Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, à Europe 1 le 9 avril 2005, sur le rôle de Jean-Paul II dans la construction européenne, la polémique sur la laïcité lors de son décès et sur la publication du livre "L'homme européen" écrit en collaboration avec Georges Semprun.

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Média : Europe 1

Texte intégral

DOMINIQUE SOUCHIER - Dominique de VILLEPIN bonjour.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Bonjour.
DOMINIQUE SOUCHIER - En commençant l'émission je vais donner le titre du livre que vous allez la semaine prochaine cosigner avec l'écrivain Georges SEMPRUN, " L'homme européen ", et même si ce n'est pas le sujet de ce livre, qui présente votre vision de l'Europe et de la constitution européenne, je me faisais la réflexion ce matin que " L'homme européen " c'est un titre qu'on pourrait ajouter à tous ceux qu'on a donnés cette semaine à Jean-Paul II. Si d'emblée, Dominique de VILLEPIN, je vous demande à quel moment de son pontificat, par quels gestes, par quels comportements, par quelles paroles, Jean-Paul II vous est apparu le plus européen, qu'est-ce que vous me répondez ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Je crois que l'engagement qui a été le sien, pour la réunification de l'Europe, pour faire tomber les murs en Europe, est typique de l'homme européen. Cet homme qui réfléchit sur son histoire, cet homme qui veut dépasser les frontières de l'histoire et cette bataille, cette bataille pour la réconciliation, pour la paix, pour la justice, je crois qu'elle est au cur de tout homme européen.
DOMINIQUE SOUCHIER - En même temps sur l'Europe j'ai relevé ce propos de Jean-Paul II : " depuis le 20ème siècle l'Europe de tradition chrétienne s'affranchit de l'existence de Dieu pour son grand plus grand malheur ". Et vous, dans votre livre, " L'homme européen ", vous écrirez " l'Europe n'est précisément pas un espace religieux ". Là, il y a plus qu'une approche différente !
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Oui, mais les deux ne sont pas irréconciliables. Il y a un idéal. Il y a un idéal qui est un idéal que certains peuvent tirer du ciel, et d'autres au contraire tirer de la terre, tirer de l'homme. Quand je parle de paix, quand je parle de justice, quand je parle de tolérance, il y a là des valeurs qui peuvent très bien être défendues au nom des églises, ce que faisait Jean-Paul II, mais qui peuvent être défendues au nom de l'homme. et je crois que si nous voulons justement marquer la spécificité de l'Europe aujourd'hui, c'est que nous avons appris qu'au nom des églises, combien de combats fratricides, des millions de morts sur notre sol, eh bien nous avons compris qu'il fallait retenir ces idéaux, dans le respect des croyances de chacun, mais au service d'un idéal commun qui doit être défini par chacun d'entre nous.
DOMINIQUE SOUCHIER - Dominique de VILLEPIN, l'Europe n'est pas un espace religieux, c'est, écrivez-vous, c'est au contraire un ensemble de valeurs dont l'une affirme la nécessité de la séparation des affaires temporelles et des questions religieuses. Comment écrivant cela dans " L'homme européen ", Dominique de VILLEPIN, vous avez pu pour la mort de Jean-Paul II demander que les drapeaux soient mis en berne ? Vous avez invité les préfets à se rendre aux offices religieux, vous les avez même, les préfets, invité à effectuer des visites de condoléances aux évêques.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Ce qui montre que notre République est une grande République, et ce qui montre que les usages républicains, eh bien nous les respectons et nous les respectons depuis les débuts de la République. C'était ainsi sous la 3ème, c'était ainsi sous la 4ème République, c'était ainsi sous la 5ème, et nous l'avons fait pour tous les Papes. Tous les Papes, chefs d'Etat, proche de la France, il y a donc là l'esprit même d'une laïcité ouverte, d'une laïcité qui n'est pas celle de combat des origines, et je comprends très bien les interrogations et les questions de Jean-Luc MELENCHON
DOMINIQUE SOUCHIER - Il n'y a pas seulement de Jean-Luc MELENCHON, vous avez entendu aussi les questions soulevées par François BAYROU. Est-ce qu'il ne faut pas faire très attention quand on interdit le voile à l'école, est-ce qu'il ne faut pas faire très attention à l'usage qu'on fait du drapeau symbole de la République ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Mais bien sûr, mais je crois que les deux ne sont absolument pas incompatibles, c'est pour ça que je suis, dans le fond, assez satisfait que les questions soient posées, mais nous devons y apporter des réponses. Nous avons en France un esprit de la laïcité, qui est extrêmement exigeant et extrêmement vigilant, mais il n'empêche que nous pouvons aussi être fidèles à des usages qui sont ceux de la République, une fois de plus, depuis les origines, sans pour autant que ce soit une entorse à notre règle de laïcité.
