Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Il y a moins de cinq ans, des mots comme " MP3 ", " téléchargement " ou " Web TV ", n'avaient pas grand sens pour les milieux culturels. Aujourd'hui, ces mots, derrière lesquels se cachent des technologies, sont devenus des réalités quotidiennes. Face au double défi économique et culturel que représentent ces technologies, la Présidence française a jugé utile de rassembler des représentants de toutes les sphères culturelles européennes - édition, musique, audiovisuel et multimédia - pour qu'ils confrontent leurs expériences et leurs pratiques dans ce nouvel environnement, et je tiens à vous remercier d'avoir répondu aussi nombreux à notre invitation. Je souhaite pour ma part ce matin vous faire part de trois convictions personnelles fortes :
- premièrement, les industries culturelles sont parmi les premières concernées par ces bouleversements, porteurs de promesses mais aussi d'interrogations ;
- deuxièmement, nous devons continuer à travailler ensemble pour que l'Europe tire pleinement parti de ces nouvelles opportunités ;
- troisièmement, il reste encore de nombreuses questions à résoudre afin de permettre aux industries culturelles européennes de se développer dans cet environnement sans porter atteinte à la diversité de nos cultures.
Premièrement, les industries culturelles sont parmi les premières concernées par ces bouleversements, porteurs de promesses mais aussi d'interrogations ;
Deuxièmement, nous devons continuer à travailler ensemble pour que l'Europe tire pleinement parti de ces nouvelles opportunités ;
Troisièmement, il reste encore de nombreuses questions à résoudre afin de permettre aux industries culturelles européennes de se développer dans cet environnement sans mettre en péril la diversité de nos cultures.
Certes, les situations actuelles des industries culturelles représentées diffèrent d'un secteur à l'autre ou d'un pays de l'Union européenne à l'autre, tout comme diffèrent les pratiques culturelles propres à ces secteurs, dans chacun de nos pays respectifs, et il ne s'agit pas de méconnaître leurs spécificités. Pourtant, un fait est certain : toutes, à plus ou moins brève échéance, sont, ou vont être, concernées par deux évolutions technologiques décisives : d'une part, l'omniprésence des technologies numériques, qui convertissent textes, sons et images en signaux numériques et modifient en profondeur l'ensemble du processus de création, depuis l'acte créatif et la production des oeuvres, jusqu'à leur distribution, en passant par leur stockage ; d'autre part, le rôle croissant joué par les réseaux eux-mêmes numériques, et surtout par l'Internet, en tant que vecteur d'échange et moyen d'accès commun aux contenus culturels numérisés : si, aujourd'hui, le " réseau des réseaux " permet principalement d'accéder à des documents écrits, des images fixes ou de la musique, l'accroissement des débits permettra très bientôt de visualiser ou de télécharger des films.
L'une des conséquences les plus visibles du développement des technologies numériques est la démultiplication des modes de diffusion disponibles, et de leur capacité : télévision numérique par voie hertzienne, par câble, par satellite, les téléphones mobiles, l'Internet, sont autant de nouveaux supports qu'il faut maintenant nourrir. C'est pourquoi cette révolution des systèmes de télécommunication affecte très directement les industries productrices d'information au sens large, au premier plan desquelles se trouvent les industries culturelles.
Les industries de contenu peuvent, et doivent, tirer profit de ces débouchés multiples. Un réseau comme l'Internet offre, par exemple, la possibilité de vendre en ligne des contenus culturels traditionnels tels que le livre ou le disque, ou de faire la promotion de certains événements culturels comme la sortie d'un film. Mais il peut également susciter de nouvelles formes de contenus culturels - et c'est là peut-être qu'est la plus grande novation - qu'il s'agisse de morceaux de musique ou de logiciels téléchargeables, ou encore de livres interactifs en réseau. Au-delà de ces possibilités d'échange, il ne faut pas non plus oublier les possibilités prometteuses de stockage et d'accès pour tous qu'offre ce réseau, que ce soit pour nos bibliothèques, nos médiathèques, nos cinémathèques ou nos musées.
Ces exemples montrent combien l'Europe peut tirer parti de ce nouvel environnement, tant sur le plan économique que culturel. La richesse et la variété des contenus européens et des catalogues de droits dont nous disposons, tant littéraires, que musicaux ou audiovisuels, peuvent représenter un atout déterminant dans la société de l'information, si nous sommes capables d'en assurer la numérisation, afin de conserver la maîtrise de leur exploitation. De plus, cet environnement peut être à l'origine de nouvelles formes de création artistique, et offrir à davantage d'artistes européens une chance d'exprimer et de faire connaître leurs talents en utilisant les supports disponibles. Il peut également permettre à un plus large public, en Europe et au-delà, d'accéder à des cultures différentes. L'environnement numérique semble donc à même de favoriser la diversité culturelle, que l'Europe cherche à promouvoir, ou dit chercher à promouvoir.
