Interview de M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, à La Chaîne info le 9 mai 2005, sur la célébration de la fin de la seconde guerre mondiale à Moscou et sur le bilan de dix années de Présidence de Jacques Chirac.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q- Quel regard le gaulliste que vous êtes porte-t-il sur l'anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale à Moscou, célébré dans un climat de tension entre le Kremlin et
Washington ?
R- J'ai un double sentiment : un sentiment d'espoir, parce que voilà les principaux représentants du monde capables de se retrouver à Moscou et de dénoncer le nazisme ; mais préoccupation, parce que l'on voit réapparaître ces tensions entre l'Amérique et la Russie. Il ne faudrait pas que nous apparaissions au début d'un nouveau Yalta. D'où la nécessité urgente de faire en sorte que l'Europe se construise, que l'Europe prenne sa place, sa personnalité et empêche cet affrontement entre les deux superpuissances. Nous avons, là, la démonstration de la nécessité de cette Europe que nous cherchons, que nous voulons construire, une Europe indépendante et une Europe qui soit capable de s'affirmer et de dire ce qu'elle a à dire, notamment en ce qui concerne la guerre et la paix.
Q- L'Europe doit-elle être plutôt conciliante vis-à-vis de V. Poutine, notamment en fonction de la Tchétchénie, ou au contraire, doit-elle être très exigeante ?
R- Elle doit être indépendante. L'Europe doit se préoccuper de ses intérêts, des intérêts des Européens, et non pas chercher à évoluer en fonction d'un bloc. C'est ça l'originalité de la construction européenne. Il ne s'agit pas de faire un satellite de qui que ce soit. Il s'agit d'affirmer son indépendance. C'est ce que de Gaulle a voulu, c'est ce que nous voulons depuis longtemps. Et donc une Europe des réalités.
Q- On a célébré un autre anniversaire le week-end dernier : c'est celui des dix ans de présidence de J. Chirac. Quel est le bilan que vous en retirez ? Qu'y a-t-il de plus positif et de plus négatif dans ces dix années écoulées ?
R- D'abord, je pense qu'il n'est pas encore temps de faire le bilan et qu'il vaut mieux être préoccupé par l'avenir. Mais je dirais qu'il y a, si l'on veut bien prendre un petit peu de recul et éviter la polémique politique, l'affirmation de l'indépendance de la France et le fait que les prises de position de la France sont l'expression des intérêts de la France et non pas d'autres intérêts. On l'a vu naturellement en Irak. On le voit très bien dans cette réaffirmation, depuis le début, d'un nouveau partenariat avec les pays de la Méditerranée. On le voit à l'évidence avec la volonté du président de la République de redonner au couple franco-allemand, dans la construction européenne, une place essentielle.
Q- C'est l'aspect de politique étrangère qui est plutôt positif, de votre point de vue ?
R- C'est l'aspect de politique étrangère qui est positif, parce que c'est une continuité, on affirme la liberté et l'indépendance de la France.
Q- A l'inverse, en politique intérieure ?
R- La politique intérieure, j'y viens. D'abord, il y a eu une volonté de modernisation de nos institutions. C'est le quinquennat, à l'évidence la nécessité de mettre le chef de l'Etat plus proche des réalités de la vie quotidienne. C'est la réforme des armées...
Q- Je vous arrête un instant sur le quinquennat : est-ce que cela n'a pas fait du Premier ministre une sorte de "secrétaire général de l'Elysée" ?
R- La personnalité des uns et des autres modifie un peu le fonctionnement des institutions. On l'a vu du temps du Général de Gaulle, on l'a vu du temps de Mitterrand, on l'a vu du temps de Giscard ou de Pompidou. Méfions-nous donc des institutionnalisations des pratiques. Il y a un président de la République, élu au suffrage universel, qui a un mandat, qui est un mandat qui est renouvelé rapidement. Il y a la réforme des armées. On a parlé pendant des années et des années de cette réforme, de la nécessité d'avoir une professionnalisation des armées. C'est une réforme qui a été importante. Et puis nous avons eu l'utilisation du référendum comme un moyen de gouvernement : le référendum sur le quinquennat, le référendum sur la Corse et le référendum aujourd'hui sur le traité européen. Si j'en viens au social...
Q- La "fracture sociale"...