DOMINIQUE SOUCHIER - Les usages, pas les principes, mais les usages, ça peut se modifier. Est-ce que comme ministre de l'Intérieur vous seriez ouvert à une réflexion à haute voix sur ce qu'on doit faire ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - La République est en marche et la République ne cesse, en permanence, de réfléchir, d'affiner, ces exigences. mais je crois qu'il y a là quelque chose d'extrêmement profond, moi je suis ouvert au dialogue, ouvert à en parler avec François BAYROU s'il estime pour sa part qu'il convient de revenir sur cette tradition républicaine.
DOMINIQUE SOUCHIER - Il peut y avoir matière à réflexion, vous dites ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Mais nous, nous sommes toujours prêts, et je suis toujours soucieux de mener cette réflexion. Quand j'ai sollicité l'islam de France, le Conseil français du culte musulman, au moment de la crise de nos deux otages, CHESNOT et MALBRUNOT, ils se sont impliqués personnellement, parce que justement il y avait en Irak un certain nombre de gens qui disaient, qui mettaient en cause notre loi sur les signes religieux, en disant que la France de ce fait se mettait en marge des nations. Eh bien il m'a apparu important que l'islam de France vienne expliquer comment nous étions un pays de tolérances. Donc je crois qu'il ne faut pas refuser ce débat, il faut au contraire l'accepter, trouver en permanence le juste équilibre, ne pas choquer les consciences, le faire dans le respect de chacun, je crois que le fait que Jean-Luc MELENCHON puisse exprimer en toute liberté sa vision des choses, je crois que ça fait avancer le débat, nourrir la réflexion, je suis pour ma part toujours ouvert à ces réflexions là.
DOMINIQUE SOUCHIER - Il y a peut-être quelque chose à prendre dans ce qu'il dit, vous dites ce matin.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Absolument, mais je crois qu'il faut y réfléchir. Je crois qu'en l'occurrence cet usage républicain ; quand le chef de l'Etat se rend à Notre-Dame, il fait un geste important, eh bien les préfets déclinent ce geste. Dans les commémorations qui sont faites à l'échelon des départements, ils sont les représentants de l'Etat, je crois que nous sommes tout à fait respectueux en l'occurrence de la République.
DOMINIQUE SOUCHIER - Bon, parlons de ce livre, qui va être un événement, que vous allez cosigné avec Georges SEMPRUN, dans " L'homme européen " vous allez appeler à une Europe puissance, à une Europe avant-garde du monde, ce sont vos expressions, et puis dans le même temps vous reconnaissez dans le livre que l'Europe d'aujourd'hui avec l'élargissement elle comporte des Etats qui considèrent que l'économie suffirait à l'Europe, vous convenez dans le livre qu'on a vu des gouvernements européens approuver la guerre en Irak. Ces Etats et ces gouvernements, Dominique de VILLEPIN, ils approuvent, comme vous, la même constitution européenne. Où est l'erreur ? Est-ce que ça ne vous inquiète pas qu'ils approuvent la même constitution européenne que vous ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - C'est bien parce qu'il nous a fallu trouver un dénominateur commun, et en l'occurrence nous avons trouvé le plus grand dénominateur commun. J'ai participé aux travaux de la convention, nous avons cherché à aller le plus loin possible, et le meilleur test c'est que sur l'ensemble des sujets, cette constitution marque des avancées, et le poids de l'inspiration française est tout à fait fort dans ce texte.