Dans le même temps, il serait certainement naïf de parer ce monde numérique de toutes les vertus, car une technologie n'est ni bonne ni mauvaise en elle-même. Les bouleversements que je décrivais à l'instant ne sont en effet pas sans poser de questions lourdes, communes à toutes les industries culturelles représentées aujourd'hui, communes à tous les opérateurs :
A quelle vitesse les changements décrits vont-ils se produire ? Les pratiques culturelles n'évoluant probablement pas au même rythme que les technologies, il est raisonnable de penser que, malgré ce foisonnement technologique, le public lira encore des livres sur papier, continuera d'aller au cinéma et d'écouter des disques, au moins pour un temps.
Quelle est la viabilité de ces nouvelles offres culturelles ? Les modèles économiques qui les sous-tendent semblent encore incertains, et leur rentabilité pas toujours assurée, comme en témoigne par exemple la faiblesse actuelle des ventes " en ligne " de produits culturels.
Enfin, comment concilier les deux maître-mots qui accompagnent le développement de l'Internet - liberté sans limite et gratuité généralisée - avec les principes qui ont, jusqu'ici, permis un développement équilibré et juste des industries culturelles en Europe, à savoir garantie des libertés, notamment de création, et rémunération des auteurs ?
Entre ces interrogations et ces promesses, nous devons examiner et définir les conditions pour tirer pleinement parti de ces mutations, qu'en tout état de cause l'Europe ne peut pas ignorer, et dans lesquelles elle doit s'engager résolument. La première condition est, je crois, de travailler ensemble. Le développement des technologies va de pair avec une ouverture croissante sur le monde, et ces nouveaux médias permettent, potentiellement au moins, un accès immédiat à l'ensemble de la population mondiale.
D'où la nécessité d'avancer ensemble au niveau européen pour être véritablement présents et actifs, sur la scène internationale :
nécessité pour les Etats européens, tout en respectant le principe de subsidiarité, de travailler en commun aux côtés de la Commission, afin de bâtir le cadre juridique approprié au respect et à la promotion de la diversité culturelle et au développement économique des industries culturelles ;
nécessité pour les entreprises, qui doivent elles aussi travailler ensemble au développement de standards techniques, de cryptage ou de compression par exemple ;
nécessité enfin, pour les entreprises et les Etats ensemble, de travailler davantage pour imaginer des solutions nouvelles aux problèmes complexes que fait surgir le numérique.
L'Union européenne, il faut le souligner, a commencé très tôt sa réflexion sur ces questions, ce qui a notamment conduit à la publication d'un Livre Vert sur la Convergence en 1997. Les débats qui s'en sont suivi ont permis à l'Union européenne d'affirmer, très tôt, la nécessité de maintenir des réglementations distinctes pour les infrastructures d'une part et les contenus d'autre part. Ils ont également fait apparaître, et je crois essentiel de le rappeler dans nos travaux, que les modifications technologiques ne remettaient pas en cause les objectifs politiques que l'Union européenne s'est fixés dans ce domaine, à savoir :
le pluralisme des contenus et la diversité culturelle ;
la nécessité de règles de la concurrence équitables ;
la protection des auteurs et de leurs droits ;
la protection des mineurs ;
et, enfin, la protection des consommateurs.
Tenant compte de ces objectifs, l'Union européenne a déjà entamé l'adaptation de son cadre juridique au nouvel environnement : la directive Télévision Sans Frontière a été révisée en ce sens dès 1997 ; le projet de programme MEDIA +, appelé à succéder au programme MEDIA II dès l'an prochain, fait une place plus importante aux nouvelles technologies ; le Conseil a adopté un projet de directive sur les droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information. D'autres initiatives spécifiques ont également été lancées, comme le programme " e-Europe " - dont l'un des objectifs spécifiques est la promotion des contenus européens -, et le nouveau programme de soutien aux contenus multimédias. Ce dernier insiste en particulier, et à juste titre, sur la nécessité de la constitution d'une offre publique de contenus numériques, notamment culturels, accessible au plus grand nombre, et exploitable par les acteurs économiques du secteur.
Mais, il ne faut pas se le cacher, de nombreuses questions restent encore en suspens, et je suis certaine que la qualité de vos travaux durant ces deux journées de débats nous permettra collectivement d'avancer dans nos réflexions. Vous aurez l'occasion d'échanger vos points de vue et vos expériences autour de trois thèmes centraux : les questions liées à la concurrence ; le commerce électronique et les problèmes de financement. Sans vouloir anticiper sur leurs multiples aspects, je me bornerai à examiner deux points qui me paraissent déterminants.