R- Soyons honnêtes. D'abord, il y a eu la réforme des retraites. Pendant dix ans, j'ai entendu dire, ici ou là, que les retraites par répartition étaient condamnées. Elles ont été sauvées. L'assurance maladie : pendant dix ans aussi, on a fait des colloques, des réunions, parce que l'on considérait que l'assurance maladie était en danger. Elle a été sauvée. Mais je vais plus loin, il y eu l'affirmation très forte de nouveaux droits : les droits à l'environnement, et on a adossé à la Constitution, la Charte de l'environnement ; les droits pour les malades en fin de vie ; le droit à la sécurité routière ; le droit à la sécurité tout court ; et la loi importante sur le handicap.
Q- Où est la faille, s'il y en a une ?
R- Il y a des énormes failles, il faut être honnête. Nous ne sommes pas arrivés - mais si on trouve une réponse, il faut me la donner - à lutter efficacement, ou suffisamment efficacement, contre le chômage, contre un désespoir de la société. Beaucoup de nos compatriotes désespèrent de ne pouvoir espérer dans l'avenir. Je pense qu'il y a aussi à continuer la réforme de l'université, car dans ce domaine, des progrès sont à faire. Et puis je pense que l'on n'a pas fait d'efforts assez notables sur la politique de recherche et les moyens qui sont donnés aux chercheurs.
Q- Il va y avoir le référendum le 29 mai. Selon l'issue de ce référendum, ce sera un "oui" ou un "non". En toute hypothèse, est-ce qu'il faut une nouvelle impulsion, comme a semblé le dire le chef de l'Etat ? Et à votre avis, un, qui peut porter cette impulsion, et deux, quelle forme peut-elle prendre ?
R- Vous êtes terrible ! Vous êtes terrible, parce que vous voulez des noms et ce n'est pas ma responsabilité ! Dans une démocratie, après chaque consultation nationale, il est important que les responsables politiques essaient d'en tirer un certain nombre d'enseignements.
Q- Le tort de J. Chirac est-il de ne pas avoir tiré les enseignements des deux consultations politiques précédentes, les régionales et les européennes ?
R- Je l'ai dit : je pense que nous n'avions pas collectivement suffisamment entendu ce qui c'était passé après les élections régionales. Donc le 29 mai, je souhaite que l'on prenne un moment pour essayer d'analyser ce qu'ont dit les Français, le désespoir et l'espoir des Français, et que le président de la République en tire toutes les conséquences. C'est sa responsabilité, ce n'est pas la mienne. Et vous pouvez me poser toutes les autres questions sur ce sujet, je n'y répondrai pas ! Aujourd'hui, il faut se mobiliser pour faire voter "oui" au référendum, parce que c'est l'intérêt de la France. Entre la mauvaise humeur et la raison, il faut choisir la raison. Or la raison, c'est de faire en sorte que la France soit le moteur de l'Europe.
Q- Qui est le chef du "oui" aujourd'hui ? Est-ce J. Chirac ?
R- C'est J. Chirac, incontestablement.
Q- Et le chef du "non", est-ce L. Fabius ? Il a l'air de se présenter comme tel...
R- Fabius, Le Pen... Tout ça, c'est un petit peu le front du refus, et [du refus] du progrès...
Q- Il y a quelques mois, vous aviez dit que vous souhaitiez que J. Chirac se représente en 2007. Est-ce toujours votre souhait ?
R- Vous me réinviterez au moment où il faudra exprimer cela. Pour l'instant, mon souhait est que ce référendum soit positif. Le reste n'est qu'accessoire, secondaire. Pour l'instant, notre rassemblement doit être autour de ce référendum et de la France. Vous voyez que vous n'arriverez pas à me faire dire des choses que je n'ai pas envie de dire !
Q- A propos du lundi de Pentecôte, vous avez déjà dit ce que vous en pensiez. Certains appellent aujourd'hui à la désobéissance républicaine : cela vous choque-t-il ?
R- Oui, profondément. On peut dire ce que l'on pense avant que la loi ne soit votée, mais une fois que la voix est votée, c'est la loi de la République et on ne conteste pas une loi de la République. N'oubliez jamais que la République a été adoptée en France à une voix de majorité et que l'opposition d'alors ne l'a pas remise en cause. Si aujourd'hui, pour des raisons qui appartiennent aux uns et aux autres, on remet en cause les lois votées par le Parlement, alors la République à laquelle nous sommes tous attachés est en difficulté.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 9 mai 2005)