DOMINIQUE SOUCHIER - Vous écrivez dans LE MONDE que vous voulez que ce soit un point de départ. Eux, ces Etats, ils considèrent que c'est un point d'arrivée.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Ce qui montre bien que tout ne fait que commencer. Nous avons eu une histoire européenne jusqu'à aujourd'hui, qui était très largement menée par des impératifs techniques, par des impératifs parfois même technocratiques. L'âge politique, l'Europe entre dans son âge politique avec ce projet de traité constitutionnel, qui va nous permettre d'aller beaucoup plus loin. Donc je crois qu'il faut prendre conscience de toutes les potentialités. Moi je le vois tous les jours dans mon métier de ministre de l'Intérieur, quand il s'agit de lutter contre le terrorisme, un terroriste ça ne respecte pas les frontières, nous avons pu arrêter ainsi un des terroristes qui avait commis l'odieux attentat du 11 mars en Espagne, il était passé par la Belgique, passé par la France, on l'a arrêté aux Canaries, grâce à la coopération européenne. Quand nous démantelons des réseaux d'immigration clandestine
DOMINIQUE SOUCHIER - Ça, ça se fait actuellement, Dominique de VILLEPIN, avec l'Europe actuelle. Dans le livre vous appelez à la constitution d'un Eurocentre qui regrouperait un petit nombre d'Etats, pour qu'ils soient le moteur de demain. Dans le traité je vous signale qu'il est précisé que déjà les Etats qui voudraient renforcer leur coopération, il faut déjà qu'ils soient neuf, c'est une contrainte ça pour l'Eurocentre que vous souhaitez.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Alors, l'Eurocentre c'est deux choses. C'est d'abord, effectivement, en référence au traité, les coopérations renforcées, la possibilité pour quelques Etats qui veulent aller plus vite, de s'organiser. Prenons l'exemple de l'harmonisation fiscale. Aujourd'hui l'harmonisation fiscale, tel que le traité le prévoit, c'est difficile, parce qu'il faut l'unanimité. si certains Etats veulent aller plus vite, et s'organiser entre eux pour franchir une nouvelle étape, ils peuvent le faire.
DOMINIQUE SOUCHIER - Il faudrait qu'ils soient déjà neuf !
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Ils peuvent le faire. Si nous voulons sur la base d'une coopération intergouvernementale, par exemple à cinq, avec le G5, nous pouvons le faire, c'est ce que je fais tous les jours avec les ministres de l'Intérieur, dans le domaine de l'immigration irrégulière, dans le domaine du terrorisme ou dans la lutte contre le trafic de drogue. Mais ce qui est important, c'est que nous passons de 15 à 25, nous ne pouvons pas fonctionner à 25 comme nous fonctionnons à 15. Nous avons besoin d'une règle. Vous savez, c'est un petit peu comme le pot au feu. Vous pouvez prendre des légumes, vous pouvez prendre de la viande, vous mettez tout ça dans un bassinet, c'est très bien, et vous attendez, seulement vous n'aurez pas forcément un bon pot au feu. Par contre, si vous écoutez Jean-Luc PETITRENAUD, et que vous appliquez les choses dans l'ordre, en mettant les légumes comme il faut le faire, vous aurez un merveilleux pot au feu.
DOMINIQUE SOUCHIER - Il va être surpris.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Mais voilà l'Europe ! l'Europe elle implique des règles, elle implique des valeurs communes, et elle implique que nous nous organisions pour le faire.
DOMINIQUE SOUCHIER - Le grand chef BOLKESTEIN et sa directive, puisque vous parlez cuisine
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Non pas directive, parce qu'elle n'a pas été adoptée.
DOMINIQUE SOUCHIER - Vous dites dans le livre que c'est la caricature même de ce qu'il ne faut pas faire.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Exactement.
