel, j'aurais peut-être fait du syndicalisme
Et je me disais que c'est une dimension très difficile à expliquer à ceux qui parlent de l'agriculture. Ce n'est pas seulement un métier, c'est un métier et c'est charnel. La terre, c'est de la chair, on la regarde, on la touche, elle fait vivre, c'est une passion, et parfois, comme maintenant, une passion désespérée.
Et chez tous les paysans, il y a cela : une terre, une passion, une enfance. C'est une entreprise, bien sûr, et on en a besoin pour vivre, on y est gestionnaire, on y est investisseur, on fait des plans d'investissement. Mais il y a quelque chose d'autre qui vient de plus loin et qui fait qu'on n'échangerait ce métier contre rien au monde.
Et quand on écoute les discours savants, économiques, techno, administratifs, et tous ces sigles, il y a une lassitude.
Et quand on veut passer le monde agricole à la toise des administrations, des contrôles, des formulaires, et quand il faut plus de temps le soir pour remplir les papiers que pour soigner les bêtes, et que chaque fois on vous dit qu'on va simplifier et que c'est encore plus compliqué, et quand des administrations, l'Etat, vous regardent comme si vous étiez des coupables en puissance et qu'on vous soupçonne, alors il n'y a plus seulement une lassitude, il y a une rébellion.
Il y a quelque chose d'intime, il y a quelque chose de charnel entre les agriculteurs et leur métier Et qu'on le veuille ou pas, il y a quelque chose d'intime et de charnel aussi entre la France, la nation, et son agriculture. C'est vous, à la FNSEA je crois qui aviez inventé ce slogan magnifique, " pas de pays sans paysans ".
Les paysans de France ont fait la France. C'est beaucoup plus que cela : les paysans de France ont été la France. Ils ont été l'indépendance de la France. Ils ont été les soldats de la France. Ils ont fait, à la main, à mains nues, les paysages de la France. Ils ont fait, après tout, à mains nues, je le dis aux écologistes, la nature de la France. Je sais bien que ce n'est pas à la mode, d'évoquer tout cela. Mais il est temps de rompre avec les modes, les discours bien rationnels, bien chiffrés, pour parler de la réalité humaine, historique, charnelle de la France et des paysans et remettre ainsi le problème dans sa vérité !
Et c'est une histoire aussi intime, entre vous et la terre, qu'entre la France et vous. Vous êtes aujourd'hui six cent cinquante mille exploitations. À trois cent mille, à deux cent mille, à cent mille, comme certains le disent à voix basse, ce n'est plus la même France. Une part de son identité aura disparu. Une part de sa culture aura disparu. Une part de son être disparaîtrait.
Vous êtes des syndicalistes. Vous subissez moins. Mais il y a vos voisins, il y a vos copains Ceux qui sortent de moins en moins de chez eux. Ceux qui ont posé les armes. Ceux qui n'y croient plus. Ceux qui ne se battent plus.
Et puis, il y a vos enfants, ou les enfants de vos copains quand ils en ont, qui ont fait un BTS, de production animale, ou de gestion, ou les deux, qui s'apprêtent à reprendre l'exploitation, et puis qui hésitent.
L'agriculture française, l'agriculture européenne encaissent de plein fouet le choc des grands changements de mentalité.
Le choc de la dépendance obligatoire aux aides publiques. C'est un grand choc, parce que les paysans, ce sont des indépendants, ce sont des entrepreneurs. Et de savoir que, pour un grand nombre d'exploitations, ils dépendent de décisions lointaines, sans lesquelles ils meurent, cela change l'image qu'ils ont d'eux-mêmes.