Premièrement, la politique de la concurrence, qui, au niveau communautaire, incombe très largement à la Commission européenne, me paraît devoir jouer un rôle essentiel au sein de cet environnement dans l'optique du maintien du pluralisme et de la promotion de la diversité culturelle en Europe. Des exemples récents montrent que les rapprochements entre entreprises, au niveau européen voire international, se multiplient, entre industries du contenu d'une part, entre opérateurs de télécommunications d'autre part, voire d'ailleurs entre ces deux catégories d'acteurs. Il est évidemment souhaitable que des industries européennes parviennent à atteindre une taille suffisante, pour les rendre compétitives vis-à-vis de leurs homologues - nord-américains notamment -, afin de développer notre capacité industrielle et de faire rayonner la richesse culturelle européenne sur la scène internationale. Dans le même temps, nous devons rester extrêmement vigilants face au risque, réel, de réduction de la diversité des offres culturelles que ces mouvements peuvent comporter, dans des secteurs parfois déjà marqués par un fort taux de concentration. Cette menace peut concerner très directement les " indépendants ", vivier précieux de la création, qui pourraient du coup se voir privés d'un accès effectif à ces réseaux de communication. Dans ce nouvel environnement, l'application des règles de la concurrence ne doit pas mettre en péril la variété et la richesse de la production culturelle européenne que permettent les mécanismes nationaux de soutien.
Deuxièmement, la protection efficace des droits des auteurs doit être l'une des pierres fondatrices de la société de l'information en Europe, car le piratage et la contrefaçon représentent des menaces accrues dans l'univers sans frontière de l'Internet. Or, sans rémunération équitable des auteurs, il ne peut plus y avoir, à terme, de création artistique ou culturelle originale. La directive " droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information " a fait l'objet d'un consensus au sein du Conseil, sous présidence portugaise, et est actuellement en examen au Parlement européen. Je crois qu'elle représente pour l'Europe une première étape très importante dans l'affirmation de la pertinence du " modèle européen " dans le nouvel environnement numérique. Les Etats européens doivent continuer leurs efforts dans ce sens, par exemple par une action de pédagogie en direction des jeunes publics, utilisateurs avertis et passionnés des nouvelles technologies, destinée à les sensibiliser au rôle essentiel que joue le droit de la propriété intellectuelle dans l'économie des contenus européens. Il appartient également aux industriels de travailler dans cette voie, par exemple en mettant au point les solutions technologiques améliorant la protection des oeuvres ou la gestion des droits des auteurs.
J'insiste sur ce point, les nouvelles technologies suscitent une tentation forte de liberté. Cette liberté ne peut exister que dans une économie équitable fondée sur une juste rémunération des auteurs.
Il me faut maintenant conclure. A condition de prendre en compte les nouvelles exigences des mutations technologiques, et de s'adapter à leur changement rapide, je crois que le modèle européen de régulation peut permettre aux industries culturelles de répondre au double défi, à la fois culturel et économique, que j'évoquais en introduction de mon propos : garantir au plus grand nombre un accès à des contenus culturels diversifiés, notamment l'accès gratuit, tout en créant un cadre propice au développement d'acteurs économiques européens compétitifs dans ce secteur.
Pour que tel puisse être le cas, l'Union européenne devra enfin, dans le cadre des négociations multilatérales à venir à l'OMC, continuer à protéger la mise en uvre de ses principes, et à affirmer la validité de son modèle face à ceux qui réclament qu'elle renonce à toute forme de promotion de la diversité culturelle dès lors qu'il s'agit de nouvelles technologies, autrement dit qu'elle renonce à toute régulation des contenus dans la société de l'information au prétexte qu'il s'agit d'un nouveau secteur.
Nos langues, nos auteurs, nos artistes, nos images, nos musiques, nos films, nos architectures, sont non seulement l'héritage du passé et de nos histoires entremêlées, mais ils sont aussi l'expression de nos capacités de création et de nos libertés. La culture n'est pas un supplément d'âme, un divertissement : elle est la force motrice de nos sociétés, qui doivent penser et bâtir leur avenir.
La prospérité des industries culturelles est un bienfait et les gouvernements doivent soutenir leur développement. Mais la diversité culturelle est une nécessité vitale pour nos sociétés, et pour l'économie. Les premières ne peuvent donc pas se développer sur la disparition de la seconde. La diffusion et la consommation ne doivent pas tarir la création. Des règles, jusqu'ici, ont contribué à soutenir les unes et à préserver l'autre bien vivante. C'est un mariage qui n'est pas simple. Il nous incombe de définir ensemble, dans un contexte technologique neuf et prometteur, les règles qui, demain, assureront la diversité culturelle de l'Europe.
Je souhaite pleine réussite à vos travaux, aux conclusions desquels nous serons particulièrement attentifs, et je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 18 septembre 2000).