DOMINIQUE SOUCHIER - Elle a été remise à plat, vous êtes sûr qu'après le référendum elle ne sera pas remise debout ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Mais vous le voyez bien sûr la directive services que vous évoquez, vous le voyez aujourd'hui face au problème textile. Nous avons aujourd'hui les exportations chinoises qui ont été multipliées par trois lors des premiers mois de l'année, face à cela nous devons réagir, eh bien l'Europe c'est la capacité que nous avons ensemble à mieux nous protéger. Je crois qu'il faut que les Français comprennent que quand on est 60 millions et qu'on veut se protéger, on dispose de quelques moyens. Quand on est 450 millions et qu'on décide de s'unir face à des menaces, l'exemple du textile est typique, on peut mettre en place des clauses de sauvegarde, les Américains le font, les Européens doivent le faire.
DOMINIQUE SOUCHIER - Dans la partie qu'il a écrite, parce qu'il a écrit sa partie, Georges SEMPRUN prévient sa famille, la gauche, qu'en cas de victoire du non l'Elysée de Jacques CHIRAC deviendra le rempart ultime des partisans de l'Europe, et que la gauche gribouille qui dit non aura ainsi renforcé le prestige de celui qu'elle considère comme son adversaire principal. C'est vous qui lui avez dit que ça faisait partie des scénarios possibles ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Pas du tout, mais je crois que ça montre bien qu'il y a une diversité de positions possibles à partir desquelles on peut voter soit oui, soit non. François MITTERRAND avait l'habitude de dire " la France est notre patrie et l'Europe notre avenir ". Moi je crois que la France est notre patrie, et la France est notre avenir. Mais pour que la France ait un avenir encore plus grand, nous avons besoins des pouvoirs, des capacités que nous donne l'Europe.
DOMINIQUE SOUCHIER - François HOLLANDE a dit hier soir, " la victoire du non ce serait donner la clé à Jacques CHIRAC et il n'y aura pas de renégociation ". Là vous êtes d'accord, en cas de victoire du non il n'y aura pas de renégociation ?
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Ce sera extrêmement difficile. Vous savez, quand vous voulez renégocier, et que délibérément vous vous mettez au fond de la classe sur un strapontin, c'est très très difficile d'être entendu. On vous regarde différemment, vous vous regardez différemment, et vous avez le sentiment d'avoir un peu rapetissé. Nous avons toujours occupé les avants postes de la construction européenne, et tout à coup nous nous trouverions en retrait, en marge même, alors que nous avons tout à gagner de cette règle du jeu, de ces valeurs, de cette organisation, de cet espace que nous donne l'Europe. Regardez, beaucoup de Français aujourd'hui sont inquiets de l'élargissement, ils sont inquiets de la Pologne, de la Hongrie. Nous sommes le premier investisseur européen en Pologne. Nous sommes le quatrième investisseur dans les autres pays de l'Est. nous avons là des marchés, nous avons là un espace, qu'il nous faut utiliser, et nous avons toutes les chances de gagner.
DOMINIQUE SOUCHIER - Pourquoi le non reste majoritaire ? d'une phrase, qu'est-ce qu'il faudrait changer pour que le oui redevienne majoritaire ? d'une phrase.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Je crois que les Français se posent des questions, je ne dirais pas que le non est majoritaire aujourd'hui en France, ce qui est majoritaire aujourd'hui en France c'est la question. La question elle traverse chacun d'entre nous et c'est tant mieux, c'est ça un grand rendez-vous démocratique. Les choses vont se cristalliser, nous le savons, dans les dernières semaines, je crois que cet examen que nous faisons chacun, allons jusqu'au bout de ce questionnement, pour nous déterminer sur notre avenir, notre avenir de Français, notre avenir, celui de l'Europe aussi.
DOMINIQUE SOUCHIER - Merci Dominique de VILLEPIN.
DOMINIQUE DE VILLEPIN - Merci Dominique SOUCHIER.
DOMINIQUE SOUCHIER - " L'homme européen ", c'est publié la semaine prochaine chez PLON, avec Georges SEMPRUN.
(Source http://www.interieur.gouv.fr, le 20 avril 2005)