Le choc du surgissement des préoccupations écologiques. L'écoconditionnalité. C'est un grand choc parce que les agriculteurs se sentaient les meilleurs amis, les meilleurs défenseurs de la nature. Et les instructions de bien-être animal : quand elles sont justes, c'est bien, mais quand il s'agit des truies dans les élevages de naisseurs engraisseurs, que l'on veut regrouper au risque de les voir se battre, se mordre et se blesser. Cela produit de la rage, pas seulement chez les truies, mais chez l'éleveur. Et les bandes enherbées
Le choc du niveau de vie : 40 % des exploitations agricoles ont des revenus inférieurs au Smic. Et le niveau de vie agricole a baissé de 15 % en quelques années ! Voulez-vous me dire quel secteur de la nation accepterait sans mot dire la baisse de 15 % de son niveau de vie !
Et si cela allait bien ailleurs dans le monde !
Sur six milliards d'habitants de la planète, deux milliards souffrent de malnutrition, de carences en fer, en iode, en vitamines et minéraux, et 850 millions souffrent de la faim presque tous les jours. Chaque année, 6 millions d'enfants de moins de cinq ans meurent de faim : 6 millions c'est la totalité des enfants de moins de cinq ans de France, plus la totalité des enfants de moins de cinq ans de l'Italie !
Et en face de cette immense demande de nourriture, il y a la grande misère des paysans du tiers-monde ! Un milliard trois cent millions de paysans, un actif sur deux dans le monde est paysan. Et sur ce chiffre, 230 millions d'animaux de trait, et seulement 28 millions de tracteurs ! Cela fait plus d'un milliard de paysans qui n'ont que leurs deux bras et quelques outils.
Ce qui fait le paradoxe terrible de notre siècle : ceux qui meurent de faim, à plus de 80 % ce sont les paysans !
Alors, en effet, Jean-Michel Lemétayer, je reprends votre formule de votre discours de clôture au congrès de l'année dernière : " ça ne tourne plus rond. "
Et si on ne fait rien, ça ne va pas s'améliorer.
Parce que le déséquilibre est de plus en plus grand entre les trois agricultures de la planète, entre l'agriculture qui souffre, l'agriculture qui meurt, et l'agriculture qui explose.
L'agriculture qui souffre, c'est celle des pays à structure agricole traditionnelle, et à haut niveau social. L'agriculture qui meurt, c'est celle du tiers-monde qui travaille à la houe et qui ne peut même pas acheter une houe neuve, parce que le prix des dix quintaux de manioc ou de mil produits par an ne représentent même pas le minimum pour la subsistance de la famille. Et l'agriculture qui explose, c'est l'agriculture des grandes surfaces mécanisées, avec des salariés payés au mieux trois ou cinq dollars par jour.
Alors, la théorie économique dira sans doute que tout cela s'équilibrera dans quarante ou cinquante ans. Seulement, nous n'avons pas quarante ou cinquante ans !
Il y a des moments où il convient d'appeler les choses par leur nom : il faut une rupture !
Et il y a une condition à cette rupture : il faut un engagement politique. Il faut une volonté politique nouvelle, inédite, sans précédent. Volonté, le mot est faible, il faut une résolution, il faut une obstination, il faut une opiniâtreté, trouvez tous les synonymes que vous voudrez. Mais il ne faut pas laisser les choses continuer ainsi.
Je dis " politique ". Et en disant " politique ", je dis : contre vents et marées. Vous n'avez pas, vous n'avez plus l'atout du nombre. Vous n'avez pas l'atout des grands intérêts économiques. C'est la double malédiction des 5 % ! Dans nos pays, 5 % d'agriculteurs. Dans le monde 5 % des échanges économiques : agriculture 5 %, services 15 %, produits manufacturés 80 % des échanges. Alors, autour de la table des grands cycles commerciaux, genre Doha, il est tentant de favoriser l'accord sur les 95 % en accordant une attention moindre aux 5 % ! C'est pour cela qu'il faut des politiques.
Et d'abord des puissances politiques.
Attention, terrain glissant ! Je lis les sondages, comme tout le monde, en y croyant plutôt moins que tout le monde, genre athée des sondages, agnosticisme des sondages, mais je les lis. Je sais très bien que l'on nous annonce 70 % de " non " dans le monde agricole. Et comme je ne suis pas président de la République, j'ai moins de vocabulaire précis et analytique à ma disposition pour qualifier cette tentation Mais je puis au moins dire deux choses : si nous disloquons l'Europe, si nous interrompons sa marche vers l'unité politique, pèserons-nous plus ou moins autour de la table du cycle de Doha ? La voix de l'Europe sera-t-elle plus ou moins entendue ? Et si la France se marginalise ainsi, pèsera-t-elle plus ou moins, au moment de défendre les budgets de la politique agricole commune ?
Volonté politique. Attention, il y a risque sur la politique agricole commune. Si nous laissons accréditer l'idée que l'Europe doit rester ad aeternum avec un budget communautaire bloqué à moins de 1 % du PIB, c'est forcément le budget de la politique agricole qui trinquera. Parce qu'on dira, à juste titre, qu'il faut aider la recherche, comme on l'a promis à Lisbonne, et c'est vrai. On dira, à juste titre, qu'il faut aider le développement des nouveaux pays, et c'est vrai, et contrairement à ce que certains laissent entendre, nous y avons le plus grand intérêt. On dira, à juste titre, qu'il faut sauvegarder les aides régionales, et c'est vrai. Et la variable d'ajustement, elle sera toute trouvée, la poire pour la soif de tout ces projets, ce sera le budget de la politique agricole commune, ces 45 % des dépenses européennes qui font envie à tant de gens qui s'expriment tout bas, tant que la France a de l'influence européenne, mais qui s'exprimeront tout haut, si jamais nous venions à perdre cette influence. Bloquer le budget à 1 %, alors que nos budgets publics français dépassent 55 %, ce n'est pas équitable, et c'est imprudent, non pas pour les autres, mais pour nous !
Il faut une volonté politique, une farouche volonté politique, il faut une puissance politique, et ce ne peut être que l'Europe, et il faut une vision, des idées simples.
Je voudrais pour conclure proposer quatre orientations, quatre principes, idées simples, simples mais à contre-courant, et même pour certaines d'entre elles radicalement à contre-courant de l'opinion aujourd'hui dominante.
Première orientation : il faut une rupture dans les relations avec l'administration. Une vraie rupture, fondée non plus sur le soupçon, mais au contraire sur une politique de confiance. Il faut des exploitations certifiées dans lesquelles on considèrera que l'on n'a pas besoin de contrôle a priori, mais seulement a posteriori. Et puis si l'administration est capable de contrôler les formulaires que vous remplissez, alors il faut édicter un principe de renversement des choses : qu'elle remplisse les formulaires, et c'est vous qui les contrôlerez. Cette rupture, c'est la plus facile, parce qu'elle ne dépend que de nous, de notre décision nationale.
Deuxième direction : il nous faut des prix, de vrais prix et pas des subventions. Nous sommes dans un système délirant : nous sommes les producteurs les plus performants, ou presque de la planète. Cependant, nous faisons payer au contribuable européen, et d'ailleurs aussi au contribuable américain, des milliards d'Euros de subventions pour vendre nos produits à des prix qui sont de 40, ou 50, ou 60 % inférieurs à notre prix de revient. Nous payons des milliards pour organiser la vente à perte. Nous interdisons, paraît-il, la vente à perte dans tous nos magasins, mais nous l'organisons à l'échelle du continent.
Si nous voulons une politique de vrais prix, des prix qui permettent de vivre, de réfléchir à l'avenir, d'investir, de penser l'avenir dans le cadre paysan de l'exploitation familiale, il faut une organisation des marchés, une organisation raisonnée de la production au sein de l'Europe. Puis-je rappeler que c'est cela qui nous fait, pendant des décennies, ce que nous sommes.
Si nous voulons sauver notre agriculture et sauver le tiers-monde, il faut réfléchir à une autre organisation du marché agricole mondial. Je suis favorable aux marchés ouverts, mais en matière agricole, je suis favorable aux marchés ouverts dans des zones homogènes. Si nous continuons à inonder les villages africains de nos céréales bradées, la bombe atomique de la pauvreté explosera, et nous la ramasserons nous aussi dans la figure, sous toutes les formes que nous savons, d'immigration incontrôlée, d'épidémies et de honte pour nous, les insouciants. Je sais bien que Pascal Lamy n'était pas de cet avis, j'ai eu des controverses avec lui sur ce sujet. Mais si l'on juge l'arbre à ses fruits, il est temps de penser à d'autres perspectives.
Et tout cela qui est à contre-courant absolu de la pensée aujourd'hui dominante, tout cela serait théorique si nous n'avions pas devant nous, une vraie perspective nouvelle.
Parce qu'évidemment, on ne peut pas aisément se tourner vers les nouveaux pays de l'Est européen, ou vers l'Ukraine, ou vers l'Australie, ou le Brésil, ou le Canada, en leur disant : excusez-nous, mais nous vous demandons de maîtriser vos productions pour permettre à notre agriculture de se sauver. Et, chez nous, on ne peut pas aisément songer à une politique de prix, sans en revenir à une politique de maîtrise des volumes, donc de jachère, donc de subventions, et c'est un cercle vicieux.
Mais il y a désormais, crédible, à peu de temps, à peu d'années, d'intérêt général pour l'humanité, une soupape de sécurité, qui permet de retrouver l'équilibre perdu, et d'offrir à l'humanité une chance qu'elle croyait ne plus avoir.
C'est que le pétrole s'épuise et que l'agriculture du monde peut entrer sans mesure dans l'ère du nouveau pétrole, du pétrole vert, énergie verte, de la chimie verte, matière première. Le pétrole s'épuise, les rejets dans l'atmosphère sont insupportables, nous avons d'ailleurs pris l'engagement de les réduire. Et le prix du pétrole explose.
Or le pétrole cher, et il sera de plus en plus, certains anticipent déjà des seuils à 75 dollars le baril, rend les bio-carburants et bio-matières premières rentables. Or, on peut en absorber autant que nous saurons en produire, autant de milliers de tonnes qu'on voudra, dès que les courbes des prix de l'un et de l'autre se seront rapprochées avant de se croiser.
Dès aujourd'hui, c'est imaginable. Et on doit anticiper une progression des techniques, et l'explosion prévisible de la consommation. Bien sûr le pétrole vert ne peut pas, mathématiquement, remplacer le pétrole fossile. Les ordres de grandeur ne sont pas les mêmes, en tout cas pour l'instant. Mais c'est précisément pourquoi la demande peut ne plus être un facteur limitant.
C'est vital, pour le monde et pour notre atmosphère. Et c'est flexible ! Et c'est adaptable !
Voilà un scénario crédible, un scénario d'espoir pour l'agriculture française, l'agriculture européenne, l'agriculture du tiers-monde à protéger, et même le groupe de Cairns et son immense capacité de production.
Politique de vrais prix. Régulation, organisation des marchés, production nouvelle illimitée dans son volume et crédible dans ses prix.
Voilà pourquoi il est politiquement et moralement urgent de mener à bien le plan promis d'installation des quatre usines de bio-carburants, en commençant évidemment par l'usine de Lacq.
Je voudrais finir en une phrase sur la future loi d'orientation en énonçant, au nom de l'UDF, deux exigences : nous voulons que cette loi veuille dire quelque chose. Pas comme la loi sur les territoires ruraux, 200 articles, dont nous serions bien en peine quelques mois après son adoption de dire ce qu'elle signifiait. Et nous ne pouvons pas accepter qu'une telle loi, un texte qui se veut fondateur, passe, comme on nous l'annonce, par ordonnances.
Voilà les quatre orientations de ce plan de rupture. Tout cela se ramène à une conviction : le problème de l'agriculture, ce n'est pas le problème des agriculteurs, c'est le problème de la France et le problème de l'Europe.
(Source http://www.udf-europe.net, le 18 avril 2005)